LA BIOGRAPHIE DANS L’ŒUVRE

 

Comme toute sa génération Pouchkine est frappé par la figure de Byron ; il avoue même en avoir été fou quelque temps.[1] Dans un cours au Collège de France, le célèbre poète polonais Mickiewicz, que Pouchkine admirait et qui le lui rendait bien, le présente comme un « Byron russe ». La formule est tout à fait insatisfaisante, évidemment, comme toute formule de ce genre ; mais elle n’est pas dépourvue de sens pour qui connaît Byron, son sens de l’humour, son goût de la poésie classique, les expériences qu’il a menées dans l’art de raconter des histoires.

Pour le grand public, même en ce temps-là, Byron est d’abord un poète préoccupé de lui-même, de son image, de ses malheurs personnels, de ses conflits avec une société inintelligente ; un poète qui s’est raconté pendant des pages et des pages, soit à visage découvert, soit sous des masques faciles à percer : Childe Harold, Lara, Manfred, autant de personnages sombres, désabusés, hantés par des souvenirs atroces.

Dans Eugène Onéguine, son « roman en vers », Pouchkine prend ses précautions :

 

J’ai toujours plaisir à noter

Ce qui me distingue d’Eugène,

De peur qu’un lecteur malicieux

Ou je ne sais quel inventeur

De calomnies alambiquées

Ne fasse une comparaison

Et ne déclare impudemment

Que j’ai, tel l’orgueilleux Byron,

Barbouillé ici mon portrait.

Dirait-on pas que le poète

Est condamné quand il écrit

À ne parler que de lui-même ? [2]

 

Всегда я рад заметить разность

Между Онегиным и мной,

Чтобы насмешливый читатель

Или какой-нибудь издатель

Замысловатой клеветы,

Сличая здесь мои черты,

Не повторял потом безбожно,

Что намарал я свой портрет,

Как Байрон, гордости поэт,

Как будто нам уж невозможно

Писать поэмы о другом,

Как только о себе самом.

 

L’idée traîne partout que la poésie romantique est une exaltation du moi, d’un moi que permet de définir sa différence d’avec le commun des mortels, sa révolte contre le troupeau social. Byron semble l’illustrer mieux qu’un autre ; et pourtant il n’a jamais su que les professeurs le consacreraient un jour « romantique ».

La question se pose malgré tout, malgré les précautions de Pouchkine, de savoir dans quelle mesure le poète s’est représenté dans sa création. Faut-il lire ses poésies lyriques comme une manière de journal intime ? Faut-il le chercher derrière chacun de ses personnages ? Faut-il attendre que chacun de ses vers exprime une pensée, un sentiment qu’il ne partage avec personne ? Faut-il le supposer en lutte perpétuelle contre la société ?

Il est certain que trop souvent on a répondu par l’affirmative à toutes ces questions. On y a répondu sans même les avoir posées, comme si la réponse allait de soi. Et l’on a fait de Pouchkine un personnage de rebelle incompris, sous le prétexte qu’il était romantique et que certains de ses personnages fuient le commerce des humains.

Mieux vaudrait n’aller pas trop vite en besogne, et se demander jusqu’à quelles limites s’étend l’ombre de Byron, à supposer que l’on puisse réduire Byron à une image purement narcissique et dépourvue d’humour. Puisqu’il est question de savoir si Pouchkine s’est peint lui-même, on peut commencer par se demander très simplement, très humblement : que faut-il savoir du créateur et de sa biographie pour comprendre ses écrits ?

 

ÉLÉMENTS AUTOBIOGRAPHIQUES

 

On lit, dans Eugène Onéguine, dès la fin de la seconde strophe du premier chapitre :

 

Souffrez, très chers, que sur-le-champ

Le héros de ce mien roman

Vous soit présenté sans préface :

C’est mon bon ami Onéguine,

Né sur les bords de la Néva,

Lieux qui vous ont vu naître aussi

Et resplendir, mon cher lecteur.

En mon temps, j’y ai séjourné.

Mais le Nord nuit à ma santé.

 

 

Друзья Людмилы и Руслана!

С героем моего романа

Без предисловий, сей же час

Позвольте познакомить вас:

Онегин, добрый мой приятель,

Родился на брегах Невы,

Где, может быть, родились вы

Или блистали, мой читатель;

Там некогда гулял и я:

Но вреден север для меня.[3]

 

 

 

En 1825, quand ce texte est publié, tout le monde comprend : il y a cinq ans que Pouchkine a été envoyé en exil, d’abord en Moldavie, puis à Odessa. La « santé » n’a ici que faire. On n’a consulté aucun médecin. C’est l’autorité politique qui craignait certaine ode intitulée « Liberté », certains poèmes où l’on souhaitait la fin du servage et celle du despotisme, certaines épigrammes particulièrement désagréables pour des personnages haut placés.

Si l’on généralisait trop vite, on en viendrait à croire que Pouchkine, dans ses poèmes, fait sans cesse allusion à des détails de sa vie réelle, et que le lecteur doit apprendre à décrypter mille formules d’apparence anodine, destinées à donner le change au censeur.

Du coup, par un effet pervers, il arrive que le lecteur se transforme lui-même en censeur, découvre des mystères insondables sous le mot le plus innocent, ou s’indigne vertueusement quand il lui semble que le poète a quelque peu forcé la réalité. La question revient : dans quelle mesure la biographie de Pouchkine est-elle présente dans ses poèmes ? Tout poète est-il « condamné » à se mettre en scène, et sans mentir ?

Pour répondre à cette question, il serait utile de commencer par considérer la place du poète dans l’histoire de son temps.

 

 

POUCHKINE ET LA CHOSE POLITIQUE

Une longue tradition critique, qui commence au milieu du XIXe siècle, s’est attachée à définir la pensée de Pouchkine, ou ses opinions, en matière de politique. Longtemps on l’a voulu libéral, voire presque révolutionnaire. Il apparaissait que c’était le meilleur moyen de prouver qu’il avait du génie. On aurait tendance, depuis quelque temps, à en rabattre, à le montrer favorable à la censure, fidèle au tsar, tôt éloigné de ses enthousiasmes de jeunesse.

Avant de se lancer dans ce genre d’analyse, il serait bon de se rappeler qu’au XIXe siècle on attend d’un poète qu’il consacre de temps à autre son art à l’exposé d’idées ou à l’expression de sentiments que partagent nombre de ses contemporains.

En 1815, pour l’examen public du Lycée, Pouchkine compose, sur la suggestion de ses professeurs, un poème relativement long qui a pour titre « Souvenirs de Tsarskoïé Sélo ». Il faut savoir que le Lycée, le seul établissement de ce nom dans la Russie d’alors, se trouve justement à Tsarskoïé Sélo , à quelques lieues de Pétersbourg, dans le palais impérial où a vécu Catherine II, où réside régulièrement Alexandre Ier. Le jeune poète, en décrivant le parc, le lac, les arbres, évoque les gloires du siècle passé, les victoires sur la Turquie, mais aussi la récente guerre contre les Français, l’incendie de Moscou, la retraite de Napoléon, le triomphe des armées russes. Il n’y a là rien qui soit personnel.

Peut-être n’y a-t-il rien non plus de particulièrement original dans certains des poèmes que Pouchkine compose dans les années qui suivent sa sortie du Lycée, dans ces poèmes qui lui valent d’être nommé à l’autre bout de l’Empire, dans une ville pour lui insupportable. « La Liberté », « À Tchaadaïev » expriment des idées et des sentiments que partagent alors nombre de jeunes gens. Ces gentilshommes, officiers pour la plupart, ont vu de leurs yeux fonctionner les régimes politiques occidentaux ; ils estiment que la Russie s’enlise dans le despotisme ; beaucoup d’entre eux pensent que le servage est un facteur de stagnation et doit être supprimé. Pouchkine leur prête sa voix.

Il n’est pas question de mettre en cause la sincérité de ses convictions. Et l’on se tromperait gravement si l’on déclarait qu’il les a jamais reniées. Mais on aurait également tort si l’on cherchait dans leur expression une originalité dont le poète se targuerait. Il croit, comme ses amis, aux « lumières », aux progrès de la civilisation, aux bienfaits de l’éducation. Il peste contre l’état d’arriération où se trouve la Russie. Des milliers de jeunes Russes instruits pensent comme lui, singulièrement dans l’aristocratie, à laquelle Pouchkine appartient.

Il faudra faire la même analyse à propos de poèmes écrits beaucoup plus tard, en 1831, au moment de l’insurrection polonaise, dont la répression suscite en Occident l’indignation (voir « À ceux qui calomnient la Russie »[4]). Il faut faire la même analyse, bien que soient alors en jeu des idées et des sentiments qui nous semblent en contradiction avec la générosité et l’amour du progrès. Pouchkine estime souhaitable que soit écrasée l’insurrection polonaise ; il ne semble pas s’apercevoir que la Russie joue alors en Pologne le rôle d’une puissance coloniale. Beaucoup de Russes partagent alors ce point de vue.

Dans ce cas, le poème se trouve refléter l’opinion du plus grand nombre. Dans d’autres cas, il exprime la pensée d’un groupe. Comment le poète se situe-t-il, dans cet Empire autocratique, vis-à-vis du pouvoir qui est censé dicter au public son opinion ? Il y a faute à ne pas penser comme le tsar.

 

 

LE POÈTE ET LE SOUVERAIN

Il faut méditer quelque vers d’un poème écrit peu avant la mort et qui, pour cette raison, quoi qu’on fasse, prend des allures de testament. Ce « Monument » est une adaptation libre d’une célèbre ode d’Horace.

 

Et je serai longtemps chéri de tout un peuple

Pour avoir sur ma lyre exalté les cœurs droits,

Chanté la liberté en mon siècle cruel,

Plaidé la grâce des vaincus.[5]

 

И долго буду тем любезен я народу,

Что чувства добрые я лирой пробуждал,

Что в мой жестокий век восславил я Свободу

И милость к падшим призывал.

 

Ces vers n’ont pas d’équivalent dans le texte latin qui fait, de la part de Pouchkine, l’objet d’une imitation, ou plutôt, comme le précise justement Louis Martinez, d’une « variation » au sens musical du terme. Ils viennent de la « variation » composée, quarante ans plus tôt, par Derjavine :

 

Je me rendis célèbre

Pour avoir le premier en russe familier

Clamé très haut les vertus de Félice,

Et disserté sur Dieu avec un cœur naïf,

Et dit la vérité aux tsars en souriant.[6]

 

Всяк будет помнить то в народах неисчетных,

Как из безвестности я тем известен стал,

Что первый я дерзнул в забавном русском слоге

О добродетелях Фелицы возгласить,

В сердечной простоте беседовать о боге

И истину царям с улыбкой говорить.

 

 

Pouchkine indique tout ce qui le sépare de son prédécesseur : Derjavine a célébré, sous le nom de « Félice », la tsarine Catherine II ; il a composé une ode intitulée « Dieu ». Pouchkine n’a célébré aucun tsar ; et ceux de ses poèmes auxquels il fait allusion avaient pour but d’inciter Nicolas Ier à la clémence. Voici à quelle occasion.

Le 14 décembre 1825, à la mort d’Alexandre Ier, une insurrection a éclaté à Pétersbourg ; les officiers qui la dirigeaient demandaient une constitution. Un problème de succession affaiblissait alors le pouvoir : Constantin, frère du tsar défunt, ne voulait pas se charger de la couronne. Et c’est finalement le cadet, Nicolas, qui est monté sur le trône. Une fois assuré d’être le maître, Nicolas a sévi avec la dernière rigueur contre les « décembristes » : pendaisons, exils au fond de la Sibérie.

Lui-même absent de Pétersbourg, puisqu’il était alors assigné à résidence dans son domaine de Mikhaïlovskoïé, Pouchkine n’avait joué aucun rôle dans l’insurrection ; mais il connaissait personnellement presque tous les conjurés et il partageait leurs idées. Avec lui, Nicolas Ier a préféré jouer la carte de la franchise : le poète serait autorisé à revenir vivre dans les capitales, il n’aurait pas d’autre censeur que le souverain ; en échange, il s’abstiendrait de vers séditieux. Cet étonnant contrat entre un prince et son sujet a été à peu près respecté de part et d’autre. Il n’a pas empêché Pouchkine d’écrire les « Stances »[7], les poèmes « Au fond des mines sibériennes… » [8] et « 19 octobre 1827 », ou encore, plus tard, « Une fête de Pierre Premier ». Tous ces textes font allusion au sort des décembristes et, explicitement ou non, invitent le prince à leur faire grâce.

Pouchkine a réellement « plaidé la grâce des vaincus ». La traduction de ce dernier mot est impeccable : le poète n’exprime aucun jugement moral sur l’action des conjurés ou sur la réaction du souverain ; il n’évoque rien qu’un affrontement et suggère, comme Hugo dans Hernani : « Grand qui sait pardonner ! »

Sans aucun doute Pouchkine éprouvait une grande compassion pour ceux de ses amis qui souffraient au loin. Dans son journal, il raconte sa rencontre avec l’un d’eux, chargé de chaînes. [9] Le journal intime est un texte privé. Le poème publié doit être compris un peu différemment : il indique que le poète a un rôle à jouer auprès du souverain. Derjavine estimait devoir « dire la vérité aux tsars en souriant ». Pouchkine donne à son rôle plus de gravité. Mais c’est d’un rôle qu’il est question.

On comprendra mieux, dans cette perspective, le poème intitulé « À mes amis », que Pouchkine a composé en 1828, pour répondre à ceux de ses proches que les « Stances » avaient indignés.

 

Non je ne suis pas un flatteur quand je fais    

Librement l’éloge du tsar.

J’exprime hardiment ce que je pense  

Je parle la langue du cœur.

 

J’ai simplement pour lui de l’amitié    

Il nous dirige avec courage et dans l’honneur.

Il a rendu sa vie à la Russie    

Par la guerre, l’espoir et le labeur.

 

Non, bien qu’il soit encore jeune,

 Son esprit souverain n’est pas cruel.

Pour celui qu’il fait punir devant tous,           

Il éprouve en secret de la pitié.

 

Ma vie s’écoulait dans l’exil,   

Je vivais loin de ceux qui me sont chers.

Il m’a tendu sa main princière

Et me voici de nouveau près de vous.

 

Il a en moi honoré l’inspiré,

Il a mis ma pensée en liberté.

Pourrais-je, alors que mon cœur est ému,      

Ne pas célébrer ses louanges ?

 

Flatteur, moi ? Frères, non. Le flatteur est rusé.

Sur le tsar il attire le malheur.

Parmi les droits du souverain,

Il s’oppose à celui de faire grâce.

 

Il lui dit : Méprise le peuple

N’écoute pas la douce voix de la nature.        

Il lui dit : Le fruit des lumières

C’est la débauche et un esprit de rébellion. 

 

Malheur à ces pays, où l’esclave flatteur 

A seul le droit de s’approcher du trône.

Le chanteur élu par le Ciel

Se tait, les yeux fixés au sol.

 

Нет, я не льстец, когда царю

Хвалу свободную слагаю:

Я смело чувства выражаю,

Языком сердца говорю.

 

Его я просто полюбил:

Он бодро, честно правит нами;

Россию вдруг он оживил

Войной, надеждами, трудами.

 

О нет, хоть юность в нем кипит,

Но не жесток в нем дух державный:

Тому, кого карает явно,

Он втайне милости творит.

 

Текла в изгнаньe жизнь моя,

Влачил я с милыми разлуку,

Но он мне царственную руку

Простер — и с вами снова я.

 

Во мне почтил он вдохновенье,

Освободил он мысль мою,

И я ль, в сердечном умиленье,

Ему хвалы не воспою?

 

Я льстец! Нет, братья, льстец лукав:

Он горе на царя накличет,

Он из его державных прав

Одну лишь милость ограничит.

 

Он скажет: презирай народ,

Глуши природы голос нежный,

Он скажет: просвещенья плод —

Разврат и некий дух мятежный!

 

Беда стране, где раб и льстец

Одни приближены к престолу,

А небом избранный певец

Молчит, потупя очи долу.

 

De tous les poèmes politiques de Pouchkine, « À mes amis » est celui où il s’implique le plus personnellement, puisqu’il fait très nettement allusion à ce pacte tacite qu’il a conclu avec le tsar, sur la base d’une franchise réciproque : il rappelle qu’il était exilé, que le souverain l’a rappelé, lui a tendu la main, l’a délivré de la censure. Or ce poème n’a pas été publié ; le tsar avait voulu qu’il reste inédit. Les commentateurs ont généralement admis qu’il ne souhaitait pas que soient connues les trois dernières strophes, où Pouchkine, en stigmatisant les vils flatteurs, montre a contrario le rôle qu’il souhaite jouer lui-même : un flatteur suggère au prince de mépriser le peuple ; un flatteur s’oppose à tout ce qui ouvrirait les esprits ; et, avant toute chose, un flatteur essaie de détourner le souverain de toute clémence. À l’opposé, « le chanteur élu par le Ciel » lui suggère les vertus qui feront sa grandeur. Son programme politique, comme n’hésitent pas à le dire certains exégètes, se trouve dans la Bible et chez tous les poètes classiques ; le seul point nouveau est l’éloge de l’instruction, qui rappelle le XVIIIe siècle et les Lumières. Il ne suffit pas à faire l’originalité de Pouchkine, même s’il est vrai que, dans la Russie de ce temps-là, tout le monde n’est pas disposé à souhaiter qu’on en parle.

On trouve parfois, dans des textes qui ne sont pas des poèmes, quelques remarques qui vont dans le même sens. On note par exemple, dans La Fille du Capitaine – à supposer qu’il soit licite d’attribuer à un auteur des propos tenus par un personnage –, un développement où l’usage judiciaire de la torture est condamné fermement. Pouchkine veut-il rappeler, en artiste, à quelle époque se situe son roman et faire apparaître la distance qui sépare cette époque de la sienne ? La torture judiciaire a été abolie en Russie dans les premières années du XIXe siècle, lorsqu’Alexandre Ier croyait encore aux bienfaits des « Lumières ». Pouchkine veut-il suggérer, en citoyen, que des progrès ont déjà été accomplis en Russie, que d’autres peuvent suivre ? Le style un peu maladroit qu’il choisit doit servir à montrer ce que tout Russe peut dire, comme le narrateur de ce roman à la première personne :

 

« Quand je songe que cela se passait de mon vivant et que j’ai maintenant vécu jusqu’au doux règne de l’empereur Alexandre, je ne peux pas ne pas m’étonner des rapides progrès des lumières et de la diffusion des préceptes d’humanité. Jeune homme ! si les Mémoires tombent entre tes mains, souviens-toi que les meilleures et les plus solides transformations sont celles qui naissent de l’amélioration des mœurs, sans aucune convulsion violente. » [10]

 

Когда вспомню, что это случилось на моем веку и что ныне дожил я до кроткого царствования императора Александра, не могу не дивиться быстрым успехам просвещения и распространению правил человеколюбия. Молодой человек! если записки мои попадутся в твои руки, вспомни, что лучшие и прочнейшие изменения суть те, которые происходят от улучшения нравов, без всяких насильственных потрясений.

 

Ce n’est pas dans la politique qu’il faut chercher le moi de Pouchkine. Incontestablement certains poèmes expriment un point de vue qui lui est propre : ce sont ceux où il met en scène ses relations personnelles avec l’un ou l’autre tsar. Pour Alexandre Ier, qui s’est cru quelque temps souverain éclairé, qui a songé à réformer son Empire avant de sombrer dans le despotisme obtus, Pouchkine est méprisant.[11] Envers Nicolas Ier, qui a du sang sur les mains, Pouchkine est resté loyal, quitte à pester contre l’ineptie des ministres et secrétaires.

Mais on a vite fait le compte de ces textes. D’autres poèmes, qui ont été évoqués plus haut, expriment des idées que partagent beaucoup de gens ; ils ne sont pas beaucoup plus nombreux.

 

 

L’OBSESSION DE L’ALLUSION

Il est tout à fait exceptionnel que l’on puisse lire comme la manifestation déguisée d’une opinion politique précise des textes qui ne sont pas rédigés à la première personne ; certes, Pouchkine a écrit dans une lettre :

 

Joukovski dit que le tsar me pardonnera pour ma tragédie – c’est peu probable, mon cher. C’est que, bien qu’elle ait été écrite dans un bon esprit, je n’ai absolument pas pu cacher toutes mes oreilles sous le bonnet de l’innocent. Elles dépassent ![12]

 

Il serait tentant d’imaginer que Boris Godounov est un pamphlet dirigé contre l’absolutisme d’Alexandre Ier. Ce serait une erreur absurde. L’innocent dit la vérité aux rois ; à ce titre, il peut être rapproché de tout poète. Mais son identification à Pouchkine n’aurait aucun sens, pas plus que n’en aurait l’hypothèse selon laquelle le moine Pimène, vieux chroniqueur qui consigne les secrets de l’histoire sans se croire tenu par le moindre devoir de réserve à l’égard des souverains criminels, serait un double de Pouchkine. Ces ressemblances ne mettent en jeu que des généralités très abstraites.

Un autre personnage, dans une œuvre plus tardive, s’en prend au tsar : Eugène, dans le Cavalier de bronze, (composé en 1833 ; publication posthume), menace du poing

 

…Celui dont le vouloir fatal

Avait fondé la ville aux portes de la mer.[13]

 

Того, чьей волей роковой

Под морем город основался...

 

 

Ce poème-là, avec sa dimension fantastique, évoque toute l’histoire de la Russie ; il appartient déjà à ce qu’il faudra appeler le mythe. Une interprétation bassement allégorique, qui identifierait Pouchkine à Eugène et le Cavalier de bronze à Nicolas, n’aurait aucune espèce de sens. Le Cavalier est Pierre le Grand, et plus que Pierre le Grand ; le Cavalier est une figure, une sorte de Pierre le Grand devenu éternel. Pouchkine n’est pas, comme Eugène, un malheureux qui a tout perdu, et même la raison. Un instant, leurs rôles coïncident : l’un et l’autre, chacun à sa manière, dit la vérité aux puissants. C’est tout.

Et l’on se tromperait lourdement si l’on employait, en évoquant ces lointaines analogies entre un personnage et son créateur, le mot de « double » ou le mot de « porte-parole ». Le premier exigerait que l’on considère comment se forment les légendes ; le second suppose une vision de la littérature telle que peuvent s’en former les employés de la censure. Et c’est justement cette myopie que Pouchkine reproche à plusieurs écrivains français de son temps :

 

Un Français écrit sa tragédie avec le Constitutionnel ou la Quotidienne sous les yeux, pour forcer Sylla, Tibère, Léonidas à exprimer en alexandrins leur opinion sur Villèle ou sur Canning. »[14]

 

Nous ne nous soucions plus guère de savoir quels sont les plumitifs qui ont écrit Sylla, Le Dernier Jour de Tibère et  Léonidas ; mais nous ne pouvons ignorer ce que Pouchkine dit leur méthode, et qu’il la réprouve.[15]

 

 

POUCHKINE INDIFFÉRENT À LA POLITIQUE ?

Si l’on veut ne pas courir le risque de réduire l’œuvre de Pouchkine à un discours de journaliste, il faut lie avec attention un autre poème, écrit lui aussi en 1836, et qui mériterait aussi bien que la vocation sur l’ode d’Horace de passer pour un testament :

 

Je n’estime que peu  ces droits retentissants

Dont plus d’un aujourd’hui se sent tourner la tête.

Les dieux m’ont refusé, je n’en murmure point,

L’agréable pouvoir de discuter l’impôt

Ou d’empêcher les rois de se faire la guerre ;

Peu m’importe, après tout, que la presse soit libre

De mystifier les sots, qu’un censeur au nez fin

Trouble dans ses desseins un pitre de journal.

Tout cela, voyez-vous, ce sont des mots, des mots

Des mots. Mais il me faut d’autres droits, de plus hauts,

Une autre liberté », plus élevée encore ;

Dépendre de son roi, dépendre de son peuple,

 Mais n’est-ce pas tout un ? N’avoir de compte à rendre

A personne qu’à soi, ne servir, ne flatter

Que soi ; pour un pouvoir ou pour une livrée

Ne courber ni son cou, ni sa foi, ni son âme ;

Au gré de son caprice errer de par le monde,

Admirant la beauté divine de la terre,

Devant les créations de l’art et du génie,

Trembler de joie et d’un enthousiasme attendri,

Mais voilà le bonheur, voilà nos droits. [16]



          Не дорого ценю я громкие права,

          От коих не одна кружится голова.

          Я не ропщу о том, что отказали боги

          Мне в сладкой участи оспоривать налоги

          Или мешать царям друг с другом воевать;

          И мало горя мне, свободно ли печать

          Морочит олухов, иль чуткая цензура

          В журнальных замыслах стесняет балагура.

          Все это, видите ль, слова, слова, слова

          Иные, лучшие, мне дороги права;

          Иная, лучшая, потребна мне свобода:

          Зависеть от царя, зависеть от народа -

          Не все ли нам равно? Бог с ними.

                          Никому

          Отчета не давать, себе лишь самому

          Служить и угождать; для власти, для ливреи

          Не гнуть ни совести, ни помыслов, ни шеи;

          По прихоти своей скитаться здесь и там,

          Дивясь божественным природы красотам,

          И пред созданьями искусств и вдохновенья

          Трепеща радостно в восторгах умиленья.

          Вот счастье! вот права...

 

 

Eu égard à sa date — il a été composé au printemps de 1836 — ce poème est demeuré inédit, comme la variation sur l’ode d’Horace. Il porte dans le manuscrit un titre trompeur : « Traduit de Pindemonte » ; on n’en a pas retrouvé l’original dans l’œuvre du poète italien ; le manuscrit suggérait aussi, et avec aussi peu de fondement : « traduit de Musset. »

Il n’y a pas contradiction entre ce poème et le « Monument » imité d’Horace. Ils sont sans doute, à supposer qu’on doive et qu’on puisse en juger, aussi sincères l’un que l’autre. Pour voir une contradiction, il faudrait poser en principe que l’opinion politique est le facteur d’unité de la personne. Ce principe est aujourd’hui assez répandu : on croit souvent en savoir assez sur quelqu’un quand on peut dire à quel parti il appartient. Pour lire un poète, pour lire Pouchkine, pareille croyance risque de ne pas suffire.

On trouve dans le journal intime de Pouchkine, à la date du 22 décembre 1834, le récit d’une longue conversation que le poète a eue avec le grand-duc Michel Pavlovitch, frère cadet de Nicolas Ier. Les questions abordées sont graves : la noblesse, le tiers état, les risques de révolution, l’éducation, « sujet favori de Son Altesse ». Pouchkine note :

 

« J’ai réussi à lui dire beaucoup de choses. Dieu fasse que mes paroles produisent ne fût-ce qu’un soupçon de bien ! »[17]

 

L’idée que le poète doit dire la vérité aux princes n’est pas simple thème de développement à l’usage des rhéteurs. Pouchkine la prend au sérieux, dans sa vie réelle d’homme et de citoyen. Il faudrait la mettre en relation avec l’importante activité journalistique qu’il déploie dans les dernières années de sa vie, et avec son travail d’historien. La publication de l’Histoire de Pougatchov, le travail préparatoire à une Histoire de Pierre le Grand  restée inachevée, la collaboration à diverses revues estimables, la fondation du Contemporain, tout cela va dans le même sens : il faut dire la vérité, il faut instruire.

Mais on aurait tort de croire qu’il y soumet toute son œuvre poétique. Savoir comment l’individu Pouchkine a perçu sa position dans le monde qui l’entourait permet de comprendre les allusions qui figurent dans quelques textes, mais ne donne pas la  clef de tous les autres.

 

 



[1] «Бахчисарайский фонтан» слабее «Пленника» и, как он, отзывается чтением Байрона, от которого я с ума сходил. (« Опровержение на критики и замечания на собственные сочинения »). La Fontaine de Bakhtchisaraï est plus faible que le Prisonnier et, comme lui, se ressent de la lecture de Byron dont j’étais fou. (Réfutation des critiques. OC3, p. 332)

[2] Chapitre I, strophe 56.

[3] Le texte russe dit littéralement : « Amis de Rousslan et Lioudmila… »

[4] Pouchkine, Poésies, trad. de Louis Martinez . Poésie /Gallimard, 1994, p.151

[5] Ibid., p.175

[6] Ibid., p.302

[7] Ibid., p.73

[8] Ibid., p.81

[9] OC3, p.224. Journal, 15 octobre 1827. Il s’agit de Wilhelm Karlovitch Küchelbecker qui était au Lycée dans la même classe que Pouchkine. Iouri Tynianov, s’appuyant sur le texte de Pouchkine, a raconté l’événement dans son roman historique Кюхля (Koukhlia), traduit en français sous le titre Le Disgracié (Gallimard).

[10] La fille du capitaine. Chapitre VI.

[11] « Un souverain faible et perfide, / Un dandy chauve, ennemi du labeur/ Que par hasard avait touché la gloire/Régnait alors sur nous. » Début du dixième chapitre d’Eugène Onéguine. De ce chapitre, resté inédit du vivant de Pouchkine, ne nous sont parvenus que des fragments.

Властитель слабый и лукавый,
Плешивый щеголь, враг труда,
Нечаянно пригретый славой,
Над нами царствовал тогда.

[12] OC3, p. 179. Lettre du 7 ( ?) novembre 1825 à Viazemski. — Жуковский говорит, что царь меня простит за трагедию — навряд, мой милый. Хоть она и в хорошем духе писана, да никак не мог упрятать всех моих ушей под колпак юродивого. Торчат!

[13] Pouchkine, Poésies, trad. de Louis Martinez . Poésie /Gallimard, 1994, p.195

 

[14] OC3, p.241. « À l’éditeur du courrier de Moscou », texte inachevé (1828). Француз пишет свою трагедию с «Constitutionnel» или с «Quotidienne» перед глазами, дабы шестистопными стихами заставить Сциллу, Тиберия, Леонида высказать его мнение о Виллеле или о Кеннинге. (Письмо к издателю «Московского вестника»)

[15] Léonidas est une tragédie de Michel Pichat (1786-1828), créée à la Comédie-Française le 26 novembre 1825.Le dernier jour de Tibère, de Lucien Émile Arnault (1787-1863), date de 1828. – Étienne de Jouy (1764-1846) a fait jouer en décembre 1821 une tragédie intitulée Sylla. Il était membre de l’Académie française depuis 1815. – Dans tous les cas, le rôle-titre était interprété par l’illustrissime Talma.

[16] Trad. JLB

[17] « Я успел высказать ему многое. Дай бог, чтобы слова мои произвели хоть каплю добра! »