MYTHOLOGIES

 

« Du temps que j’étais au Lycée,

Paisible enfant dans un jardin,

Lisant avec feu Apulée

Et laissant tomber Cicéron,

Dans le mystère des vallons,

Au printemps, quand les cygnes crient,

Près de l’éclat des eaux dormantes,

La Muse soudain m’apparut.

Elle répandit sa lumière

Dans ma cellule d’étudiant,

Fit resplendir l’esprit en fête,

Chanta les plaisirs de l’enfance,

Les gloires de notre passé

Et les frémissements du cœur.

 

Le monde eut pour elle un sourire ;

Un succès nous donna des ailes :

Derjavine avant de mourir

Nous donna sa bénédiction. »

(EO, VIII, 1 et 2)

В те дни, когда в садах Лицея

Я безмятежно расцветал,

Читал охотно Апулея,

А Цицерона не читал,

В те дни в таинственных долинах,

Весной, при кликах лебединых,

Близ вод, сиявших в тишине,

Являться муза стала мне.

Моя студенческая келья

Вдруг озарилась: муза в ней

Открыла пир младых затей,

Воспела детские веселья,

И славу нашей старины,

И сердца трепетные сны.

 

И свет ее с улыбкой встретил;

Успех нас первый окрылил;

Старик Державин нас заметил

И в гроб сходя, благословил.

La lecture de ce texte exige un commentaire. L’historien doit intervenir pour expliquer les allusions biographiques. La question se pose de savoir ce qu’il pourra dire de la Muse. Y verra-t-il une allégorie, une simple manière de parler ? Osera-t-il croire à l’authenticité de l’apparition ?

La mention de Derjavine l’inciterait sans doute à choisir la première solution : cette Muse serait pure figure de rhétorique. Derjavine a été le grand poète de Catherine II, qu’il a célébrée en odes superbes, dans un style extrêmement classique qui ne répugne pas aux ornements et aux fioritures mythologiques. S’il est évoqué dans cette strophe, c’est parce qu’il a été invité à présider l’examen solennel qui a eu lieu au Lycée, le 8 janvier 1815. Pouchkine a récité devant lui le poème « Souvenirs à Tsarskoïé Sélo » que, sur la suggestion de ses professeurs, il avait composé pouir la circonstance, et dans lequel, à côté de Catherine II, de ses triomphes, puis de la récente guerre contre Napoléon, des victoires russes, il n’avait pas manqué d’évoquer le nom de Derjavine lui-même. Celui-ci semble avoir été content, et à bon droit, car le poème est fort bien fait. Il a donc félicité Pouchkine, lui a promis qu’il irait loin. L’année suivante, il meurt. Sa rencontre avec Pouchkine prend une allure symbolique.

C’est du vieux Derjavine et de ses semblables que Pouchkine a appris à nommer la Muse dans ses vers. Quand, pendant la dernière année de sa vie, il adapte en russe l’illustre ode d’Horace « Exegi monumentum… », il termine par une invocation à la Muse (« Sois docile, ma Muse, à l’injonction divine » LM, p. 176) comme l’avait fait son vénérable prédécesseur (« Ô ma Muse, sois fière de ton juste mérite »… LM, p. 302). Horace avait invoqué, plus savamment, la seule Melpomène. Pouchkine est-il moins érudit que lui ?

La Muse, on le sait, figure encore chez Baudelaire :

« Je suis l’Ange gardien, la Muse et la Madone ».

Musset l’a mise en scène dans les dialogues de trois de ses Nuits. Et il s’est trouvé des comédiens pour le prendre au mot, et faire paraître la Muse en voiles blancs sur un théâtre.

Pouchkine est à mi-chemin : il n’a pas, comme Baudelaire, effacé par la juxtaposition avec des figures chrétiennes ce qui fait la singularité de la déesse antique ; il ne l’a pas non plus transformée en personnage tangible, en statue. Mais il a gardé la vision.

Il faut revenir à un poème déjà cité :

« Je me rappelle un instant merveilleux :

Devant moi tu es apparue,

Comme une vision fugitive,

Comme l’Esprit de la pure beauté. »

(JLB, p. 149 ; cf. LM, p 63)

Dans cette strophe, une mortelle a été presque divinisée par la grâce d’une comparaison : elle semble l’Esprit de la beauté. Mais s’il est vrai qu’elle pourrait passer pour déesse, c’est parce que les déesses ont accoutumé d’apparaître « comme une vision fugitive ». La soudaine révélation, l’apparition qui ne va pas tarder à s’effacer, le mouvement de la vision l’emportent sur tout le reste. S’agit-il d’une femme réelle ? Peut-on dire son nom ? S’agit-il d’un être surnaturel ? Ce personnage est-il la personnification d’une idée ? Toutes ces questions pâlissent devant la clarté de l’hallucination. Il serait indiqué d’employer le mot « fantasme ».

Il est des lecteurs pour qui la réalité de la Muse pouchkinienne ne fait aucun doute : peu leur importe que la figure ait, en dehors du poème, d’autres sens possibles, ou s’évanouisse. À l’intérieur du poème l’apparition est infiniment persuasive à leurs yeux. Il faut, l’espace d’un instant, la prendre au pied de la lettre. Il faut y croire, le temps que dure la lecture.

Anna Akhmatova a cru, comme Pouchkine, à cette image :

« Quand, la nuit, j’attends sa venue,

La vie ne tient plus qu’à un fil.

Que sont honneurs, jeunesse, liberté,

Devant la douce visiteuse au chalumeau ?

La voici. Elle a rejeté son voile.

Elle me regarde avec attention.

Je lui dis : Est-ce toi qui a dicté

À Dante son Enfer ? Elle répond : C’est moi.

                        (Anna Akhmatova. Requiem et autres poèmes. Poésie/Gallimard, 2007, p.179)

Когда я ночью жду ее прихода,

Жизнь, кажется, висит на волоске.

Что почести, что юность, что свобода

Пред милой гостьей с дудочкой в руке.

И вот вошла. Откинув покрывало,

Внимательно взглянула на меня.

Ей говорю: «Ты ль Данту диктовала

Страницы Ада?» Отвечает : « Я !».

La Muse est, pour Akhmatova comme pour Pouchkine, celle dont on attend la visite. Faut-il dire : « la visitation » ?

On trouve, dans certains vers de Pouchkine, des allusions mythologiques qui, parfois, surprennent ; le poète est souvent si simple, si direct, si moderne, que le lecteur contemporain peut oublier à quelle époque il a vécu. Au début du XIXe siècle, en Russie et ailleurs, on ornait les églises de colonnes corinthiennes, on représentait les empereurs en guerriers antiques, on écrivait des poèmes sur les guerres récentes en faisant voir des arcs et des boucliers à l’exclusion de tout fusil et de tout canon. Il était d’usage de dire « Bacchus » pour le vin et « Vénus » pour « les plaisirs de l’amour ». Pouchkine, dans son enfance – et il fut précoce, presque un enfant prodige – sacrifie à la mode sans y voir malice. Plus tard il lui semble que tous ces oripeaux ont fait leur temps :

« Il est bien vieux, Pégase.

Plus de dents. Et tout sec est le puits qu’il creusa.

Le Parnasse est couvert d’orties depuis sa base ;

Phœbus est retraité ; jamais plus de hourra

Pour le concert des vieilles muses, plus d’extase. »

(EE1, p.540, trad. de E. Guillevic)

                                    Но Пегас

Стар, зуб уж нет. Им вырытый колодец

Иссох. Порос крапивою Парнас;

В отставке Феб живет, а хороводец

Старушек муз уж не прельщает нас.

Guillevic prend ici le parti de traduire, au prix de quelques infidélités à la lettre, l’impertinence de ces strophes qui ouvrent La Petite Maison de Kolomna. Ce poème assez long, organisé auteur d’un prétexte narratif fort mince, traite avec la plus scandaleuse désinvolture nombre de dogmes classiques. L’ornementation mythologique n’est pas sa seule victime. C’est toute la doctrine du développement rhétorique, tout l’art traditionnel du récit qui sont remis en cause. Plaisanterie, a-t-on dit, comme on  l’a soutenu aussi à propos du Namouna de Musset. La ressemblance entre les deux textes est d’autant plus curieuse que – on peut le prouver –  il ne s’agit que d’une pure coïncidence.

Or, selon toute vraisemblance, les strophes d’Eugène Onéguine qui disent la première visite de la  Muse et La Petite Maison de Kolomna ont été écrites au cours du même automne 1830, à Boldino. Il devient difficile de considérer que Pouchkine s’est libéré des clichés classiques pour inventer un art tout neuf. Car on ne peut nier qu’il ait tenu à garder certaines de ces images que nous avons tendance à prendre pour des clichés. La question doit être posée autrement.

Il faut arriver à savoir quel sens on doit donner au mot « mythe ».

 

 

L’IDÉE DE MYTHE

 

Sauf erreur, le mot « mythe » n’apparaît qu’une fois dans l’œuvre de Pouchkine. C’est dans un texte très étrange, qui s’appelle Histoire du bourg de Gorioukhino. Dans cette monographie parodique sur un village au nom désolant – « Gorioukhino » évoque le chagrin, le malheur – le demi-savant qui est censé tenir la plume note gravement, à propos d’un certain Kourganov, auteur d’un manuel de grammaire :

« Son nom me paraissait inventé et la tradition qui le concernait un mythe sans consistance, qui attendait les recherches d’un nouveau Niebuhr. »

                                    (OC1, p. 378)

Имя его казалось мне вымышленным и предание о нем пустою мифою, ожидавшею изыскания нового Нибура.

 

Niebuhr est un historien allemand de très grande valeur, auteur d’une Histoire romaine  et, à ce titre, expert en légendes anciennes. Il reparaît quelques pages plus loin, à propos, cette fois, d’un marais proche du village de Gorioukhino :

« Ce marais s’appelle même  la mare au diable. On raconte qu’une bergère à demi stupide, qui gardait un troupeau de porcs non loin de cet endroit écarté, devint enceinte et ne put absolument pas expliquer comment cela lui était venu. La voix populaire accusa le diable du marais, mais cette fable est indigne de l’attention d’un historien et, après Niebuhr, il eût été inexcusable de lui ajouter foi. »                                           (OC1, p. 387)

Сие болото и называется Бесовским. Рассказывают, будто одна полуумная пастушка стерегла стадо свиней недалече от сего уединенного места. Она сделалась беременною и никак не могла удовлетворительно объяснить сего случая. Глас народный обвинил болотного беса; но сия сказка недостойна внимания историка, и после Нибура непростительно было бы тому верить.

 

On a noté le mot « fable » qui pouvait passer, à cette époque, pour un synonyme du mot « mythe ». Mais celui-ci est alors, en russe comme en français et en allemand, un mot tout neuf. Et il flotte encore entre deux sens, l’un qui renvoie à la critique classique, l’autre qui n’est pas encore bien net ; selon le premier, un « mythe » est, comme une « fable », un récit mensonger, produit par la sottise naïve des primitifs, et tout au plus susceptible d’une interprétation allégorique. ; selon le second, « un mythe » est un récit traditionnel qui met directement celui qui l’écoute, et le revit, en contact avec une vérité qui reste mystérieuse.

Il est clair que dans l’Histoire du bourg de Gorioukhino, le premier sens l’emporte. Les récits des villageois sur les aventures de la bergère un peu demeurée relèvent de la fantaisie pure et niaise.

 

 

DU GRAND HOMME AU DEMI-DIEU

 

On se rappelle pourtant qu’à la même époque, c’est-à-dire toujours pendant le fameux automne de Boldino, Pouchkine a écrit un poème intitulé « Le Héros », qui pose d’une manière étrange de problème du rapport entre la vérité et la fiction. Il est question dans ce texte d’un épisode de la vie de Bonaparte : en 1799, à Jaffa, visitant les malades frappés de la peste, il aurait serré la main de certains d’entre eux ; à en croire les Mémoires de Bourrienne, le fait serait inauthentique. Pouchkine rappelle l’histoire, fait allusion à Bourrienne, et conclut :

« Maudite vérité ! Et maudite lumière !

Si c’est à la médiocrité

Envieuse, avide de leurres

Qu’elle veut complaire. Jamais !

À mille vérités sordides

Préférons l’erreur exaltante !

Laisse un cœur au héros. Sinon

Que reste-t-il ? Un tyran »

                                                (LM, p. 143)

Да будет проклят правды свет,

Когда посредственности хладной,

Завистливой, к соблазну жадной,

Он угождает праздно! — Нет!

Тьмы низких истин мне дороже

Нас возвышающий обман...

Оставь герою сердце! Что же

Он будет без него? Тиран...

 

On ne peut oublier que ce poème a été composé à l’époque où le choléra sévissait en Russie de la manière la plus cruelle. Pouchkine, qui était allé dans sa terre de Boldino  pour régler quelques affaires avant son mariage, s’y était trouvé enfermé, empêché de revenir à Moscou par les barrières de quarantaine que l’autorité avait établies contre l’épidémie. Le tsar, pour sa part, était revenu dans la capitale. Le poème de Pouchkine rend hommage au courage du souverain. Mais ce poème a paru sans nom d’auteur, et l’anonymat n’a été levé que longtemps après (voir la lettre du début de novembre à Pogodine, OC3, p. 321). Pourquoi ne pas avouer le poème ? Parce que son auteur pourrait être accusé de flagornerie ? Sans aucun doute. Parce que le tsar n’aimerait pas être comparé à Napoléon ? Probablement. Parce qu’un esprit malin serait enclin à comprendre que les discours sur le courage de Nicolas Ier sont le produit d’une « erreur exaltante » ? Le mot russe que Louis Martinez a choisi de traduire par « erreur » pourrait être rendu par « tromperie » ou par « mensonge ».

Dans l’hypothèse où Pouchkine estime avoir un rôle à jouer auprès du souverain, on peut comprendre sa stratégie : elle s’explique tout entière dans les deux derniers vers ; il faut faire appel à la sensibilité de l’homme qui détient le pouvoir absolu. Il faut donc inventer cette sensibilité si elle n’existe pas. Il faut fabriquer une figure idéale de Nicolas Ier, pour que Nicolas Ier soit contraint de ressembler à cette idole. Dans le poème « Stances » et dans d’autres du même ton, Pouchkine proposait au tsar l’image de Pierre le Grand. Ici le même tsar sera confronté à un modèle s’il se regarde dans le miroir flatteur que lui tend son poète.

Faut-il imaginer en Pouchkine tant de machiavélisme ? Les documents font défaut qui permettraient de répondre à cette question. On ne peut retenir que deux détails : d’une part, l’épigraphe du poème, « Qu’est-ce que la vérité ? », est empruntée à l’Évangile (Jean, 18,38) ; d’autre part, dans la lettre où il parle de ce poème, Pouchkine écrit : « De mon île de Patmos, je vous envoie un chant d’Apocalypse ». Il paraît peu vraisemblable que cette expression doive être prise au pied de la lettre, Pouchkine s’identifiant à un prophète ; mais il n’est pas probable non plus qu’il faille y voir une simple plaisanterie. Le ton est grave, aussi grave que celui du poème lui-même.

Revenons à Gorioukhino. Cette fois, nous sommes dans le cocasse, même si le nom du village nous invite à ne pas en rester au rire. Il est dit du personnage supposé mythique : « L’ombre du mystère l’entourait comme un demi-dieu de l’Antiquité ; je doutais même parfois de la réalité de son existence. » (Мрак неизвестности окружал его как некоего древнего полубога; иногда я даже сомневался в истине его существования.) Quant à la légende stupide inventée par les paysans, il faut reconnaître qu’elle ressemble à toutes les histoires de naissances divines qui peuplent les mythologies classiques : c’est de cette manière que sont venus à l’existence tous les demi-dieux promis à l’immortalité de l’Olympe.

L’époque de Pouchkine a connu un personnage que plusieurs ont pris pour un demi-dieu. Certes, il est impossible à un Russe, hanté par les souvenirs de l’invasion de 1812, de considérer Napoléon comme un modèle de toutes les perfections. Napoléon est l’héritier de la Révolution régicide, il est la terreur de l’Europe, il est le vrai responsable de l’incendie de Moscou. Et pourtant, pendant longtemps, Pouchkine a pensé à lui comme à un être quasi surnaturel. Qu’on lise l’ode de 1821, « Napoléon » (EE1, p. 32), les « Adieux à la mer », de 1824, où s’unissent le souvenir de Byron et celui de Napoléon (EE1, p. 63). On trouve la statuette de l’Empereur chez Onéguine, à côté du portrait de Byron (EO, VII, 19). Il n’est pas indifférent que le même personnage reparaisse dans « Le Héros ».

Il n’est pas indifférent non plus que jamais Pouchkine n’ait pu penser à l’innocenter. Les vers du « Héros » :

Laisse un cœur au héros. Sinon

Que reste-t-il ? Un tyran… »

valent évidemment pour lui aussi. C’est au-delà de toute morale que se produit l’apothéose du mortel ; au-delà de toute morale comme au-delà de toute exactitude. L’entreprise qui magnifie n’est pas celle de l’historien.

On ne doit pas perdre de vue que l’une des passions de Pouchkine est l’histoire. Il a écrit, dès 1825, un drame historique en se fondant sur la monumentale Histoire de l’État russe de Karamzine. Deux années plus tard, son premier essai en prose, le roman inachevé intitulé  Le Nègre de Pierre le Grand, évoque le début du XVIIIe siècle à travers la biographie d’Annibal Pouchkine, l’ancêtre abyssin. Pierre le Grand reparaît dans le poème épique en trois chants Poltava, publié en 1829. Et c’est à une histoire de Pierre le Grand que Pouchkine travaille pendant les dernières années de sa vie.

Mais il compose, en 1833, un de ses poèmes les plus marquants en faisant vivre, dans une atmosphère fantastique, la statue équestre de Pierre le Grand que l’on voit encore aujourd’hui à Pétersbourg sur les bords de la Néva. Le Cavalier de bronze met en scène une « idole ». En ce temps-là, le mot a choqué (voir OC3, p. 487).

C’est autour du processus de sublimation, si l’on ose dire, qu’il faut chercher le sens que peut prendre le mot « mythe » quand on l’emploie à propos de Pouchkine.

 

 

LE MYTHE ET LA SCÈNE

 

Le Cavalier de bronze commence par un tableau :

« Debout face aux vagues désertes,

L’esprit plein de hautes pensées,

Il fixait l’horizon. »

(LM, p. 179)

На берегу пустынных волн

Стоял он, дум великих полн,

И вдаль глядел

On désespère de traduire cette simple phrase, centrée dans l’original autour d’un verbe qui désigne une attitude ; la langue française ne peut calquer ce verbe que de la manière la plus pataude : « il se tenait », « il se dressait », « il était debout ». Le traducteur fait bien d’éviter ces maladresses. Et pourtant il lui faudrait montrer d’abord cette figure, cette silhouette. Pierre le Grand domine le paysage ; vivant, il a déjà la pose des statues.

Le lecteur l’a déjà vu, dans Poltava (EE1, p. 511), en action. Il sort de sa tente. Ses yeux brillent. « Il est semblable à l’orage de Dieu », dit littéralement le texte.

Qu’on relise les textes qui montrent Napoléon, ceux qui décrivent l’arrivée de la Muse, ou l’apparition de la Madone. Il n’y a pas de figure mythique chez Pouchkine s’il n’y a pas mise en scène, vision d’un personnage dans un décor. Ou plutôt il faudrait dire qu’ont disparu de la poésie pouchkinienne toutes les figures mythologiques qui n’étaient que des métaphores fanées, qui ne permettait pas l’évocation d’un spectacle.

Spectacle, mais spectacle non statique. Si le mot de « mythe » a un sens quand il est question de Pouchkine, c’est le plus souvent dans la mesure où ce mot suppose un récit, où des événements se succèdent sur une ligne temporelle.

 

 

LE MYTHE DE LA VOCATION

 

L’un des mythes fondamentaux de cette œuvre est celui de la vocation. Il faut prendre garde à l’étymologie, entendre que « vocation » signifie « appel » :

« Avant qu’Apollon ne l’appelle

À célébrer le sacrifice[...] »

                                   (JLB, p. 151)

Пока не требует поэта

К священной жертве Аполлон,

 

Le dieu antique semble ici ne rien représenter d’autre qu’une allégorie de l’inspiration :

« Mais dès que le verbe divin

Frappe son oreille subtile,

L’âme du poète tressaille

Comme l’aigle lorsqu’il s’éveille. […]

D’étranges sons troublent son cœur ;

Il s’enfuit, sauvage et farouche,

Vers les rivages solitaires,

Vers les grandes forêts bruissantes.

Но лишь божественный глагол

До слуха чуткого коснется,

Душа поэта встрепенется,

Как пробудившийся орел.[…]

Бежит он, дикий и суровый,

И звуков и смятенья полн,

На берега пустынных волн,

В широкошумные дубровы...

 

Faut-il supposer une voix réelle, entendue comme en rêve ? Admettre que cette voix ne cesse de poursuivre celui auquel elle s’adresse ? La fuite du poète, loin des villes, dans un paysage nouveau, donne soudain une existence indubitable au dieu.

Le dieu se confond, pour ainsi dire, avec le rituel qu’il accomplit. Son nom peut varier d’un poème à l’autre. « Le Poète » est au fond une variante très simplifiée du célèbre « Prophète » (LM, p71 ; voir aussi EE1, p. 93 et JLB, p. 150 ), où l’atmosphère est nettement biblique, donc où la voix appartient au Dieu de l’Ancien Testament. Une comparaison détaillée des deux textes fait apparaître certains motifs communs : par exemple l’image de l’aigle, celle de l’éveil, celle de la vanité du monde. « Le Prophète » évoque dans toute leur diversité les « sons » qu’entendait le poète dans l’autre texte :

« Puis il effleura mes oreilles

Qui retentirent de clameurs,

Et j’entendis le ciel frémir,

J’entendis le haut vol des anges,

La fuite sous les eaux des monstres de la mer

Et la germination des sarments dans la plaine. »

(LM, p. 71)

Моих ушей коснулся он, —

И их наполнил шум и звон:

И внял я неба содроганье,

И горний ангелов полет,

И гад морских подводный ход,

И дольней лозы прозябанье.

En fin on rencontre dans « Le Prophète » un rituel de consécration extrêmement détaillé, avant que ne résonne, parfaitement claire, la voix divine. Ce rituel est confié à un « séraphin » qu’il faut, en principe, tenir pour un messager divin et non pour une figuration directe de la présence divine.

Il reste que ce messager procède à une cérémonie ; cette cérémonie organise le temps. Et l’événement se lit de deux manières : à travers son déroulement et en fonction de son résultat. Selon le second point de vue, l’événement est une métamorphose du poète, la transformation d’un homme de vanité en un être presque surnaturel ; mais – et c’est le premier point de vue – cette transformation n’est pas seulement annoncée, enregistrée, dite : le lecteur la suit, étape après étape, au long de la narration. C’est pourquoi il a pu être suggéré plus haut que le dieu accomplissait un rituel.

 

 

PRÉSENCE DU DIVIN

 

Le mot de « surnaturel » ne doit pas égarer. La mission du poète ne le détourne pas du monde entendu comme l’ensemble du visible ; au contraire, elle le mène vers des lieux qui n’ont rien d’abstrait :

« Vers la rive des eaux désertes,

Dans l’ample clameur des forêts. »

Déjà cités plus haut dans une autre traduction, ces deux vers qui terminent « Le Poète » sont maintenant donnés dans la version de Louis Martinez (LM, p. 84), ne serait-ce que pour faire apparaître la parenté du premier d’entre eux avec le début du Cavalier de bronze :

« Debout face aux vagues désertes… »

 LM, p. 179

S’il existe un paysage poétique particulièrement cher à Pouchkine, les « eaux » ou les « vagues » « désertes » en font incontestablement partie. Ce sont, dans Eugène Onéguine, ces flots, « le grand chœur des flots profonds », qui font entendre « L’hymne au Père de l’univers » (EO, VIII, 4).

Ce vers est un des très rares vers de Pouchkine qui semblent exprimer un sentiment religieux profond. Ce « Père de  l’univers » n’a pas d’autre nom que « Dieu » ; c’est une figure comme Chateaubriand sait en évoquer. Et l’on s’étonne que, deux vers plus haut, soit présent ce thème païen : « Le murmure des Néréides ».

Ou bien l’on s’étonne de trouver sur les lèvres de Pouchkine des paroles d’adoration, quand on sait de quelles plaisanteries voltairiennes, voire de quels blasphèmes, ces lèvres étaient capables.

Mais c’est prendre la question à l’envers que de se demander quelle était la position de Pouchkine vis-à-vis des religions établies. On le supposera non sans vraisemblance d’abord tenté par l’irréligion, puis assagi et plus respectueux pour les croyances de ses ancêtres. Ce disant, on restera en marge de sa poésie. Ce n’est pas d’une croyance, d’un dogme, d’une vérité étroitement définie que part chez Pouchkine l’expérience religieuse, si elle existe : c’est de la vision d’un être divin dans ce qu’on serait tenté d’appeler une liturgie cosmique. Pour le plus grand déplaisir des esprits assis sur leurs certitudes, cette vision suppose toujours au moins un geste, soit l’arrivée soudaine de l’être surnaturel, soit la fuite de l’élu ers un espace large. Le surnaturel transparaît dans le vent, dans les murmures de la forêt, dans la voix des flots profonds.

 

 

L’AUTRE VIE

 

On a souvent observé que Pouchkine qui, comme la plupart de ses contemporains, avait reçu une éducation religieuse, mais éprouvait des doutes sur qu’il avait appris, semblait moins soucieux d’établir l’existence de Dieu que de savoir s’il existe une autre vie et ce qui s’y passe. Lorsque sa poésie aborde ce sujet, il lui arrive de recourir à des métaphores traditionnelles, venues de l’Antiquité par le canal de la mythologie. Il parle du Léthé. Il donne au mot le sens allégorique d’usage, en fait un synonyme d’ «oubli », comme dans cette épigramme sur un mauvais poète :

                                    « On l’édite… il tombe au Léthé :

                                                           Plouf!

Il suffit de songer à des descriptions antiques pour imaginer le paysage qui se déroule autour de l’indolent fleuve infernal ; et Pouchkine, qui dédaigne de faire le tableau, cherche moins à faire voir qu’à suggérer. Il ne s’adresse pas à un spectateur impartial, théorique ; il propose à qui le lit un moyen de s’identifier au personnage. Avant de déclarer, de manière abstraite et générale que :

                                     « Oui ! l’oubli et l’indifférence

                                    Nous attendent dans l’au-delà. »

                                                                       (EO. VII.11)

il met en scène un homme qu’il a su rendre sympathique, le jeune poète tué en duel, déjà oublié par une fiancée distraite :

                        « Pauvre Lenski ! Sous son tombeau,

                        Au plus profond de l’autre monde,

                        Le poète s’est-il ému

                        En apprenant la trahison ?

                        Ou bien sommeillant, insensible,

                        Sur les rivages du Léthé,

                        A-t-il oublié l’inquiétude ?

                        Le monde est-il trop loin de lui ? »

Nous avons trop l’habitude de considérer que l’univers des sensations est tout entier compris dans les cinq domaines sensoriels recensés depuis l’Antiquité : la vue, l’ouïe… N’existe-t-il pas une sensation de la distance, un sentiment d’être loin de tout ? Dans un poème qui date de 1822 (EE1, p.44), mais que Pouchkine n’a cessé de reprendre, deux images sont données de l’autre vie. D’une part un éclat lumineux où sont abolies toutes les distinctions, « où une flamme pure dévore l’imperfection de l’existence », pour traduire au plus près du texte. De l’autre, l’idée que les morts reviennent hanter les lieux qu’ils ont aimés. Et il semble que cette seconde image, moins rationnelle peut-être, mais plus proche de ce qu’est notre sensation de vivre, soit celle qui l’emporte dans les poèmes de la maturité, sous une forme atténuée sans doute : le mort est simplement proche, dans sa tombe, de la maison où il a vécu. Ainsi par exemple :

                        « S’il n’importe au corps insensible

                        En quel lieu sa chair se défait,

                        J’aimerais, moi, que le repos

                        M’attende près d’un  lieu aimé

                        Où la vie, toujours jeune, rie

                        Aux portes de ma sépulture,

                        Où la nature indifférente

                        Resplendisse éternellement. »

                                               (LM, p. 118)

                                    И хоть бесчувственному телу

Равно повсюду истлевать,

Но ближе к милому пределу

Мне всё б хотелось почивать.

 

И пусть у гробового входа

Младая будет жизнь играть,

И равнодушная природа

Красою вечною сиять.

                                   

On retrouverait des échos de cette impression dans un des derniers poèmes de Pouchkine. « Quand je marche, pensif… »[1] (: le cimetière de village semble rapprocher les morts des vivants. Conception étrange, inacceptables pour les spiritualismes officiels de cette époque-là, mais qui se retrouve, par exemple, chez Emily Brontë.

Pouchkine note, dans son  Table-Talk (on lit ce mot en anglais sur le dossier où, vers la fin de sa vie, le poète a réuni des anecdotes ou des remarques diverses) :

                        « Delvig n’aimait pas la poésie mystique. Il avait coutume de dire : "Plus on                                                    s’approche du Ciel, plus c’est froid." »                    (OC3, p. 723)

                        Дельвиг не любил поэзии мистической. Он говаривал: «Чем ближе к небу, тем холоднее».

 

On peut penser que Pouchkine partageait cette opinion de son vieil ami. Pourquoi Lamartine l’ennuyait-il ? Il serait tentant de répondre : à l’époque des Méditations  et des Harmonies, Lamartine ne savait pas mettre en scène des personnages.



[1] EE1, p. 228 ; JLB, p.173