EICHENDORFF
ROMANCES
(ROMANZEN)
[Le texte original se trouve dans 
  Joseph von Eichendorff. Sämtliche   Gedichte. Deutscher Taschenbuch Verlag 1975.
  (© Carl Hanser Verlag,   München, 1971). 
Dans cette édition, qui reproduit celle 1841, les Romanzen occupent les pages   286-348.
  Les indications de pagination qui figurent à la fin de chaque poème,   après le titre original, correspondent à cette édition.]
  LE TEMERAIRE
Personne jamais n’est allé là-haut,
  Plus haut que les chevaux et les   chasseurs.
  Les rochers dans la lumière du soir
  Font comme un château de   nuages.
Là-haut, entre les créneaux et les roches,
  Parées de narcisses   sauvages,
  Les filles de bois, les belles,
  Chantent dans le vent leur   chanson.
Le chasseur regarde le château :
  C’est là que vit celle que j’aime.
  Il   saute à bas du cheval terrifié.
  On ne sait pas ce qu’il est devenu.
[Der Kühne. S.296]
  LA TOUR DE GUET
J’ai vu, au clair de lune, 
  La mer et le rocher.
  J’ai vu comment la   barque
  S’enfonçait dans la nuit.
Un chevalier la mène, 
  Debout, la demoiselle
  Laisse flotter son voile   au vent.
  Ils ne disent pas un seul mot.
J’ai vu se défaire
  Le palais royal ;
  Le roi sur la tour 
  Regardait   la mer.
La barque disparue,
  Il jeta sa couronne.
  La mer au plus profond
  Fit   un cri de douleur.
Un amant trop hardi
  Lui avait volé son enfant.
  Le roi avait   maudit
  Sa propre fille.
La mer hurlante engloutit
  Le chevalier, la demoiselle.
  Le roi est mort   là-haut,
  Dans sa solitude.
Mais chaque nuit la barque
  Passe dans la tempête
  Et le roi sur la   tour
  Cherche des yeux son enfant.
[Der Wachtturm. S.296]
    
  VOYAGEUR DANS LA NUIT
La nuit, sur un cheval brun,
  Il passe devant des châteaux.
  Dors, là   haut, mon enfant, jusqu’au lever du jour.
  La nuit pour l’homme est   méchante.
Il passe devant un étang,
  Il y a là une fille pâle
  Qui chante, et sa   chemise flotte au vent.
  Plus vite !allons ! j’ai peur de cette enfant.
Il passe devant une rivière.
  L’homme du fond de l’eau l’appelle et le   salue,
  Puis il disparaît à grand bruit.
  Sur le froid logis revient le   silence.
Nuit et jour se battent confusément.
  Les coqs chantent au loin dans les   villages.
  Son cheval s’effraie, gratte la terre,
  Creuse, haletant, pour   lui une tombe.
[Nachtwanderer. S.297]
LA RELIGIEUSE ET LE CHEVALIER
Le monde prend son repos,
  Mais mon désir veille avec les étoiles. 
  J’écoute dans l’air plus froid
  Le murmure des vagues, tout en bas.
« La vague m’amène de loin,
  Battant tristement le rivage,
  Sous la   grille de ta fenêtre.
  Connais-tu, dame, encore ton chevalier ? »
On dirait que des voix étranges
  Flottent dans la tiédeur de l’air.
  Le   vent les a reprises.
  Oh ! mon cœur est dans l’angoisse.
« Là-bas ton château est en ruine,
  Les salles vides gémissent,
  La forêt   profonde m’a salué.
  On aurait dit que j’allais mourir.
Des voix anciennes s’épanouissent, 
  Comme venues du fond des temps.
  La   tristesse m’illumine
  Et je voudrais que mon cœur enfin pleure. 
« Eclairs lointains sur la forêt.
  On se bat pour le tombeau du   Christ.
  C’est là que je mène cette barque.
  C’est là que tout, tout prendra   fin. »
Un homme passe sur sa barque.
  Nuit trompeuse, tu brouilles tout.
  Adieu,   monde. Que Dieu protège
  Ceux qui errent dans la nuit. 
[Die Nonne und der Ritter. S.299]
  LE MARIAGE LONGTEMPS ATTENDU
C’est le moment : la lune s’est couchée. 
  Le fiancé descend de son cheval. 
  Il a si longtemps attendu.
  La porte du château enfin s’est   ouverte.
  Dans la salle la fiancée,
  Assise sur un siège de   diamants,
  Fait briller partout, tant elle est parée,
  Un long éclair, un   éclair rouge.
Des enfants pâles se taisent et regardent,
  Les invités sont muets tout   alentour.
  La fiancée se lève lentement.
  Elle est grande, pâle ; sans mot   dire,
  Elle rejette son manteau brodé d’or.
  Lui, alors, frissonne de   plaisir.
  Elle, de sa main froide et blanche,
  Lui arrache le cœur de la   poitrine.
[Die späte Hochzeit. S.324]
LE CHERCHEUR DE TRESORS
Quand toutes les forêts furent endormies,
  Il se mit à piocher, sans   répit,
  Au plus profond des montagnes.
  Il voulait trouver un trésor.
Les anges du bon Dieu chantaient
  Pendant ce temps dans la nuit   calme.
  Les métaux, au fond de la mine,
  Le regardaient de leurs yeux   rouges.
« Tu seras à moi malgré tout .»
  Il fouillait, toujours plus farouche   ;
  Les pierres soudain et la terre
  S’abattirent sur le pauvre fou.
On entendit un rire sauvage,
  Railleur, dans la mine éboulée.
  Triste et   doux, le chant des anges
  S’évanouissait dans les airs.
[Der Schatzgräber. S.338]
  LES FRERES BRIGANDS
« C’en est fini du combat et du sang, 
  Plus un bruit, repose-toi. »
« Il vient un petit vent de la vallée. 
  Ecoute. La mère appelle.   L’entends-tu ? »
« Depuis longtemps notre mère est morte.
  On entend la cloche qui tinte à   l’aube. »
« Mère, tu as de la peine ; il ne faut pas.
  Je me repens de ma vie de   sauvage.»
« Que fais-tu là, à genoux dans l’herbe ?
  Tes yeux se troublent, tu es   pâle. »
Le sol était rouge de sang.
  Le brigand sur l’herbe était mort.
Son frère baisa les lèvres blêmes.
  « Je t’aimais du fond du cœur. »
Un coup de fusil, du haut du rocher.
  Puis il jeta l’arme dans le   ravin.
A travers la forêt, il s’en va vers la ville.
  « Messeigneurs, je suis las   de la vie. »
« Voici ma tête, finissez-en vite.
  Mettez-moi dans la forêt près de mon   frère. »
[Die Räuberbrüder. S.338]