La violette de la nuit

Les pas du Commandeur

L'Inconnue

Amour d'automne

Sur le champ de bataille de Koulikovo

Le Démon

Les Douze

 

 

 

LA VIOLETTE DE LA NUIT


Rêve

Les jours de hasard sont passés
Et les nuits d’indifférence.
Et cependant je me rappelle
Cela que je vais vous raconter,
Cela qui m’est arrivé en rêve.

La ville du soir était derrière moi.
Il commençait à tomber une pluie fine.
Loin, au bord extrême de tout,
Là où le ciel las de couvrir
Les actes et les pensées de mes concitoyens
Est tombé dans le marais, –
Le crépuscule faisait une ligne rouge.

J’avais quitté la ville ;
Je marchais lentement en descendant
Une rue à peine construite ;
Il me semble que mon ami était là aussi.
Mais s’il était venu avec moi,
Il s’est tu tout le long du chemin.
Soit que je lui ai demandé de se taire,
Soit qu’il ait eu l’esprit à la tristesse,
Nous étions étrangers l’un à l’autre,
Et nous n’avons pas vu les mêmes choses :
Il voyait passer les fiacres,
Où de jeunes dandys chauves
Embrassaient des femmes fardées ;
Il n’ignorait pas non plus
Les filles aux fenêtres, leurs regards
Au travers des œillets jaunes…
Tout devient gris et terne,
Même le regard de mon compagnon,
Et, sans doute, d’autres désirs
S’emparèrent-ils de lui,
Car il disparut au coin d’une rue,
La casquette crânement plantée en arrière,
Et me laissa seul
(Ce dont je me réjouissais au-delà de toute expression
Car qu’y a-t-il de plus agréable au monde
Que de perdre ses meilleurs amis ?)
Les passants étaient de plus en plus rares.
On ne rencontrait plus que des chiens maigres,
Ou des femmes saoules qui s’injuriaient au loin.
Sur la plaine gorgée d’eau
On voyait se dresser des trognons de chou,
Des bouleaux, des saules ;
On respirait une odeur de marais.

A mesure que s’éclairait la conscience,
Les pas, les voix se taisaient –
Entretiens sur les mystères de diverses religions,
Souci de dettes à payer dans les délais –
Il était de plus en plus clair
Qu’autrefois j’étais venu là, que j’avais vu
Tout ce qui maintenant était rêve – les yeux ouverts.

Le chemin s’abaissa brusquement,
On ne voyait plus de maisons.
Sur le marais, d’îlot en îlot,
Au-dessus de l’eau stagnante, comme rouillée,
Avaient été jetés des ponts.
Et le sentier serpentait
A travers des ténèbres vertes et bleues,
Il allait vers le songe, et la langueur, et la paresse,
Où en haut comme en bas,
Sur ces terres ruineuses
Comme sur la ligne rouge du crépuscule, –
L’air déguisait son attente
Et semblait monter la garde ;
Il attendait que fleurisse
La tendre fille des frissons
Qui agitent l’air et les eaux.

S’il ne faut pas s’étonner
Que tout ait été calme, marqué
Par la solennité des rencontres,
C’est que personne n’avait ouï dire
Ni à ses parents mortels,
Ni aux maîtres dans les écoles,
Personne n’avait lu dans les livres
Que tout près de la capitale,
Dans un marais sourd et désert,
A l’heure des sirènes d’usine,
Quand chaque salon a son jour,
Quand on ne songe plus ni au Bien, ni au Mal,
Quand le sentiment familial est en ribote,
Quand les conversations se prolongent sans pudeur
A propos d’un foie paresseux
Ou du nouveau conseil des ministres,
A l’heure où le mépris s’abat
Sur ce qu’il y a de meilleur parmi nous,
Sur ces êtres qui, sans dissimuler leurs chutes,
Vendent sans honte leur corps
Et, sur les trottoirs où crisse la neige splendide,
Avec une impudente humilité,
Nous regardent droit dans les yeux, –
On ne sait pas, en cette heure insultante,
Qu’à tous sont offertes des visions,
Qu’un vagabond dans mon genre
Ou dans le tien, lecteur qu’anime la haine,
Peut voir la fleur sereine et pure,
Bleue avec des reflets verts,
Qui a nom Violette de la Nuit.

Je le savais bien pourtant,
Tout en franchissant le marais,
A travers les mailles de la pluie.
J’ai vu une petite maison.
J’ai entrouvert la lourde porte,
Je suis resté, tout confus, sur le seuil.

Dans la salle longue et basse,
Il y avait des bancs le long des murs.
Des bancs grossiers. Assise sur l’un d’eux,
Devant une longue table,
Penchée, muette, sur son ouvrage,
– On voyait la raie de ses cheveux –
Une fille plutôt laide,
Avec un visage insignifiant.
Jeune ou vieille ? Je ne sais pas.
De quelle couleur ses cheveux ?
Comment, ses yeux et sa figure ?
Je ne sais que ceci : elle filait sans hâte,
Puis s’arrêtait et restait longtemps, longtemps,
L’œil perdu, sans inquiétude, sans pensée.
Et je sais aussi, à coup sûr, que je l’avais déjà vue autrefois,
Et qu’elle était peut-être plus belle,
Et plus svelte, peut-être, et plus jeune,
Et peut-être autrefois, accablés de tristesse,tombaient à ses genoux,
Des rois aux mèches grises, presque bleues.

Il me vint alors en mémoire
Que cette petite maison basse
Provoquait une ivresse douce,
Parce que le rêve des marais
Se glissait derrière moi,
Parce que l’air était embaumé
Quand s’ouvrait la Violette de la Nuit,
Parce qu’à la fête ce soir-là
J’étais venu sans robe de noce.
J’étais un mendiant, un vagabond,
Je passais les nuits dans les cabarets.
Mais cette maison accueillait des rois ;
Et il me revint en mémoire
Que j’avais vécu en leur compagnie,
Que ma bouche avait bu dans leur coupe,
Je ne sais où, sur un rocher, près d’un fjord,
Là où il n’y a plus ni terre ni mers,
Mais où, dans les ténèbres de neige,
Brillent à peine les couronnes d’or
Des souverains de Scandie.

Il était dur de se remettre
A respecter le sévère rituel,
A se prosterner devant les couronnes oubliées,
Mais ils attendaient que je le fasse
Et mon âme triste souriait
A cette exigence d’un autre âge.

Je fis le tour de la salle,
Je serrai la main à mes vieux camarades.
Mais ils ne me reconnurent pas.
Enfin, derrière un immense tonneau
(Un tonneau de bière sans doute)
Je vis, sur un banc étroit,
Un vieil homme et une vieille femme.
Mes yeux aperçurent des couronnes
Obscurcies par la corrosion de l’air,
Sur leurs vieilles mèches verdies.
Ils étaient là depuis des siècles,
Ils attendaient les saluts de rigueur,
Ils répondaient d’un vague signe de tête.
Je passai devant tous ceux
Qui étaient assis sur les bancs.
Je vins saluer le couple royal ;
Sur leur vieilles rides profondes,
Je vis passer comme une ombre lasse ;
D’un geste solennel, comme à l’accoutumée,
Ils m’invitèrent à rester ;
Je me retournai alors
Et vis encore un banc
Dans le coin le plus sombre.

Sur ce blanc grossier, peu stable
Etait assis un homme immobile,
Les coudes sur les genoux,
Les mains sous le menton.
On comprenait que, sans vieillir,
Sans changer, occupé d’une seule idée
Il avait passé les siècles dans la tristesse,
Et son corps s’était pétrifié,
Toujours occupé d’une seule pensée,
Toujours la même chope de bière
A côté de lui sur le banc ;

Quand je m’approchai de lui,
Il ne leva pas la tête, ne répondit pas
A mon salut, ne bougea pas même la main.
Je compris alors en regardant
Jusqu’au fond de ses yeux sans lumière
Que j’étais condamné comme lui
A rester là, assis près d’une chope
A moitié vide, dans le coin le plus sombre.
J’étais condamné à la même pensée,
A croiser comme lui les bras,
A regarder de mes yeux sans lumière
L’angle le plus éloigné de la salle :
On voit là-bas, sous une lumière tremblante,
Plus loin que le couple royal qui somnole,
Plus loin que les chevaliers assoupis,
Plus loin que le rouet qui ne sert plus à rien,
La princesse de ce pays oublié.
Elle a pour nom Violette de la Nuit.

Je suis assis dans la salle.
A côté de moi, une chope de bière
Et l’homme triste auquel elle appartient.
Peu à peu il penche la tête,
Son visage va toucher ses genoux.
Ses bras ont perdu toute force ;
On entend craquer les os ;
Ses bras retombent le long de son corps.
Ce mendiant, comme moi, au temps jadis,
Etait comme moi de noble lignée ;
Beau jeune homme, brave guerrier,
Il séduisait les filles du Nord
Et chantait les légendes de Scandie.
Voici les lambeaux de ses vêtements :
Bandes d’étoffe de toutes les couleurs,
Cousues avec de l’or rouge,
Et pâlies.
Et voici les chevaliers
Sur leurs bancs immenses :
L’un d’eux serre sans y penser
La poignée de son épée ;
L’autre s’appuie sur son bouclier
Et ses longs éperons se sont emmêlés
Sous le banc ;
Le troisième a laissé tomber son casque,
Près du casque, sur le plancher pourri,
Perce une herbe pâle,
Vouée à vivre sans printemps,
A respirer ce passé irrespirable.

Plus loin – gravement, près du tonneau de bière,
Le vieil homme et la vieille femme
Sentent blanchir leurs cheveux
Et s’obscurcir leurs couronnes
L’étroit rayon d’un lointain crépuscule
Les éclaire.
Et leurs cheveux verdis
Encadrent leurs rides profondes
Et leurs yeux sous l’auvent des sourcils
Rêvent comme des lueurs sur les marais.
Plus loin, plus loin la princesse en silence
File et file et ne cesse de filer ;
On voit la raie de ses cheveux.
Nous sommes captifs d’un doux sommeil,
Ivres du poison des marais,
Etreints par la légende des nuits ;
Elle ne cesse de fleurir,
La Violette aux senteurs de marais,
Et le rouet tourne sans bruit,
Fille et ne cesse de filer.

Je suis figé, je dors, je suis triste,
Je dissimule ma longue pensée,
Je regarde le rayon du crépuscule.
Les instants passent, les instants,
Ou ce sont peut-être des siècles.

J’entends, j’entends, à travers mon sommeil,
Au dehors comme des tonnerres,
Comme des claquements lointains,
Comme un ressac au bout du monde,
Comme la voix d’une patrie nouvelle,
Comme si des mouettes criaient,
Comme si gémissaient sourdement des sirènes,
Comme si le vent joueur amenait
Des navires venus d’un pays où l’on rit.
Au loin l’écume s’agite ;
Des feux s’allument au loin.

Mon voisin s’est penché vers sa chope,
Ses bras ont fait un cliquetis d’os,
Sa tête s’est inclinée jusque sur le banc.
Son épée est tombée en poussière.
Son bouclier est par terre. Une souris
S’est échappée vivement de son casque.
Le vieil homme et la vieille femme
Se sont penchés l’un vers l’autre sur leur banc,
Et sur leurs vieilles têtes
Il n’y a plus de couronnes.

Je suis assis près du marais.
Au-dessus du marais fleurit,
Sans que la touche vieillesse ou trahison,
Ma fleur bleue,
Que j’appelle Violette de la Nuit.

Ma ville est au-delà du marais,
C’est toujours le soir, le crépuscule.
Probablement mon ami est venu
Plus d’une fois chez moi, en chancelant ;
Il m’a maudit, avec des jurons,
Puis s’est endormi comme une masse.

Mais les siècles ont passé.
Et j’ai médité la pensée des siècles.
Je suis au bord extrême de la terre,
Seul et sage, comme les enfants.
Il y a au ciel la même lumière
Qui s’éteint doucement ;
C’est le même monde accablant
Qui est venu à ma rencontre.
Mais voici que fleurit la Violette de la Nuit
Et sa fleur bleue est toute lumière.
Sous la caresse de la brume verte
J’entends le retour des vagues
Et l’approche des grands vaisseaux,
Comme le message d’une terre nouvelle.
Le rouet file depuis toujours
Un rêve vivant, un rêve éphémère :
La Joie va venir par surprise ;
Elle va venir toute parfaite,

Et voici que fleurit la Violette de la Nuit.


18 octobre 1905 – 6 mai 1906

 

 

Les Pas du Commandeur. (*)

Pesant, épais, le rideau de l’entrée ;
A la fenêtre, brume et nuit.
Ta liberté désormais te répugne,
Don Juan, tu as connu la peur.
La chambre superbe est un grand froid vide,
Le valet dort ; la nuit est sourde.
D’un pays de bonheur, d’un inconnu lointain,
Vient jusqu’ici le chant du coq.
Qu’importe au traître la voix du bonheur ?
Le temps de la vie est compté.
Donna Anna, les bras croisés sur la poitrine,
Dort. Donna Anna voit des rêves.
Quel visage cruel vient se figer,
Se refléter dans les miroirs ?
Anna, Anna, dort-on bien dans la tombe ?
Sont-ils doux, les rêves d’ailleurs ?
La vie est vide, insensée, insondable !
Viens te battre, antique destin !
La réponse — passion triomphante —
C’est une trompe dans la brume…
Jetant des feux dans la nuit, un moteur
Passe, noir et feutré, comme un hibou,
Dans la maison, à pas feutrés, à pas pesants,
Le Commandeur fait son entrée.
Grande ouverte la porte. Et, du froid sans mesure,
On dirait le son rauque d’une horloge —
L’horloge sonne : « A ton invitation
Je suis venu. Toi, es-tu prêt ?… »
Pas de réponse à la question cruelle,
Pas de réponse — le silence.
La chambre superbe à l’aube est terrible,
Le valet dort, la nuit est pâle.
A l’aube la chambre est étrange et froide,
Au point du jour, la nuit est trouble.
Vierge de Lumière ! Où es-tu, Donna Anna ?
Anna ! Anna ! — Le silence.
Dans l’effroyable brouillard du matin,
L’horloge sonne une dernière fois :
Anna se lèvera à l’heure de ta mort.
A l’heure de la mort elle viendra.

 

(*)La présente traduction a déjà paru en 1974 dans Obliques, n° 5, Don Juan, volume 2, p.47.

 

 

 

L’inconnue (*)

Le soir, au-dessus des guinguettes,
L’air brûlant est sauvage et sourd,
Et l’air corrompu du printemps
Règne sur les cris des ivrognes.

Au loin, sur la poussière des ruelles,
Sur la morosité des villas de banlieue,
On voit briller l’or d’une enseigne,
On entend pleurer un enfant.

Et tous les soirs, au-delà des barrières,
Le chapeau melon sur l’oreille,
Des loustics expérimentés
Près des fossés mènent des dames.

Les tolets grincent sur le lac,
On entend gémir une femme,
Dans le ciel, revenu de tout,
Grimace le disque insensé.

Et tous les soirs l’unique ami
Apparaît au fond de mon verre ;
Calmé, comme moi, abruti
Par le mystère du vin âcre.

Debout près des tables voisines,
Les serveurs semblent sommeiller,
Avec leurs yeux de lapins, les ivrognes
S’écrient : « In vino veritas ».

Et tous les soirs, à une heure immuable
(Ou bien n’est-ce qu’un rêve que je fais ?)
Une fille serrée dans sa robe de soie
Apparaît dans la brume à la fenêtre.

Elle passe entre les ivrognes lentement
Sans que jamais personne l’accompagne,
Dans un halo de parfums et de brumes,
Elle s’assied non loin de la fenêtre.

D’antiques croyances s’exhalent
De la soie tendue sur son corps,
De son chapeau aux plumes noires,
De sa main fine aux doigts chargés de bagues.


Fasciné par cette présence,
Au-delà de son voile noir
Je vois un rivage enchanté
Et l’enchantement des lointains.

On m’a confié d’obscurs secrets ;
On m’a donné le soleil de quelqu’un
Et tous les détours de mon âme
Sont pénétrés par le vin âcre.

Les plumes d’autruche se penchent,
Se balancent dans mon cerveau ;
Et des yeux bleus, des yeux sans fond
Fleurissent sur l’autre rivage.

Mon âme recèle un mystère,
La clé n’en est donnée qu’à moi.
Tu as raison, monstre d’ivrogne.
Je le sais bien : la vérité est dans le vin.

 

 

(*) Ce poème célèbre a déjà fait l'objet de nombreuses traductions, parmi lesquelles ont peut citer

— celle de Pierre Léon (Alexandre Blok. Le Monde terrible. Gallimard (Coll. Poésie), 2003)

— celle d'Hélène Henry (Alexandre Blok. Baraque de foire. Adaptation scénique de Dimitri Essakia & Ivan Popovski. Clémence Hiver et Solin éditeurs, 1994)

— celle de Nina Nassakina (.Poésie russe. Anthologie du XVIIIe au XXe siècle, présentée par Efim Etkind. La Découverte/Maspéro 1983).

 

 

AMOUR D’AUTOMNE

 

1.
Lorsque sous les feuilles mouillées
Rougiront les fruits du sorbier,
Lorsque le bourreau dans ma paume
Enfoncera le dernier clou,

Lorsque sur ce tertre mouillé,
Au-dessus du plomb des rivières,
Face à ma farouche patrie,
Je serai pendu à la croix,

Alors, regardant les lointains,
A travers mes larmes de sang,
Je verrai voguer sur le fleuve,
Dans son bateau, vers moi, le Christ.

Ses yeux disent le même espoir,
Il porte les mêmes haillons.
Et le manteau montre sa paume,
Triste à voir, qu’un clou a percée.

Christ ! Ce pays vaste est douleur !
Je m’épuise sur cette croix !
Ton bateau abordera-t-il
Près de ce tertre crucifié ?

 

 

2.
Déjà le vent a frappé, a tué
Le saule aux feuilles envolées.

Et la poussière du chemin
Sur les joues a déposé une vieillesse farouche ;

Mais dans les orbites sombres
Le regard a brillé, resplendi d’impossible…

Et la joie, et la gloire,
Tout dans cette insondable aurore,
Inaccessible.

Mais les herbes foulées
Sont tristes,
Et les feuilles tourbillonnent dans la forêt dépouillée.

Rêver, toujours rêver, rêver toujours
De ce soleil d’autrefois !
De toi j’ai pitié, et encore pitié…

O mon cœur naïf,
Enfant au sourire,
Quand cesseras-tu de battre ?

 

3.
Tes épaules nues sous le vent,
Il est si bon de les étreindre :
Tu crois que c’est une caresse, et tendre,
Je sais que c’est une révolte, et folle.

Tes yeux brillent comme une veilleuse
Dans la nuit, et j’écoute, avide,
Trembler un conte d’effroi,
Respirer la frontière des étoiles…

Oh, dans ce soir de lumière,
Tu seras toujours aussi belle,
Fidèle à ton sombre paradis,
Tu seras pour moi une claire étoile !

Je sais que le vent est froid,
Je crois l’automne indifférente !
Sous ta cape sombre on ne verra pas
Que tu as partagé mon festin !...

Nous traversons les lointains de l’automne,
Nous entendons des cors au loin,
Nous arpentons les chemins de la nuit,
La froidure de mes sommets…

Le moment du triomphe est passé —
Mes lèvres enivrées baisent
Dans l’angoisse de l’agonie
Tes lèvres à jamais glacées.

                                      3 octobre 1907

 

 

 

 

SUR LE CHAMP DE BATAILLE DE KOULIKOVO (*)

 

1.
La rivière déborde. Elle coule, triste ;
Paresseuse, elle lave ses rives.
Pentes de pauvre argile jaune ; et, plus haut,
Tristesse des meules dans la steppe.

Ma femme, ô ma Russie, notre route lointaine
Est claire à en souffrir !
Notre route, comme la flèche d’un Tatar,
Nous a percé le cœur.

Notre route s’en va par la steppe, et l’angoisse
Par ton angoisse, ô ma Russie ;
Et même le brouillard, la nuit, hors des frontières,
Ne me fera pas peur.

Il fait nuit, soit. Nous irons jusqu’au bout.
Nos feux éclaireront les lointains de la steppe.
Sur la steppe dans la fumée brilleront la sainte oriflamme
Et le sabre du chef ennemi…

Combat éternel ! Le repos n’est qu’un rêve
A travers poussière et sang…
Le cheval dans la steppe galope, galope,
Ecrase l’herbe haute.

On n’en finit pas ! J’ai cru voir,
Des poteaux, des ravins. Arrête-toi !
Les nuages passent, passent effrayés,
Le ciel du soir est plein de sang !

Le ciel est plein de sang ! Le sang coule du cœur !
Pleure, mon cœur, pleure !…
Pas de repos ! Le cheval, sur la steppe,
Passe au grand galop.
7 juin 1908

 

2.
Nous étions deux à minuit sur la steppe :
Pas de retraite, pas de regard en arrière.
Les cygnes criaient sur la Nepriadva,
Une fois encore, aujourd’hui, ils crient…

Sur le chemin, la pierre blanc-brûlante.
Sur l’autre rive, la horde des païens.
L’oriflamme sur nos corps de bataille
Ne se jouera plus jamais.

Le visage penché vers le sol,
Mon compagnon me dit : « Aiguise ton épée,
Pour bien lutter contre les Infidèles,
Pour bien mourir, car notre cause est sainte ! »

Je ne suis ni le premier guerrier, ni le dernier ;
Longtemps la patrie va souffrir.
Fais mémoire à la prière du matin
De ton doux ami, femme de lumière !
8 juin 1908

 

3.
Quand Mamaï et sa horde ont occupé
Dans la nuit la steppe et les ponts,
Nous étions avec Toi dans la campagne sombre,
Ne le savais-Tu pas?

Face au Don, sombre et menaçant,
La nuit, parmi les champs,
Mon cœur prophète a entendu Ta voix
Dans les appels des cygnes.

A partir de minuit l’armée du prince
S’est avancée comme un nuage.
Se frappant le front contre l’étrier,
Au loin hurlait la mère.

Les oiseaux de nuit, traçant des cercles,
Planaient au loin.
Des éclairs muets dans le ciel russe
Protégeaient le prince.

Sur le camp des Tatars, les cris des aigles
Annonçaient le malheur,
La Nepriadva comme d’un voile de mariée.
S’enveloppait de brume.

Comme la brume sur la rivière endormie,
Tu es venue vers moi ;
Ton vêtement ruisselait de lumière,
Mon cheval n’a pas eu peur.

Tu brillais pour l’ami comme une vague
Sur sa lame d’acier,
Sur mon épaule Tu as rafraîchi
Le carquois souillé de poussière.

Et lorsque, le matin, comme une masse noire,
La horde a déferlé,
Sur mon bouclier Ton visage incréé
Resplendissait à jamais.
14 juin 1908

 

4.
Une fois de plus, la tristesse des siècles
A plaqué l’herbe au sol.
Une fois de plus, dans la brume de l’autre rive,
Tu m’appelles de loin…

Enfuis, disparus sans retour,
Les troupeaux des chevaux de la steppe,
Les passions sauvages sont déchaînées
Sous le joug de la lune en décroît.

Et moi, dans la tristesse des siècles,
Comme un loup sous la lune en décroît,
Je ne sais que faire de moi,
Ni comment courir sur Tes traces !

J’entends le fracas de la bataille
Les cris des trompettes tatares,
Je vois planer au loin sur la Russie
Un large incendie silencieux.

En proie à cette puissante tristesse,
Je vais sur mon cheval blanc…
Des nuages libres viennent à ma rencontre
Dans les hauteurs de la nuit embrumée.

De claires pensées s’élèvent
Dans mon cœur déchiré,
Les claires pensées retombent,
Brûlées par un feu sombre…

« Apparais, merveilleuse merveille !
Apprends-moi à être lumière ! »
La crinière du cheval se soulève…
Plus loin que le vent, l’appel des épées…
31 juillet 1908

 

5.
Le brouillard des malheurs inéluctables
Enveloppe le jour à venir.
Vladimir Soloviov

 

Une fois de plus, sur le champ de Koulikovo
La brume est montée, s’est dispersée,
Semblable à un sombre nuage,
Elle a enveloppé le jour à venir.

Par-delà le silence impénétrable,
Par-delà le brouillard qui se répand,
On n’entend pas le tonnerre de l’étrange bataille,
On ne voit pas les éclairs de la guerre.

Mais je te reconnais, commencement
Des grands jours de rébellion !
Au-dessus du camp ennemi, comme autrefois,
Les cygnes trompettent et battent l’eau.

Le cœur ne peut vivre en repos,
Les nuages s’amassent. Ce n’est pas en vain.
L’armure est lourde, comme avant le combat.
Ton heure est maintenant venue. Dis ta prière !
23 décembre 1908

 

(*) Cette traduction a paru, accompagnée d'un commentaire développé, dans

Jean-Louis Backès. Aleksandr Blok. L'horizon est en feu. Editions aden, 2006, p.205 sq.

LE DEMON

Viens, suis-moi, tu es mon esclave
Sois-moi fidèle et sois docile.
Vers le sommet de la montagne
Je t’enlèverai d’un vol sûr.

Je plane au-dessus de l’abîme ;
Et je souris de ton vertige.
De ton épouvante inutile
Je tire un bonheur enivrant.

Je te protège du vertige,
De la poussière des étoiles.
Ma force et l’ombre de mes ailes
T’enlèvent, ne te lâchent pas.

Dans l’éclair blanc, sur les montagnes,
Sur la prairie immaculée,
Mon corps de sa beauté divine
Etrangement te brûlera.

Sais-tu quelle mesquinerie
Est ce mensonge des humains,
Cette triste pitié terrestre
Que tu nommes folle passion ?

Lorsque le soir s’apaisera
Et lorsque, par moi envoûtée,
Tu voudras t’élever plus haut
Dans le désert d’un ciel de feu,

Oui, je te prendrai avec moi,
Et je t’emporterai jusqu’où
La terre a l’aspect d’une étoile,
L’étoile l’aspect d’une terre.

Et muette d’émerveillement,
Tu verras des mondes nouveaux,
Des spectacles invraisemblables
Que j’ai créés en me jouant...

Tremblante de peur, de faiblesse,
Tu murmureras : laisse-moi…
J’ouvrirai doucement mes ailes ;
En souriant, je dirai : vole.

Et sous mon sourire divin,
Perdant en volant ta substance,
Tu tomberas comme une pierre
Dans l’éclat scintillant du vide…

                   9 juillet 1910