LA GABRIÉLIADE

 

Composé en avril 1821, le poème n’est publié en Russie que cent ans plus tard. Cette fantaisie coquine en marge de l’Évangile ne pouvait que scandaliser les lecteurs et la censure. Des manuscrits circulaient, à l’usage des nombreux libertins.
L’authenticité ne fait aucun doute.
On dit souvent que Voltaire, avec sa Pucelle, a été pour Pouchkine un modèle ; on évoque aussi Parny et sa Guerre des dieux. On ferait mieux de renvoyer aux Galanteries de la Bible, du même Parny. Dans ce texte, comme dans la Gabriéliade, la volonté de blasphémer est moins visible que le désir de chanter l’innocence de la volupté. Ceux qui ont peur du diable, évidemment, n’y trouvent pas leur bien.

L’original est écrit en décasyllabes (pentamètres iambiques) rimés, avec une disposition assez libre des rimes (alternance irrégulière des rimes plates, croisées, embrassées).

Il existe une traduction française en décasyllabes rimés, mais dépourvus de césure : La Gabriélide. Trad. Y. Sidersky. Cinq gravures d’Édouard Viralt. Paris, Éditions du Trianon, 1928.

La traduction de Vardan Tchimichkian, bien meilleure, peut se lire dans
Alexandre Pouchkine, Œuvres poétiques, Lausanne, L’Âge d’homme, 1981, tome 1, p. 406.
Elle est également en décasyllabes, et rimée, ce qui amène à prendre quelques libertés avec le texte.

 

 

En vérité, elle est chère à mon cœur,
La jeune juive ; et je veux son salut.
Approche-toi, mon ange, mes délices,
Voici que, dans la paix, je te bénis.
Je veux sauver la beauté d’ici-bas.
Il me suffit que tes lèvres sourient.
Je chante sur ma lyre un poème pieux
Au Roi des Cieux, au Seigneur Christ.
Peut-être sera-t-elle enfin séduite
Par les hymnes sacrés de mon humble instrument.
L’esprit saint descendra dans le cœur de la vierge ;
Il est le souverain des cœurs et des pensées.

Seize ans, une innocente modestie,
Un sourcil noir, le doux frémissement
De deux collines virginales sous l’étoffe,
Une jambe d’amour, des dents comme des perles…
Pourquoi, ma jolie juive, as-tu souri ?
Quelle est cette rougeur sur ton visage ?
Mais non, ma belle, tu te trompes.
Ce n’est pas toi, c’est Marie que je peins.

Loin de Jérusalem, au fond de la campagne,
A l’abri des plaisirs, des jeunes séducteurs
(Dont le démon se sert pour corrompre les âmes),
Une beauté, que nul ne remarquait,
Menait une vie égale et tranquille.
Son honorable époux, vieil homme à cheveux gris,
Médiocre charpentier, menuisier sans talent,
Était le seul artisan du village.
Il avait jour et nuit beaucoup à faire,
Maniait le niveau, la scie docile,
La hache. Il ne regardait guère
Les charmes dont il était possesseur.
Et cette fleur secrète à qui la destinée
Réservait un tout autre honneur,
N’osait pas encore s’épanouir.
Le paresseux n’usait pas, le matin,
Pour l’arroser, de son vieil arrosoir.
Il vivait comme un père avec cette innocente ;
Il assurait sa subsistance, et rien de plus.

En ce temps-là, mes frères, le Très-Haut,
Du haut du ciel, jetait un regard favorable
Sur la taille souple et le sein virginal
De sa servante — et, tout émoustillé,
Il décida, dans sa grande sagesse,
D’honorer cette vigne (elle le méritait,
Vigne solitaire, négligée),
D’une large et mystérieuse récompense. là et nulle part ailleurs

Déjà la nuit étend sur les champs son silence.
Dans son coin Marie dort d’un doux sommeil.
Le Très-Haut parle, et la vierge a un rêve.
La voûte des cieux ouvre devant elle
Ses insondables profondeurs. Dans un éclat,
Dans une gloire aveuglante, des anges
Se pressent en flots turbulents.
Les séraphins volent, innobrables.
Les chérubins font résonner leurs harpes,
Mais les archanges gardent le silence,
De leurs ailes d’azur ils se couvrent la tête ;
Enveloppé de nuages lumineux
Le trône devant eux se dresse, et l’Éternel.
Soudain paraît aux yeux dans toute sa lumière…
La foule se prosterne… Les harpes se taisent.
Marie penche la tête, elle respire à peine.
Elle tremble comme une feuille ;
Elle écoute la voix divine :
« Belle parmi les filles de la terre,
Jeune espoir d’Israël !
Je t’appelle, brûlant d’amour.
Viens partager ma gloire.
Prépare-toi à un sort sans pareil.
Le fiancé approche,
Il approche de sa servante. »

Le trône a disparu dans les nuages ;
La légion ailée des esprits se redresse.
On entend à nouveau le son des harpes.
Marie ouvre la bouche, joint les mains.
Elle est face à l’immensité du ciel.
Qu’est-ce donc qui la trouble et retient
Son regard attentif ? Dans cette foule
De jeunes courtisans, qui donc
Fixe sur elle des yeux bleus ?
Casque à panache, armes somptueuses,
Ailes brillantes, boucles d’or,
Haute taille, regard pudiquement languide,
Tout cela plaît à  Marie la taciturne.
Elle l’a remarqué ; il est cher à son cœur.
Sois fier, sois fier, archange Gabriel !
Tout disparaît. — Ainsi s’effacent sur l’écran
Les images que pour le bonheur des enfants
Montrait la lanterne magique.

La jeune beauté s’éveilla dès l’aube,
S’attarda, languide, dans son lit.
Le songe merveilleux, le charmant Gabriel
Ne sortaient pas de sa mémoire.
Elle voulait bien plaire au Roi des Cieux ;
Elle trouvait du charme à ses paroles ;
Elle était devant lui pleine de révérence.
Mais Gabriel lui semblait plus aimable.
Il peut arriver qu’un aide de camp,
Étroitement sanglé dans sa tunique,
Fascine l’épouse du général.
Qu’y faire ? Un destin l’a voulu. –
Les pédants et les ignorants
Sur ce point se trouvent d’accord.

L’amour est bizarre. Parlons-en.
(Peut-on imaginer d’autres sujets ?).
À l’époque où, pour un regard de flamme,
Nous éprouvons du trouble dans nos veines,
Lorsque le pouvoir des désirs trompeurs
Nous étreint et pèse sur nos âmes,
Lorsque partout nous poursuit, nous fait languir
L’unique objet de nos pensées, de nos souffrances,
N’est-il pas vrai ? parmi tous nos amis,
Nous cherchons et trouvons un confident
Pour qui nous traduirons en langage extatique
La voix secrète des passions qui nous torturent.
Puis, lorsque nous avons saisi au vol
L’instant ailé des ivresses célestes,
Quand nous avons sur le lit du plaisir
Conduit jusqu’au bonheur la pudique beauté,
Quand la souffrance se fait oublier,
Quand nous n’avons plus rien à désirer,
Pour réveiller les souvenirs
Avec ce confident nous aimons bavarder.

Seigneur, tu as connu, toi aussi, l’inquiétude.
Tu as brûlé, Dieu, comme nous.
Au Créateur la création a paru fade.
Et lassante à la fin la prière des cieux.
Il a composé des psaumes d’amour,
Chanté à haute voix : « J’aime, j’aime Marie.
Je traîne dans l’ennui une vie éternelle.
Où sont mes ailes, que je vole vers Marie,
Que je repose sur le sein de sa beauté ? »
Et caetera… et caetera. Le Créateur
Aimait la pompe du style oriental.
Puis il manda Gabriel, son favori,
C’est en prose qu’il lui expliqua son amour.
L’Église ne dit mot de leur entretien.
L’Évangéliste s’est un peu trompé.
Mais on apprend, par la tradition arménienne
Que le roi des cieux, sans lésiner sur les louanges,
Fit de son archange un Mercure :
Il lui trouvait de l’esprit et du talent.
Sur le soir, il l’envoya rendre visite à Marie.
L’archange aspirait à d’autres honneurs.
Il avait connu d’heureuses ambassades ;
Porter des billets et des nouvelles
Est avantageux, mais on a son orgueil.
Ce fils de la gloire cacha ses desseins ;
Malgré lui il joua pour le roi des cieux
Le rôle d’un zélé serviteur ;
Ici-bas on dit : un entremetteur.

Mais Satan ne dort pas, le vieil ennemi !
En parcourant le monde, il a ouï dire
Que Dieu a des visées sur une juive,
Une beauté ; il attend qu’elle sauve
Du supplice éternel notre espèce.
Le Malin est dépité. Il se démène.
Le Très-Haut cependant, au ciel,
Perdu dans une douce mélancolie,
A oublié le monde, ne dirige plus rien
Et tout s’en va n’importe comment.

Que fait Marie ? Où est-elle,
La triste épouse de Joseph ?
Dans son jardin, en proie aux pensées tristes,
Sans rien faire, innocente, elle passe son temps ;
Elle attend le retour du songe séducteur.
La chère image ne quitte pas son âme.
Son âme morose vole vers l’ange.
À l’ombre des palmiers, près d’un ruisseau chanteur,
Voici que ma beauté s’est prise à méditer ;
Le parfum des fleurs est sans charme pour elle,
Comme a cessé de l’amuser
Le murmure des eaux limpides.
Soudain, elle voit : un serpent merveilleux,
Tout scintillant d’écailles séduisantes.
Au-dessus d’elle se balance dans les branches
Et lui dit : « Favorite des Cieux,
Ne t’enfuis pas ; je suis ton docile captif. »
Est-il possible ? Ô prodige des prodiges !
Qui donc a parlé à la naïve Marie ?
Qui est-ce ? Évidemment, hélas ! le diable.

La beauté du serpent, ses couleurs chatoyantes,
Son aimable salut, le feu de ses yeux malins,
Voilà qui d’emblée plaît à Marie.
Pour adoucir l’ennui de sa jeune âme,
Sur Satan elle pose un tendre regard
Et se lance dans un périlleux entretien.

« Qui es-tu, serpent ? À ta chanson flatteuse 
À ta beauté, à ton éclat, à tes yeux,
Je reconnais celui qui vers l’arbre mystérieux
Est parvenu à mener notre chère Ève
Et à pousser au péché la malheureuse.
Tu as perdu cette fille innocente
Et, avec elle, les fils d’Adam, et nous.
Sans le vouloir, nous avons sombré
Dans l’abîme des maux. N’as-tu pas honte ? 
— Les popes vous ont bernés. Ève,
Je ne l’ai pas perdue, je l’ai sauvée.
— Sauvée ! De qui ?
— De Dieu.
— Dangereux adversaire !
— Il était amoureux…
— Prends garde !
— Il brûlait pour elle…
— Tais-toi !
— …d’un amour passionné.
Elle était exposée à un danger terrible.
— Serpent, tu mens !
— Par Dieu…
— Pas de jurons !
— Écoute-moi ! »

Marie se prit à réfléchir.
« Il n’est pas bon, dans un jardin, en tête à tête,
D’écouter secrètement
Les admonitions d’un serpent.
Peut-on vraiment, d’ailleurs, croire à Satan ?
Le roi des cieux me protège et m’aime.
Le Très-Haut est bon : il ne fera pas périr
Sa servante. Et pour quoi ? Pour deux mots échangés !
De plus, il ne permettra pas qu’on m’offense.
Quant à ce serpent, il a l’air bien réservé.
Où est le péché ? Où est le mal ? Broutilles !  Sottises ! »
Ayant réfléchi, elle tendit l’oreille ;
Pour un instant, elle oublia, et l’amour et Gabriel.
Le malin déployant non sans orgueil
Sa queue bruissante, arrondissant son cou,
Descend de l’arbre et tombe devant elle.
Dans sa poitrine, il allume le feu du désir.
Il dit : « Mon récit
Ne s’accordera guère à celui de Moïse ;
Son dessein fut de séduire les Hébreux ;
Il mentait avec superbe ; et on l’a cru.
Dieu a récompensé sa docile faconde.
Moïse est devenu un monsieur important.
Crois-moi, je ne suis pas un historien de cour ;
Je me passe du grade imposant de prophète.

Les autres beautés pourraient-elles
Ne pas jalouser le feu de tes yeux ?
Tu es née, modeste Marie,
Pour étonner les fils d’Adam,
Pour régner sur ces cœurs légers,
Pour leur donner, d’un seul sourire, le bonheur,
Pour leur tourner la tête avec deux ou trois mots,
Et, suivant ton caprice, aimer ou n’aimer pas…
Voilà ton sort. Comme toi, la jeune Ève,
Dans son jardin, modeste, fine et douce,
Mais sans amour, fleurissait dans l’ennui.
Toujours seuls, l’époux et la vierge, en tête à tête,
Près des claires rivières de l’Eden,
Vivaient dans le repos de l’innocence.
La monotonie des jours devenait lassante.
Ni l’ombre des forêts, ni la jeunesse, ni le loisir,
Rien ne faisait renaître en eux l’amour ;
Main dans la main, ils se promenaient,
Mangeaient, buvaient. Pendant le jour,
Ils baillaient, et la nuit ils n’avaient
Ni jeux passionnés, ni vives joies.
Qu’en dis-tu ? Un tyran injuste,
Le Dieu des Juifs, farouche et jaloux,
Amoureux de l’épouse d’Adam,
Se la gardait pour lui-même…
Est-ce un honneur ? Est-ce un plaisir ?
Être au ciel comme en exil,
Prier à ses genoux, prier encore,
Le louer, admirer sa beauté,
Ne pas oser jeter sur d’autres un regard furtif
Ou dire un mot tout bas à un archange ;
Voilà le sort de celle dont le créateur
Finalement fera sa favorite.
Et après ? Pour tous ces ennuis, toutes ces souffrances,
En compensation le chant des diacres enroués,
Les cierges, la prière lassante des vieilles,
La fumée de l’encens, les diamants sur l’icône
Qu’a peinte on ne sait quel saint barbouilleur…
Oui, c’est gai ! Que voilà un sort enviable !

J’ai pris en pitié la charmante Ève,
J’ai décidé, pour faire enrager le créateur,
De dissiper le songe où se perdaient
Le jeune homme et la vierge.
On t’a dit comment cela s’est passé ?
Deux pommes suspendues à une jolie branche
(Emblème bien trouvé, attirant symbole d’amour)
Ont éclairci pour eux leur rêve obscur
Et leur désir obscur s’est réveillé.
Elle a découvert sa propre beauté,
Le charme d’être émue, le tremblement du cœur,
Et de son jeune époux la nudité.
Je les voyais. Je voyais le début merveilleux
De l’amour, qui est ma science.
Le couple s’est perdu dans la forêt.
Et bientôt les regards et les mains ont erré
Entre les jolies jambes de la jeune épouse.
Inquiet, muet, maladroit,
Adam cherchait l’ivresse, les émois ;
Tout plein d’une flamme insensée
Il questionnait la source du plaisir ;
L’âme bouleversée, il s’y perdait.
Sans craindre la colère divine,
Toute en feu, les cheveux épars, Ève
De ses lèvres qui frémissaient à peine
Répondait à Adam par un baiser,
Inconsciente, versant des larmes d’amour,
Couchée à l’ombre d’un palmier.
Et la terre alors encore jeune
Recouvrait de fleurs les amants.

Jour béni ! L’époux triomphe !
De l’aube à la nuit noire il caresse sa femme,
Dans l’ombre de la nuit, il ferme à peine l’œil.
Le temps pour eux ne cesse d’embellir.
Tu le sais : Dieu interrompit leurs jeux ;
Il les chassa de ce charmant pays
Où longtemps ils avaient vécu sans rien faire,
Baignant dans le calme et l’indolence.
Je leur appris le secret des voluptés,
Joyeux privilège de la jeunesse,
Les langueurs émues, les transports,
Et les larmes de bonheur,
Et le baiser et les mots tendres.
Dis-moi : suis-je vraiment un scélérat ?
Adam est-il malheureux par ma faute ?
Je ne crois pas. Et je sais que nous sommes
Restés amis, Ève et moi. »

Le diable se tut. Marie en silence
Écoutait les discours perfides de Satan.
« Eh bien ! pensait-elle, peut-être
Il a raison, le Malin. J’ai ouï dire
Que ni les hommes, ni la gloire,
Ni l’or ne donnent le bonheur.
J’ai ouï dire qu’il faut aimer.
Aimer ! Comment ? Pourquoi ? Et qu’est-ce donc ? »
Et cependant sa jeunesse attentive
Ne perdait rien des récits de Satan,
Rien, ni les faits, ni leurs causes étranges,
Ni les propos hardis, ni les libres tableaux.
(Nous aimons tous la nouveauté).
De moment en moment le principe flou
Des pensées dangereuses lui paraisait plus net.
Soudain, on dirait que le serpent a disparu ;
Un spectacle nouveau s’offre à elle :
Marie voit à ses pieds un beau jeune homme ;
Il ne souffle mot ; ses yeux merveilleux se fixent sur elle ;
Il demande, avec éloquence, on ne sait quoi.
D’une main il lui offre une fleur ;
L’autre froisse la simple étoffe
Et précipitamment s’égare sous la robe.
Un doigt léger, comme en jeu, vient toucher
Aux doux secrets… Tout semble à Marie
Étonnant, bizarre, nouveau.
Une impudique rougeur cependant
Se répand sur ses joues virginales ;
Une fièvre de langueur, un soupir d’impatience
Soulèvent la jeune poitrine de Marie.
Elle se tait ; soudain elle n’en peut plus ;
Ses yeux étincelants se ferment.
Sa tête se pose sur la poitrine du Malin.
Elle pousse un cri, ah !… et tombe sur l’herbe.

O douce amie, à qui j’ai consacré
Mon premier rêve d’espoir et de désir,
Beauté à qui j’ai été cher,
Me pardonnes-tu de me souvenir ?
Mes péchés amusaient notre jeune âge,
Ces soirs où, dans ta famille,
Près d’une mère ennuyeuse et sévère,
Je te faisais peur en grand secret
En te révélant tes charmes innocents.
J’enseignais à ta main docile
Comment oublier les tristes absences,
Comment adoucir les heures où tout se tait,
Quand la vierge souffre de ne pas dormir.
Mais ta jeunesse s’est perdue.
Le sourire a fui tes lèvres pâles ;
Ta beauté s’est éteinte dans sa fleur.
Me pardonneras-tu, ma douce ?

Père du péché, perfide ennemi de Marie,
Tu fus, tu es encore, coupable devant elle.
Tu aimais, toi aussi, le libertinage…
Hélas, avec quelques jeux criminels,
Tu as instruit l’épouse du Très-Haut ;
Ton audace a troublé l’innocence.
Sois fier, sois fier de cette gloire maudite.
Hâte-toi de saisir… Mais l’heure est proche,
Voici que le jour s’obscurcit ; déjà s’éteint le dernier rayon.
Tout est en paix. Soudain, au-dessus de la vierge lasse,
Plane avec bruit l’archange ailé,
Ambassadeur d’amour, splendide fils des cieux.

À la vue de Gabriel, pleine d’effroi,
La vierge a caché son visage…
Se redressant le diable sombre se trouble
Et dit : « Toi qui es fier de ton bonheur,
Qui t’a mandé ? Pourquoi as-tu quitté
La cour céleste et les hauteurs de l’empyrée ?
Pourquoi venir troubler les jeux silencieux,
Les délassements d’un couple sensible ? »
Mais Gabriel – la jalousie lui fait l’œil sombre –
À cette question frivole et téméraire
Répond : « Insensé, ennemi de la beauté céleste,
Méchant polisson, exilé sans espoir,
Tu as séduit la tendre Marie,
Et tu oses me poser des questions ! 
Fuis à l’instant, esclave, impudent révolté,
Ou je vais t’apprendre à trembler. »
« Jamais je n’ai tremblé devant vous autres,
Dociles courtisans du Très-Haut,
Entremetteurs du roi des cieux. » 
Ainsi parla le maudit, et, brûlant de fureur,
Plissant le front, louchant, se mordant les lèvres,
Il frappa l’archange à la mâchoire.
On entendit un cri, Gabriel chancela,
Et fléchit le genou gauche.
Mais il se redressa, plein d’une ardeur nouvelle,
Et d’un coup imprévu il frappa
Satan à la tempe. Le diable gémit, pâlit,
Ils se tenaient, l’un l’autre s’étreignant.
Aucun ne l’emportait, ni Gabriel, ni le diable ;
Enlacés, ils tournaient sur le pré,
Le menton appuyé sur la poitrine de l’adversaire,
Croisant jambes et bras,
Jouant de la force ou de la ruse instruite,
Chacun cherchant à entraîner l’autre.

N’est-il pas vrai ? Il vous souvient, amis
De ce champ où, autrefois, au printemps
Loin de la classe nous jouions à notre aise,
Et prenions plaisir à des luttes farouches,
Épuisés, muets, oubliant même les injures.
C’est ainsi que se battaient les anges.
Le roi souterrain, brute aux larges épaules
Geignait en vain, non moins que son souple adversaire.
Pour en finir d’un seul coup, il arrache
À l’archange son casque à panache,
Ce casque d’or, orné d’un diamant ;
Il saisit l’ennemi par ses cheveux souples.
D’une main puissante, il le tire en arrière
Vers la terre humide. Marie devant elle
Voit la jeune beauté de l’archange.
Elle tremble pour lui sans rien dire.
Le diable va gagner ; l’enfer hurle de joie.
Mais par chance le souple Gabriel
Saisit l’autre, à l’endroit fatal, par ce membre
(Fort inutile à cette phase du combat)
Membre orgueilleux, outil de son péché.
Le Malin tombe, demande grâce
Et peine à retrouver le chemin de l’enfer.

Hors d’haleine, la belle a regardé,
Cet étrange combat, cette terrible lutte.
Mais quand, son exploit accompli, l’archange
S’approche d’elle, plein de courtoisie,
Le feu d’amour envahit son visage ;
Son âme est submergée par la tendresse.
Oh ! Qu’elle était jolie, la petite juive.

L’envoyé rougit. En termes divins,
Il exprima les sentiments d’un autre.
« Je te salue, innocente Marie,
L’amour est avec toi. Entre toutes les femmes tu es belle.
Bienheureux cent fois ton fruit béni.
Il sauvera le monde en écrasant l’enfer.
Mais – d’une âme sincère je l’avoue –
Son père sera cent fois plus heureux. »
À genoux devant elle, cependant,
Il lui serrait tendrement la main.
Baissant les yeux, la belle soupirait.
Et Gabriel lui donna un baiser.
Troublée, elle rougissant sans rien dire.
Il osa toucher ses seins.
« Laisse-moi », murmura Marie.
Au même instant, un baiser étouffa le dernier cri,
Le dernier gémissement de l’innocence

Que faire ? Que dira le dieu jaloux ?
Ne vous tourmentez pas, mes belles.
Femmes, confidentes de l’amour,
Vous savez par d’heureuses ruses
Tromper l’attention du fiancé
Les regards attentifs des initiés,
Et sur les traces d’un plaisant péché
Jeter les voiles de l’innocence.
La fille imprudente reçoit de sa mère
Des leçons de docile pudeur ;
Quand vient la nuit décisive, elle joue son rôle ;
Elle a l’air timide, on dirait qu’elle a mal.
Au matin, quelque peu remise, elle se lève
Toute pâle, elle a peine à marcher. Elle est lasse.
L’époux triomphe, et la mère
Murmure « Grâce à Dieu ». Cependant
L’amant d’hier frappe à la fenêtre.

Déjà Gabriel, chargé d’un message agréable,
Revient au ciel d’un vol léger.
Impatient, Dieu attend son confident,
Le salue, en le bénissant.
« Quoi de nouveau ? – J’ai fait ce que j’ai pu.
J’ai tout dit. – Et elle ? – Elle est prête. »
Le roi des cieux, sans dire un mot
Quitte son trône ; et pour que tous s’éloignent
Il fronce le sourcil, comme le dieu d’Homère
Quand parmi ses enfants il ramène la paix.
Mais la foi de la Grèce est éteinte à jamais.
Nous n’avons plus de Zeus. Nous sommes plus malins.

Enivrée par de récents souvenirs,
Marie, au calme dans son coin,
Repose sur un drap froissé.
Son âme brûle de douceur et de désir.
Une nouvelle ardeur inquiète son sein.
Doucement elle appelle Gabriel.
À son amour elle prépare une offrande secrète.
D’un pied elle a rejeté sa robe de nuit ;
Avec un sourire, satisfaite, elle se regarde ;
Heureuse en sa charmante nudité,
Elle admire sa propre beauté.
Et cependant, elle médite tendrement.
Elle pèche, charmante et languide.
Elle boit la coupe d’un plaisir sans nuage.
Tu ris, perfide Satan !
Mais quoi ? Soudain, hérissant ses plumes blanches,
Un joli pigeon entre par la fenêtre,
Plane au-dessus d’elle, voltige,
S’essaie à des refrains joyeux,
Et s’abat soudain sur les genoux de la belle.
Il s’installe sur la rose, il tremble.
Il la mordille, se dandine et se remue.
Il travaille du bec et des pattes.
C’est lui, vraiment, c’est lui. Marie a compris
Que, sous ce pigeon, c’est un autre qu’elle accueille.
Serrant les genoux, le petite juive a crié ;
Elle soupire, elle tremble, elle supplie,
Elle pleure. Mais le pigeon triomphe
Brûlant d’amour, il frémit et roucoule,
Et tombe, pris par un léger sommeil,
En couvrant de son aile la fleur d’amour.

Il est parti. Marie, fatiguée,
Pense : « En voilà des gamineries !
Un, deux, trois ! Rien ne les arrête.
Quelle aventure ! Il faut le dire :
En un seul jour j’ai été la proie
Du Malin, de l’Archange et de Dieu. »

Le Très-Haut, comme c’est la coutume,
A reconnu pour sien le fils de la belle juive.
Mais Gabriel (destinée enviable)
Ne cessa pas ses visites secrètes.
Joseph se consola comme tant d’autres ;
Il ne touchait toujours pas à sa femme.
Et il aima le Christ comme son propre fils.
Le Seigneur l’en récompensa.

Amen ! Amen ! Comment terminer ce récit ?
Oubliant à jamais mes sottises anciennes,
Je t’ai chanté, Gabriel, ange ailé,
Je t’ai consacré de ma lyre paisible
Le chant sauveur, le chant plein de zèle.
Protège-moi, écoute ma prière.
J’étais, jusqu’ici, hérétique en amour,
Adorateur fou de jeunes déesses,
Ami du démon, galopin et traître…
Bénis mon repentir. Je vais prendre
Désormais de bonnes résolutions.
Je vais changer. J’ai vu Hélène.
Elle est aussi charmante que Marie.
Mon âme pour toujours lui est soumise.
Donne la séduction à mes paroles.
Apprends-moi le secret de plaire.
Allume en son cœur un désir d’amour.
Sinon, j’irai prier Satan.
Mais les jours passent ; le temps va bientôt
Argenter insensiblement ma tête.
Un mariage à une aimable épouse
M’attachera sérieusement devant l’autel.
Beau consolateur de Joseph,
Je t’en prie à genoux,
Défenseur, protecteur des cocus,
Je t’en prie, bénis-moi alors.
Donne-moi l’insouciance et la tranquillité,
Donne–moi encore et toujours la patience,
Un sommeil paisible, la foi dans ma femme,
La paix du foyer et l’amour du prochain !