GOLDONI

Don Giovanni Tenorio
ou le débauché.

PERSONNAGES.
Don Giovanni Tenorio, gentilhomme napolitain.
Don Alfonso, premier ministre du roi de Castille.
Le commandeur de Lojoa, Castillan.
Donna Anna, fille du commandeur.
Donna Isabella, napolitaine, en habit d’homme.
Le duc Ottavio, neveu du roi de Castille.
Elisa, paysanne castillane.
Carino, berger castillan, amant d’Elisa.
Un page du commandeur.
Valets du commandeur, personnages muets.
Gardes du roi, au service de don Alfonso, personnages muets.

La scène est en Castille et dans une campagne avoisinante.


Acte I.

Scène I.
L’appartement de don Alfonso.
Don Alfonso et Donna Anna.


Don Alfonso
Ma fille, car je puis vous donner ce nom
Pour le tendre amour qui me lie à vous,
Chargé plus que jamais de gloire et de mérites,
Votre père revient en Castille
Et, en un si beau jour, vous serez mariée.
Notre roi, dont je suis le ministre,
Aime et apprécie votre père ; pour vous
Il a pareille estime et pareille affection.
Je prends ma part à ses projets ; il désire
Voir heureux la fille et le père.
Il me semble que votre cœur est divisé
Entre deux objets de tendresse, et qu’il partage
Ses affections entre un père et un futur époux.

Donna Anna
Monsieur, ma tendre affection pour mon père
Occupe mon cœur tout entier, je n’ai pas appris
Jusqu’ici à aimer quelqu’un d’autre que lui.

Don Alfonso
Le temps est venu cependant pour vous
De savoir ce qui distingue
L’amour d’une fille et l’amour d’une épouse.
Ce sont des flammes différentes ; mais toutes deux
Peuvent occuper le même cœur. Le devoir sert à l’une
De nourriture, à l’autre c’est le désir
Qui donne l’incitation. Toutes deux sont honnêtes.

Donna Anna
J’ai ouï parler de cet amour et il me semble,
A moins que la vérité ne m’échappe, qu’est divin
Le pouvoir qui unit deux cœurs dans une douce affection.
J’ai ouï dire que pour un plaisant visage,
Pour la noble allure d’un gentilhomme,
Une jeune femme peut éprouver de l’amour ;
Mais on ne m’a pas dit qu’un objet inconnu,
Et peut-être odieux, puisse avoir la force
D’éveiller en un cœur des flammes amoureuses.

Don Alfonso
Cet amour est celui des âmes vulgaires, en qui
La raison n’a pas la parole. Mais les grandes âmes
Aiment le destin que leur fait le Ciel,
Et toujours trouvent beau le lien qui peut faire leur fortune.

Donna Anna
Le lien auquel je suis destinée est donc de nature,
Monsieur, à faire ma fortune ?

Don Alfonso
Il peut vous élever au rang de souveraine.

Donna Anna, à part.
(Oh ! quel bonheur pour moi,
Si notre roi de moi s’était épris !)
A toutes ces faveurs ajoutez-en une autre,
Dites-moi mon destin ; ne dissimulez pas
Le nom de mon époux.

Don Alfonso
Je dois d’abord en parler à votre père ; s’il consent,
Je le révélerai. Qu’il vous suffise
De savoir qu’il est de sang royal.

Donna Anna
Un roi clément
Peut élever ma petitesse à la manière
Du soleil bienveillant qui fait monter du sol
Une humble vapeur, et lui prête éclat et force.
Je suis pauvre de mérite et de fortune.
Mais j’ai toujours préservé mon honneur et ma foi.

Don Alfonso
Je vous crois digne d’un haut rang.
Heureux celui qui pourra mériter
De vous avoir comme épouse.

Donna Anna, à part.
(Beau désir de régner, ne te joue pas de moi !)

Scène II.
Les mêmes. Un page de don Alfonso.


Le Page
Monseigneur, le père
De donna Anna est là ; avant d’aller
Se jeter aux pieds du roi, il vient vous voir.

Don Alfonso
Faites entrer le Commandeur.
Le page sort.
Et vous donna Anna, demeurez avec moi.
Je veux prendre part, moi aussi, à votre bonheur.

Donna Anna
Vous révélerez à mon père le nom de mon époux ?

Don Alfonso
Il le saura avant que nous nous séparions ;
Il vous rend soudain bien inquiète, cet amour
Dont vous ignoriez tout il n’y a qu’un instant.

Donna Anna, à part.
(C’est l’ambition, et non l’amour, qui me transforme.)
Le désir de savoir est commun à tous les mortels…

Scène III.
Les mêmes, le Commandeur.


Don Alfonso
Venez, mon ami, réconforter qui vous aime.

Le Commandeur
Il est doux de revoir sa patrie,
Plus doux encore de revoir ses amis.
Don Alfonso et le Commandeur s’embrassent.

Donna Anna
Seigneur, donnez-moi votre main,
Que je la baise humblement.

Le Commandeur
Ma fille, je veux vous serrer dans mes bras.
Quelle joie de vous voir ! La nature a fait
De moi votre père, il est vrai. Mais par l’affection
C’est ce fidèle ami qui est votre vrai père.
A don Alfonso
Monsieur, le féroce orgueil des Siciliens...

Don Alfonso
Je le sais, vous l’avez brisé ; et l’on verra
Venir en Castille pour implorer leur pardon
Les chefs de cette conjuration téméraire.
Vous avez maintenant besoin de repos. Notre roi désire
Que vous ne pensiez qu’à vous préserver
Pour protéger la sûreté de sa couronne.

Le Commandeur
C’est trop de bonté.
Celui qui sert son roi n’a guère de mérite.
Il ne fait que ce qu’il doit.

Don Alfonso
Il vous a toujours aimé ; et cet amour
S’accroît en lui comme s’accroît votre mérite.
Pour éterniser votre nom, il veut faire ériger
Votre statue équestre et déclarer lieu d’asile
Le temple honoré par ce marbre superbe.
Vous ne voulez pas d’or ; et jamais
Il ne vous en a accablé. Vous êtes
Le plus glorieux des chevaliers, mais en même temps
Le moins heureux pour les biens de fortune.

Le Commandeur
A quoi servent-ils ? L’homme sage
Se contente de peu. Ces richesses
Sont pour les mortels un terrible danger.

Don Alfonso
Tant que vous étiez seul, cette vertu qui est la vôtre
Méritait la louange. Mais depuis que le Ciel
Vous a donné une fille, vous devez
Penser à elle plus qu’à vous. Il est temps désormais
De l’établir et de lui faire un dot
Convenable, en conformité avec votre rang.

Le Commandeur
En elle la vertu est une dot suffisante.
Et si cette vertu ne suffit pas à lui mériter
Un époux convenable, ma fille
N’a pas un tel désir de changer d’état
Qu’elle puisse envier la fortune d’autrui.

Donna Anna, à part.
(Ah ! mon père s’imagine au fond de mon cœur
Une vertu un peu trop belle !)

Don Alfonso
Commandeur, le roi, pour votre fille,
A des projets plus raisonnables ; il lui a choisi
Un époux digne de vous, digne d’elle. La dot,
Il la procurera lui-même, et ne vous demande,
Par mon entremise, qu’un consentement paternel.

Le Commandeur
Mon souverain est l’arbitre de mon cœur.
Il peut disposer, comme de mon sang,
De ma volonté. Je ne refuse pas ce beau don ;
Il m’est cher, puisqu’il profite à ma fille
Que j’aime autant que ma vie.
Donna Anna, avez-vous entendu ?
Que dites-vous de la bonté du roi
Notre seigneur. Répondez.

Donna Anna
Je ne saurais
Opposer mon vouloir au vouloir de mon roi.
Je suis heureuse de mon sort, heureuse
De cette royale faveur.

Don Alfonso
Demeurez donc. Votre fiancé sera là
Dans peu de temps.

Donna Anna
Comment ?

Le Commandeur
Mais qui est-ce ?

Don Alfonso
Le duc Ottavio.

Donna Anna
Vous aviez dit : un époux royal…

Don Alfonso
Le neveu du roi sera votre époux.
Que sa grandeur ne vous surprenne pas.
Votre mérite est à la hauteur de sa naissance.

Donna Anna, à part.
(Malheureuse ! Je me suis trompée, on m’a jouée ;
Ce duc m’a toujours été odieux.)

Don Alfonso
Il me faut retourner auprès du roi.
A donna Anna.
Disposez-vous à aimer votre conjoint.

Donna Anna, à part.
(Ah ! mes espoirs s’évanouissent.)

Don Alfonso
Vous pâlissez ? Vous gardez les yeux baissés ?
Le nom du duc ne vous est-il pas cher ?

Le Commandeur
Cette pâleur,
Ce regard apeuré expriment l’habituelle
Pudeur du sexe ; par modestie
Elle cache son plaisir et la joyeuse nouvelle
Dont une autre tirerait un vain orgueil
Remplit son cœur d’un humble respect.

Don Alfonso, au Commandeur.
Qu’elle reste avec vous. A son père, elle pourra
Sans rougir expliquer son désir. J’espère
Qu’elle comprendra l’étendue de sa fortune.
Il sort.

Scène IV.
Le Commandeur, Donna Anna.

Le Commandeur
Ma fille, élevez au ciel votre esprit, votre cœur.
C’est de là-haut que vient votre bien. Une étoile
Bienveillante a éveillé dans le cœur de notre roi
Le désir de récompenser, en exaltant la fille,
Les travaux du père. Il vous destine
Un époux qui peut de ce royaume
Etre l’héritier, qui le sera, si son oncle
Persiste à détester le nom de mariage.

Donna Anna
Je comprends mon destin, mais contre votre attente,
Je ne l’affronte pas dans la joie.

Le Commandeur
Et qu’est-ce qui s’oppose à votre joie ?

Donna Anna
Je ne saurais le dire.

Le Commandeur
Ouvrez votre cœur.

Donna Anna
Une longue habitude
M’a rendu cher le séjour avec vous
Et je ne saurais me passer de votre présence
Sans une amère douleur.

Le Commandeur
Chère fille,
Votre amour me plaît. Il me semble aussi
Que me priver de vous est m’arracher
Un morceau de mon cœur. Mais il faut
Surmonter cette douleur et courber humblement
Le front devant la destinée.

Donna Anna
Père, c’est nous qui faisons nous-mêmes
Notre destinée. Le Ciel n’est pas pour nous
Un tyran ; il n’a pas coutume
De contraindre le jugement des humains.

Le Commandeur
Il en dispose pourtant, et en telle façon
Que nous devons obéir aveuglément à ses ordres.

Donna Anna
Le Ciel souffrirait que je sacrifie
Mon repos à un époux que mon cœur déteste ?

Le Commandeur
Il y a peu, vous sembliez l’apprécier.
N’avez-vous pas dit oui à don Alfonso ?

Donna Anna
J’ai tout fait jusqu’ici en tremblant, par respect.
Maintenant je parle à mon père
Plus librement. Donner la main
Au duc Ottavio, je ne sais quelle
Répugnance intime m’en empêche.
Et si le destin…

Le Commandeur
Plus un mot. Vous serez l’épouse
Du duc Ottavio. Vous l’avez promis. Moi-même,
Je l’ai promis pour vous. Si votre cœur
N’accepte pas cette alliance, votre père
Vous fera l’accepter, si vous ne voulez pas
Que son amour se change en un violent courroux.
Il sort.


Scène V.
Donna Anna, seule.


Donna Anna
Folle ! Imprudente que je suis ! Comment
Ai-je pu croire si vite à une vaine illusion ?
J’imaginais qu’avec ses paroles Alfonso
Me promettait le lit du roi.
Le duc pourrait régner. Mais qui nous assure
Que le roi détestera jusqu’à la fin le mariage ?
Qu’il n’aura jamais d’enfants ? Mais admettons
Que le duc règne ; je le hais, je le haïrais
Même s’il portait la couronne.
Il ne pourra jamais me plaire. Les passions
D’amour et de haine viennent des sources
Profondes de notre cœur. Que mon père fasse
Tout ce qu’il pourra ; que le roi lui-même
Fasse tout ce qu’il voudra ; jamais on ne me verra
Donner la main à ce mariage détesté.
Elle sort.

Acte II.

Scène I.
Une campagne non loin de la Castille.
Carino, Elisa.

Carino
Adieu, Elisa.
Il s’éloigne.

Elisa
Carino ! Arrête, ingrat. M’abandonner si tôt ?


Carino
Regarde le soleil.
Il se hâte à grands pas vers le couchant.
Si je tarde, la nuit viendra.
Et les loups féroces, sortant de leurs tanières,
Feront un massacre de mes brebis.

Elisa
Tu penses à ton troupeau plus qu’à moi, et moi,
Je donnerais tout pour toi. Même ma biche
Apprivoisée, si gracieuse, délicieux jouet
Des nymphes, je la donnerais
Pour le plaisir d’être avec toi.

Carino
Nous nous reverrons bientôt. Quand j’aurai
Bien fermé le bercail et trait les bêtes,
Elisa, je reviendrai.

Elisa
Mon ami, que ton absence
Soit brève. Je ne suis pas tranquille
Loin de toi. Dans ma cabane,
Nous passerons un grand bout de la nuit
A dire des folies. Ma vieille mère dit bien
Qu’elle a plaisir à me voir près de toi.

Carino
Y a-t-il plus heureux que moi ? Je ne jalouse pas
Les riches bergers à qui la fortune
Est plus favorable. Mais dis-moi,
Elisa, cette amitié, me la garderas-tu ?
Me seras-tu fidèle ?

Elisa
Tes doutes m’offensent. On verra
L’agneau en paix avec le loup,
Des pommes douces pousser sur les épines,
Les fleuves remonter vers la montagne,
Avant que je te manque de foi. Carino, tu es
La seule paix, le seul réconfort de mon âme.
C’est par toi que je vis, que je respire ;
Je veux vivre heureuse avec toi ou mourir.

Carino
O paroles suaves, ô douce mélodie,
Qui me remplit le cœur de joie ! O mon idole,
Je languis après le jour où nos soupirs
Seront récompensés. Tu verras
Si mon amour est un amour sincère.
Il part.


Scène II.

Elisa, seule

Il est temps désormais qu’une flamme constante
S’allume dans mon cœur. Jusqu’ici j’ai aimé,
Comme par jeu, mais je veux changer de manière.
De Tityre et de Montanus, d’Ergaste et de Silvius
De Liciscas, de Mégaclès, de Philène,
Et de tous ceux qui furent mes amants,
J’ai fait semblant, par vanité, d’agréer les hommages.
Carino a je ne sais quoi d’extraordinaire
Qui me va droit au cœur. Il parle doucement,
Modestement ; il a le regard humble.
Ses manières sont honnêtes, pur son cœur.
Tout le distingue au milieu de la foule.
Dans mon âme il a la première place.
Je l’aime. Je veux lui reconnaître le mérite
D’avoir rendu mon cœur fidèle et constant.
Mais quels sont ces cris ?
Elle se tourne vers la coulisse.


Scène III
Elisa, don Giovanni


Don Giovanni, en coulisse
Ah, scélérats !

Elisa
Mon Dieu, qu’est-ce que c’est ?

Don Giovanni, en coulisse
Laissez-moi au moins la vie.

Elisa
Il y a un homme qui court, et qui crie.
Qu’est-ce qui lui arrive ?

Don Giovanni, en coulisse
Malheureux que je suis ! Seul,
Dépouillé de mes habits, de tout ce que j’avais.
Où vais-je aller ?

Elisa
Monsieur, quel malheur est le vôtre ?
Puis-je vous aider ?

Don Giovanni
Une bande impie d’infâmes brigands
M’a dépouillé, comme vous voyez. Mes serviteurs
Ont fui devant le danger ; on m’a volé
Mon cheval et j’ai perdu
Tout ce que j’avais de plus précieux.

Elisa, à part
(Le malheureux ! comme il éveille
En mon cœur la pitié.) Je n’ai pas le moyen
De mettre à votre service ce qu’il faudrait
Pour vous réconforter. Une cabane,
Un manteau grossier, du pain gris,
L’eau pure d’une fontaine, quelques herbes,
Voilà ce que je peux vous offrir.
C’est à vous de juger si cela vous suffit.

Don Giovanni
Certainement, ma belle,
Vous pouvez soulager mes maux.
Je ne refuse pas votre offre, et j’en serai
Reconnaissant plus que vous ne pensez.

Elisa
Ce n’est pas dans l’espoir d’un salaire
Que je vous propose ce petit secours.
Ma compassion vient d’un instinct naturel :
J’aime à aider les malheureux, et votre allure,
Qui laisse voir au milieu d’un désastre
La noblesse de votre cœur, m’incite
A vous offrir ce que me permet ma pauvreté.

Don Giovanni à part
(Je la crois en état de compenser
Tout ce que j’ai perdu. Sa beauté
A plus de prix que ce qu’on m’a volé).

Elisa
Que murmurez-vous à part vous ?
Vous méprisez peut-être ces pauvres dons.

Don Giovanni
Non ! Je les apprécie, plus que la vie.
Mais il est un bien plus grand,
Que de vous j’espère.

Elisa
S’il est en mon pouvoir,
Je ne saurais le refuser.

Don Giovanni
C’est le précieux don de votre cœur.

Elisa
Et que feriez-vous de mon pauvre cœur ?

Don Giovanni
Je l’enfermerais, chère, dans ma poitrine.

Elisa
C’est un cœur paysan, qui convient mal
A poitrine si noble.

Don Giovanni
Le riche trésor de votre beauté
Rachète largement l’outrage du sort.
Au premier éclair de votre regard,
J’ai été blessé ; ces brigands
Ne m’ont pas autant maltraité
Que vous avez maltraité mon cœur.

Elisa à part
(Si je pouvais le croire…)
C’est ainsi qu’ont coutume de parler
Tous ceux qui songent à tromper
Une fille trop simple.
La Nérine de Nicandre, l’Elia d’Ergaste,
Ont toutes deux, les pauvres,
Eté bernées par des amoureux
Qui venaient de la ville. Je pense à elles ;
Et je me méfie.

Don Giovanni à part
(Elle devrait pourtant succomber).
Tout le monde n’a pas le même cœur
Dans la poitrine. Moi, qui viens de courir
Un terrible danger, je ne peux pas mentir.
Votre compassion, comme votre beauté,
M’a rendu amoureux.

Elisa à part
(Fortune, ne me trahis pas !) Seigneur,
Si vous avez pour moi de l’amour…
à part
(Et mon Carino ? Je l’oublie si vite ?)

Don Giovanni
Je vous assure d’une éternelle constance.

Elisa
Pourriez-vous impunément
Manquer de foi à une infortunée ?

Don Giovanni
Quiconque a du sang noble dans les veines
Ignore la trahison.

Elisa
Vous êtes gentilhomme.

Don Giovanni
Je suis né, je mourrai gentilhomme.

Elisa
Où fut votre berceau ?

Don Giovanni
A Parthénope.

Elisa
Vers où dirigez-vous vos pas ?

Don Giovanni
Vers la Castille.

Elisa
Et par quelle raison ?

Don Giovanni
Pour me prosterner devant le trône
De votre roi, qui règne sur cette terre.

Elisa
Votre nom ?

Don Giovanni
Je ne le cache pas : don Giovanni Tenorio.

Elisa
Ah ! don Giovanni !

Don Giovanni
Vous soupirez ? Pourquoi ?

Elisa
Le ciel est seul à savoir
Si vous disposez de tout votre cœur.

Don Giovanni
J’en disposais librement tout à l’heure.
Mais maintenant, vous me l’avez ravi.

Elisa à part
(Je voudrais bien faire ma fortune.
Mais mon Carino me tient au cœur).

Don Giovanni
Ayez pitié de moi, ma belle.
Je vous ferai sortir de ces forêts.
Je puis, dans une maison respectable,
Vous donner le pouvoir de commander ;
Vous échangerez contre de l’or
Ces laines grossières ; vous aurez des joyaux ;
Tous les plaisirs seront à vous.

Elisa
Si je ne craignais d’être abusée…

Don Giovanni
Je ne connais qu’un moyen
Pour vous rassurer : voici ma main.

Elisa
Chez nous, on a coutume de prêter serment.
Les Dieux sont les garants de la bonne foi.

Don Giovanni à part
(On peut toujours jurer pour s’emparer
De cette beauté nouvelle). Je prends à témoin,
Le dieu qui règne au ciel et dans le monde,
Vous serez ma femme.

Elisa
Et si vous me jouez ?

Don Giovanni
Que la foudre tombe du ciel et précipite
L’âme infidèle dans l’abîme.

Elisa à part
(Carino, tu comprends ?)
Oui ! je vous crois ; voici ma main.

Don Giovanni
Main de bonne race, qui me fait fondre le cœur.
à part
(Gentil dieu d’Amour, je te devrais beaucoup,
Si dans cette forêt tu me laisses traquer
Une proie aussi belle).

Elisa
A quoi pensez-vous ?

Don Giovanni
Je goûte mon bonheur.

Elisa
Si un cœur fidèle peut vous rendre heureux,
Voici le mien ; il est à vous.

Don Giovanni
Ta foi me suffit ; garde-la moi,
Belle idole. Je ne demande rien d’autre.

Elisa
Qu’elle est chère, cette première attention
D’un époux qu’on adore.

Don Giovanni
Allons, ne tardons plus. Tu seras heureuse.
Il part.

Elisa
Console-toi, Carino ; je te trahis.
Mais tu n’es pas le premier. Les femmes
Préfèrent leur fortune à leur amant.
Elle part.


Scène IV
Donna Isabella, en habit d’homme, luttant
contre des brigands ; puis le duc Ottavio.


Donna Isabella
Ciel, au secours !

Ottavio
Misérables ! Et il est seul !
Quelle rage ! Quelle vilenie !
(les brigands fuient, chassés par le duc Ottavio).

Donna Isabella
Ami, je dois tout à votre courage.

Ottavio
Qui sont ces méchants qui ont mis votre vie en péril ?

Donna Isabella
Des brigands. Ils dépouillent les uns ;
Ils tuent les autres. Ils m’ont pris mon cheval.
Ah ! Pourquoi les troupes royales
Ne détruisent-elles pas cette bande infâme ?
Si près de la Castille, le roi la supporte ?

Ottavio
Ces scélérats changent tout le temps de lieu.
Mais on les finira par les atteindre.

Donna Isabella
Permettez au moins que je sache à qui je dois
Cette opportune intervention qui me sauve !

Ottavio
Je suis le duc Ottavio, neveu du roi. Et vous ?

Donna Isabella
Force m’est de révéler à mon libérateur
Tous mes secrets. Ces vêtements
Vous trompent sur mon sexe. Je suis
Isabella d’Altomonte ; je suis née
A Parthénope, dans une noble famille.

Ottavio
Pourquoi vous déguiser ? Quelle aventure
Vous arrache à votre patrie ? Et pourquoi,
Si jeune, allez-vous errant, toute seule ?

Donna Isabella
Dieu ! quelle question barbare !
Je vais tout vous raconter, dans l’espoir
De vous gagner à moi.

Ottavio
Ma foi, mon pouvoir, mes conseil, moi-même,
Je vous offre tout pour vous aider
Dans votre projet.

Donna Isabella
On m’a trahie.
Le traître qui m’a ravi l’honneur
S’est enfui en direction de la Castille.
Je désire le retrouver.

Ottavio
Qui est ce misérable ?

Donna Isabella
Don Giovanni Tenorio, seul rejeton
D’une illustre famille, né lui aussi
Sous le ciel barbare qui m’a donné la vie.
Il devait, l’impie, être mon époux ;
A la belle saison qui fleurit les prés,
L’amour devait joindre nos mains.
Je l’aimais fort, et je croyais trouver
En lui un sentiment égal ; chaque moment
Etait pour mon cœur une éternité.
Mon amant frémissait d’impatience ;
Plus d’une fois, le monstre s’est joué
De mon amour naïf, en assurant
Qu’il ne brûlait que pour moi !
Plus d’une fois, au moment de partir,
Il m’a dit adieu en pleurant !
Je me croyais heureuse ; mais le traître,
Sans qu’il y ait de ma faute, se laissant prendre
Pour mon malheur à des passions nouvelles,
Dont j’ai trop tard ouï parler, m’a sans rien dire
Abandonnée, emportant avec lui
Ses promesses, les miennes, ma douleur,
Mon espoir, mon cœur, ma vengeance.
Hélas ! seigneur, si vous avez pitié
D’une amante abusée, défendez, je vous prie,
Sa juste cause. Que le roi soit instruit
De mon malheur, et que le traître,
S’il tombe en son pouvoir, expie sa faute.

Ottavio
Donna Isabella, je compatis, je pleure
Sur votre malheur. Ou don Giovanni
Sera votre époux ; ou sa mort, je le jure,
Effacera l’outrage qu’il vous a fait.

Donna Isabella
Vous soulagez mon cœur d’une grande partie
De mon infortune.

Ottavio à part
(Un visage si beau ne méritait pas
Un amant infidèle).
Vous pourrez prendre mon cheval.
Un écuyer m’en garde un autre
A quelques pas d’ici. Partons.
La ville royale est toute proche.

Donna Isabella
Que le ciel vous remercie pour moi !
Porter secours aux malheureux montre une vertu
Qui égale l’homme aux divinités.
Ils sortent.

Scène IV
Carino, seul.

Grâce au ciel, les voilà partis. Je voudrais
N’avoir jamais affaire à ces gens-là !
Gens de la ville ? Au large ! Orgueilleux,
Méprisants, ils prennent le pauvre laboureur
Pour une bête sauvage. Nous leur fournissons
Leur pain, à la sueur de notre front.
Ils doivent à nos peines
Tout ce qui fait leur richesse ;
Et pourtant ils nous traitent plus mal
Que leurs chevaux et que leurs chiens.
C’est chez eux phrase toute faite :
« Le vilain est indélicat. » Allons donc !
Ils sont, eux, d’une délicatesse extrême !
Il disent le vilain voleur ; l’homme des villes
N’est-il pas plus rusé voleur que nous ?…
Mais je ne vois pas, près de la fontaine,
Le soleil de mes yeux ? Elisa, où es-tu ?
Où te caches-tu ? Elle se sera dissimulée
Pour fuir l’odieuse vue des gens de la ville.
Viens, cesse de me tourmenter. Ah, ah, coquine !
Tu es derrière ce hêtre. Je t’ai vue…
J’avais cru que c’était Elisa. Elle est montée
Sur la colline, peut-être, pour y cueillir
Des fruits sauvages. J’y vais tout de suite…
Mais la voilà. Cours, Elisa…Mais que vois-je ?
Un berger est avec elle. Non, ce n’est pas un berger.
Ses habits grossiers le feraient croire,
Mais l’ornement de ses faux cheveux,
Sa peau blanche et sa démarche fière
Sont signes sûrs qu’il vient de la ville.
Ciel, que veut dire cela ? Est-ce qu’Elisa
Trahit déjà sa foi ? Je vais me cacher.
On ne me verra pas, et je verrai.
Il se cache.

Scène VI
Don Giovanni, en habit de paysan, Elisa. Carino, caché.

Don Giovanni
Gracieuse nymphe, je vous suis
Reconnaissant de votre amour.

Elisa
Pourquoi ne pas me donner
Le beau nom d’épouse ?

Carino à part
(Hélas ! Qu’est-ce que j’entends ?)

Don Giovanni
C’est que vous ne l’êtes pas encore.

Elisa
Que manque-t-il
Pour que l’union soit parfaite ?

Don Giovanni
Tout ce qui convient à mon rang.
Les cérémonies d’usage, le rituel
Et toutes les solennités des noces.

Elisa
Eh bien ! Allons célébrer ce rituel !

Carino à part
(La scélérate !)

Don Giovanni
Oui. Mais il serait inconvenant
Que vous veniez tout de suite avec moi.
Il me faut d’abord tout disposer.
Chère, dans quelques jours,
Je vous attendrai à la ville.

Elisa
Comment ? Vous voulez me tromper, peut-être.

Don Giovanni
Chassez de votre cœur cette crainte vaine.
Je ne pourrais pas être déloyal, quand bien même
Je le voudrais. J’ai juré ; que cela vous suffise.

Elisa
Les dieux vous puniront si vous pensez
A me trahir.

Carino à part
(C’est toi qu’ils puniront, traîtresse).

Don Giovanni à part
(Il faut la flatter, pour n’avoir pas à souffrir
Le vacarme ennuyeux de ses plaintes).
Chère, je te laisse mon cœur.
C’est les larmes aux yeux que je quitte ;
Mais j’emporte avec moi l’assurance
De ton amour et de ma foi.
Elise, adieu !

Elisa
Puis-je espérer, cher, que vous serez constant ?

Don Giovanni
Je peux le jurer à nouveau, si vous voulez.

Elisa
Partez tranquillement. Je vais vous suivre.

Don Giovanni
Mais pas trop tôt, pour que personne
N’y prenne garde.
à part.
(Si tu espères me revoir, tu te trompes).
Adieu, chère.
Il part.


Scène VII
Elisa et Carino.


Carino à part
(Mes yeux, qu’avez-vous vu ! Ah, que dois-je faire ?)

Elisa à part
(Et s’il m’avait trompée ? Eh bien ce cœur
Reviendra à son Carino. Pour parer à tout,
Je veux m’assurer au moins d’un amant fidèle.)

Carino
(Oh noire infidélité ! Je veux confondre
L’infidèle ; je veux abandonner cette femme indigne).

Elisa
(Il est gentilhomme. Peut-il mentir ?)

Carino
Tu reviens bien tard.

Elisa
Ecoute, Carino : cette biche blanche,
Que j’aime tant, je l’ai entendu bêler.

Carino
Dis-moi ; n’est-ce pas plutôt un daim
Qui t’a en bêlant invitée à le suivre ?

Elisa
Il n’est pas venu de daim ici.

Carino
Il me semble pourtant avoir vu
Un animal, qui n’était certes pas une biche.

Elisa
Tu t’es trompé.

Carino
Non, je ne me suis pas trompé. C’était
Un animal comme toi et moi.

Elisa
Tu veux dire un homme ?

Carino
Exactement.

Elisa
Ah, je me rappelle. C’était le valet
De Coridon, qui est l’amoureux de Nerina :
Ce berger malappris qui nous fait rire
Avec les sottises qu’il dit.

Carino
Je comprends ; et tu y as pris plus de plaisir
Que toutes les autres.

Elisa
C’est vrai : il me fait rire.

Carino
Peut-être un jour il te fera pleurer.

Elisa
Pourquoi ?

Carino
Suffit…Son nom ?

Elisa
Quelle question ? Tu ne connais pas Pagoro ?

Carino
Je ne l’ai jamais vu si charmant
Et si hautain.

Elisa à part
(Ah ! je commence à craindre d’avoir été surprise.)

Carino
Qu’est-ce qu’il t’a promis ? Qu’est-ce qu’il a
Juré de faire pour toi ?

Elisa
Il m’a promis de trouver un compagnon
Pour ma biche.

Carino à part
(Ouais, la biche a déjà trouvé son compagnon).
Mais j’ai cru entendre le mot « mariée ».

Elisa
Eh bien ! C’est ma biche qui sera la mariée.

Carino
Je l’ai entendu dire que tu serais, toi, la mariée.

Elisa
Il l’a dit. Toutes les filles d’ici disent
Qu’elles vont se marier avec ce grand niais,
Et il le croit.

Carino
Il est allé à la ville ?

Elisa
Oui ; il va vendre les fleurs de Nerina.

Carino
Et il a emporté le cœur d’Elisa ?

Elisa
Comment ça ?

Carino
Ne t’inquiète pas. J’ai tout entendu,
Tout. Vilaine, menteuse,
N’essaie pas de dissimuler.

Elisa
Hélas ! C’est comme cela que Carino me parle ?

Carino
C’est comme cela que Carino, trahi,
Parle à la parjure. Dis-moi, cruelle :
As-tu oublié la foi que tu m’as jurée ?
N’as-tu pas pu rester fidèle un jour ?

Elisa
Ecoute-moi…Ne va pas imaginer…

Carino
Tais-toi. Je ne veux plus t’entendre.
Je sais que tu voudrais, avec de jolis mensonges,
Me faire tomber dans un nouveau filet.
Ah, si je continuais à écouter tes menteries,
A coup sûr je mériterais d’être trompé.

Elisa à part
(Je ne peux plus cacher ma faute).
Ah, Carino, ma vie ! C’est vrai, c’est trop vrai ;
Ce gentilhomme audacieux que tu as vu
Voulait se jouer de moi. J’ai eu pitié
De lui ; des voleurs l’avaient dépouillé ;
Il appelait au secours ; et il m’a offert sa main,
Ce gentilhomme, en échange de ma compassion.
Et avec ses jolies phrases, ses minauderies
Et tout son art d’homme de la ville, il m’a presque
Poussée à devenir aussi folle que lui.
Mais je me suis souvenue de toi, mon Carino ;
Je t’ai gardé ce cœur, fidèle et constant.

Carino
Malheureux que je suis ! Ah, si je pouvais
N’avoir jamais entendu tes paroles.
Je te renie, je t’abandonne, et je maudis
Le jour où je t’ai connue.

Elisa
Ah non ! Reste ! Pauvre de moi !
Non, mon chéri, ne m’abandonne pas.
Tu ne te rappelles pas ces douces journées
Ou, à l’envi, toi et moi…

Carino
Si, je me les rappelle, pour mon plus grand malheur.
Je jure de te détester autant que je t’ai aimée.

Elisa
Regarde la pauvre Elisa, prosternée à tes pieds.
Je te demande pardon pour cette erreur innocente.
Pitié, mon chéri !

Carino
N’y compte pas.

Elisa
Puisque tu es ma vie, je ne peux pas
Vivre sans toi.

Carino
Ta vie ne m’intéresse pas.

Elisa
Je saurai mourir à tes pieds.

Carino
Je te regarderai mourir avec plaisir.

Elisa à part
(J’avais prévu qu’il me haïrait).
Je vais me percer le sein avec cette pointe.

Carino sans la regarder
Eh bien, vas-y. Perce-toi ;
Transperce ce cœur indigne. Lave la tache
Dont tu as souillé ma foi et mon amour.

Elisa
Je ne crains pas la mort ; c’est ta colère
Qui me fait trembler. Ah ! ne me laisse pas
Mourir sans m’avoir jeté un regard.
Regarde-moi une fois avec douceur,
Et je pourrai me tuer.

Carino
N’y compte pas.

Elisa
Ah ! tu n’as pas des sentiments humains !
Tu me refuses un si petit réconfort ?
Mes larmes ne te poussent pas à la pitié ?
C’est pourtant une toute petite chose
Que je te demande : regarde-moi une fois,
Et mon sang va couler.

Carino à part
(Elle m’attendrit). Je vais te regarder, ingrate.
Qu’espères-tu ? (Ah, vision fatale !)
Non, tu ne me fais pas pitié. (Ah ! je ne résiste plus).

Elisa à part
(Il commence à lâcher). Oh ! dieux !
Je ne suis plus maîtresse de moi ;
L’affreuse, l’amère douleur accomplit
La tâche de l’épée ; je tombe, je meurs.
Elle fait semblant de s’évanouir.

Carino
Elisa ! O ciel ! Que se passe-t-il ?
Es-tu morte ? Non, elle n’est pas morte.
Je vais courir à la fontaine, rapporter de l’eau.
Ceux qui se sont évanouis, on les fait revenir
En leur jetant de l’eau au visage.
Il part.


Scène VIII.
Elisa, puis Carino, qui revient avec de l’eau
dans un pot.

Elisa
Il est tombé dans le piège. Oh, il est utile
De savoir à propos faire semblant. C’est l’arme
Favorite du beau sexe. Le voilà qui revient ;
Continuons à feindre.
Elle reprend la position.

Carino
Divinités du ciel ! Portez-lui secours.
Si elle meurt, que vais-je devenir ?
Malheureux que je suis.
Il lui baigne le visage.
Ses lèvres ont bougé. Je crois qu’elle revient.
Idole de mon cœur, vois ton berger,
Qui t’aime et te porte secours.

Elisa
Barbare, tu veux ma mort
Et tu m’empêches de mourir !

Carino
Non, mon trésor. Je ne veux pas que tu meures.

Elisa
Mais si tu me crois inconstante, infidèle ;
Je ne peux que haïr la vie.

Carino
Mon petit cœur, je te crois constante et fidèle.

Elisa
Cruel, tu te moques de moi ?

Carino
Non, non ! Je me repens de ma cruauté.

Elisa
Tu ne me parleras plus de tes soupçons ?

Carino
Non, mon trésor.

Elisa
Tu me seras fidèle ?

Carino
Jusqu’à la mort. Mais ne perdons plus
De temps. Chère, les instants sont précieux.
Allons, que l’amour joigne nos mains ;
Que ta mère consente…

Elisa
Oui, allons ; te suivre est mon seul désir.

Carino
Merci à vous, divinités du ciel !
J’ai retrouvé la paix que j’avais perdue.
Je suis le plus heureux des amants.
Il part.

Elisa
Pauvre Carino. Quelle aubaine
Pour les fines mouches.
Elle part.