LA POMME DE DISCORDE ET L’ENLÈVEMENT D’HÉLÈNE

 
 

COMÉDIE de

DON GUILLEN DE CASTRO et DON ANTONIO MIRA DE AMESCUA

 

PERSONNAGES :
Musiciens.                           Lariso.                                   Bergers.
Delio.                                     Nise.                                      Mingo,rustre.      
Pâris.                                     Irène, nymphe                      Junon.   
Vénus.                                   Pallas.                                   Priam.   
Hector.                  Polyxène.                             Premier lutteur.
Polymneste.                         Anténor.                               Lutteurs.
Cassandre.                           Ménélas.                               Hélène.
Panthée.                               Un garde-dames. Achille. 
Deux Troyens.     Ulysse.                   Agamemnon.
Second Grec.

 

 

PREMIÈRE JOURNÉE.

[Entrent les musiciens et les bergers, avec une couronne de laurier ; parmi eux, LARISO, DELIO et NISE].

MUSICIENS
Que sur terre l’année nouvelle
descende avec d’heureux présages.
Aujourd’hui un nouveau soleil
réjouit les montagnes de Troie,
en habille les cimes d’or
et de violettes les vallées ;
que les bergers de ces montagnes
reçoivent le cœur plein de joie
ces premiers moments de l’année,
et qu’à Troie ils soient favorables.
Que de ces beaux rayons dorés
naissent des feuilles et des fleurs
pour couronner l’année nouvelle
qui nous arrive au mois d’avril.
Pastourelles du mont Ida
qui recueillez les perles dans le Xanthe,
célébrons aujourd’hui avec des fêtes
cette année qui vient d’apparaître.
Que sur terre l’année nouvelle
descende avec d’heureux présages.

LARISO
Holà, garçons, holà, bergères !
Voici qu’arrive cette année,
c’est un tendre enfançon, à peine né ;
elle n’a pas plus de six heures.
Comme fait le serpent
qui se dépouille de sa vieille peau,
elle est morte hier à peine
et renaît aujourd’hui comme un phénix.
C’est une boule, ou une sphère,
c’est un cercle ininterrompu,
c’est, pour tout dire, une vouivre
qui va se mordant la queue.
Ce jour que nous voyons luire sur Troie
est jour de fête, jour de liesse,
puisque se joignent les deux bouts
du temps qui fait exister l’homme.
La coutume de ces montagnes
est de nommer un roi pour cette fête,
un roi qui ne nous impose
ni bien, ni mal, ni paix, ni guerre.
Un roi de comédie, qui ne pourrait,
le voudrait-il, passer pour un vrai roi.
Un roi, semblable à l’autre, un ver
qui naît et meurt en un seul jour.
Voici la pourpre et la couronne,
voici toute la majesté
de notre roi. Commençons !
Choisissons une personne
qui règne sur nous aujourd’hui.

DELIO
Laboureurs,
qui dans ces aimables campagnes
voyez vos arbres plus chargés
de neige que de fleurs,
votre bonheur d’hommes simples
va se changer en fatale tristesse,
car un présage confondant
vient d’apparaître en ce jour.
Dans la région la plus claire
du ciel j’ai vu une comète ;
elle a la forme d’une flèche,
qui semble viser l’orient.
Sa chevelure changeante
s’approche de ces montagnes ;
sa pointe se fait menaçante
entre le sud et le levant.
Elle dédaigne le soleil lui-même
elle mêle ses cheveux ;
il y a menace de malheurs ;
de guerres entre Asie et Grèce.

LARISO
Tais-toi, Delio. Pourquoi
parler d’abord du pire,
de la guerre ? Il faut deviner
ce que nous promet cette année.
Voyons : ces beaux rayons
nous révèlent peut-être
pour août et pour octobre
une grande abondance.
Prophétise, si tu le peux,
combien dans les riches pressoirs,
les grappes blanches donneront
de larmes rouges et sucrées ;
sur nos larges aires, verrons-nous
des montagnes de grains d’or,
trésor du paysan,
piliers de nos existences ?
Aurons-nous du gel, du temps chaud ?
Les brebis obéissantes
donneront-elles de blanches toisons
en échange de l’herbe et des fleurs.

DELIO
On a raison de te dire sage.
Tu en sais long, tu n’ignores rien.

[Entre MINGO tout en pleurs.]

MINGO
Aïe, aïe, aïe !

LARISO
Mingo, tu pleures,
quand nous sommes tous en joie ?

DELIO
Mingo, Mingo, tu es triste
quand arrive l’année nouvelle ?

MINGO
J’ai bien raison de pleurer.
Me voilà une année de plus.
Dans les cours et dans les villes
les magnifiques seigneurs
fêtent leurs anniversaires :
c’est sottise pure et simple !
Ils font les beaux, ils sont en joie,
alors qu’ils devraient pleurer,
se lamenter sur le jour
où ils sont nés tout en pleurs.

LARISO
Voilà de vilains discours.
Celui qui naît pour la misère
peut pleurer, mais non pas celui
qui est né pour la belle vie.

MINGO
Toi aussi, tu es assez fou
pour célébrer l’année nouvelle ?

NISE
Je donne au temps ce qui se doit.

MINGO
Je ne pleure plus ; je ris plutôt.

DELIO
Tes façons sont assez bizarres.
Pourquoi maintenant cette joie ?

MINGO
Parce que j’ai vu une femme
à qui le grand âge plaît bien.
Les princes et les seigneurs
lui offrent autant de pièces d’or
qu’ils ont d’années.

LARISO
Ils méritent
de vieillir encore davantage.

MINGO
C’est vrai. Mais jamais les dames
ne font ce genre de cadeaux,
pour qu’on ne puisse pas savoir
ni même deviner leur âge.
Je connais une demoiselle
qui vit sa vie à rebours.
Chaque année qu’elle a de plus ;
elle la compte en moins.
Il y a dix ans, quand je l’ai connue,
elle en avait trente. Aujourd’hui,
elle n’en a plus que vingt ;
et pas un mari pour lui dire :
qu’est-ce que tu fais ici ?
C’est qu’elle est fille encore, dit-elle.
Mais moi, je sais qu’il y a là
vieux cep et non tendre pousse.

DELIO
Tu es toujours plein de malice.
Mais tu nous fais oublier la fête.

LARISO
Tirons au sort pour savoir
qui sera notre roi.

MINGO
C’est un roi qui meurt bien vite,
mais je sais qui voudrait bien l’être.

DELIO
Pas de tirage au sort ; le roi
sera celui que Nise désignera.

LARISO
Qu’aujourd’hui  ce laurier vert,
sans contrainte, sans loi,
fasse un roi pour un instant.

NISE
Je donne la couronne à Delio.

TOUS
Vive Delio !

DELIO
Bien que tu couronnes mon front
avec une branche de l’arbre
qu’on appelle Daphné l’ingrate,
un cœur noble ne peut imiter cet exemple,
et bien qu’il s’agisse d’un jeu,
je la grave dans mon âme
et en fais autant de cas
que des empires grec et troyen.

MINGO
Pas une fois je n’ai été roi ;
je suis né pour être Mingo.

LARISO
Tu voudrais être roi ?

MINGO
Oui. Même seulement roi au jeu d’échecs.

DELIO
A moins d’un grand hasard,
ta fortune te le refuse.

MINGO
Alors j’irai dans les champs
pour être au moins roi de trèfle.

Le roi s’assied.

MUSICIENS

Que sur terre l’année nouvelle
descende avec d’heureux présages :
nous avons un roi couronné
qui régnera sur ces montagnes ;
qu’elles accueillent cette année
en joie, avant que la nuit tombe.

Entre PARIS.

PARIS
Taisez-vous, sirènes cruelles ;
je devrais vous donner la mort.
Vous fêtez un roi, et ce n’est pas moi 
que l’on couronne de lauriers !
Au milieu de ces solitudes,
le roi d’un jour peut-il ne pas être
quelqu’un qui mériterait
de régner pour l’éternité ?
Barbares, parmi vos bêtes,
vous vivez sans loi ni mœurs !
Faites un roi de comédie
avec quelqu’un qui pourrait l’être en vrai !
Et toi qui, dans ta rustrerie,
imbécile, t’égales aux meilleurs,
comment as-tu osé accepter le laurier
alors que tu savais que j’étais là ?
Ordonne que soient redressées
cette injure et cette injustice :
aucun laurier ne te protégera
contre la foudre de ma colère.
Ôte-le de ton front indigne
car, même pour un jeu, le nom
de roi veut un homme
sage, ardent et courageux.

Il lui enlève sa couronne.

Lève-toi, car ce siège

veut un homme sans pareil,
et il n’est pas encore né,
celui qui doit me donner des ordres.

Il l’oblige à quitter son siège.

Vive Dieu ! J’en chasserais
les Troyens et les Grecs.

MINGO
Même parmi les rois de comédie
il se rencontre des rois tyrans.

DELIO
Barbare, coquin, sot, infâme,
tu n’as en toi ni raison ni âme,
c’est à cause de ton orgueil
que je t’ai dit ces vérités.
De quels ancêtres te vient ton honneur ?
Tu es vil, tu n’es pas quelqu’un,
mais le plus humble des bergers
qu’ont jamais vu ces montagnes.
Ce sont deux biches qui t’ont allaité ;
deux bergers t’ont trouvé
dans la forêt parmi les fleurs,
abandonné sur l’herbe.
Toute ta richesse et ta parenté,
c’était un anneau d’or
avec, en lieu de pierre,
trois lettres : f. d. P.
Voilà une belle naissance,
propre à te donner de l’orgueil,
une âme de géant
et une vaillance de héros.

PARIS
J’ai régné d’autres fois ;
j’étais digne du nom d’homme ;
Alexandre était mon nom ;

Il s’assied, couronne en tête.

C’est vous qui m’avez appelé Pâris.
Alors pourquoi mon laurier
a-t-il subi le mépris et l’injure ?
Peut-être suis-je l’enfant
des dieux immortels.
Si mon premier berceau
était fait d’herbes et de fleurs,
n’est-il pas raisonnable de dire
que je descends de Favonius et du Printemps ?
Ces trois lettres j’imagine
qu’elles disent ce que je vaux,
car f. d. p. signifient :
formidable et  divin  pouvoir.

MINGO
Allons bon ! Pas d’accord, Pâris !
tout ça me fait bien rire.
On comprend aussi bien :
fils de putain.

VOIX EN COULISSE
Taïaut ! taïaut ! cherche le lièvre !

LARISO
Voilà notre dame qui chasse.

PARIS
Quelle chance ! Irène va me voir
couronné de laurier.

Entre IRÈNE avec un javelot.

LARISO
Bienvenue au second Phébus,
qui donne des fleurs à l’hiver,
quand les bergers font un roi
pour célébrer l’année nouvelle.

IRÈNE
Qui est le roi ?

PARIS
C’est Pâris,
qui, humblement prosterné,

Il s’agenouille et dépose la couronne à ses pieds.

pose à terre le laurier de son front
pour que le foulent tes pieds ;
le roi de comédie que tu vois
voudrait être roi du monde,
pour te donner de la même manière
des lauriers et de la gloire
et pour couronner tes cheveux
avec la sphère du ciel.
Benvenue à toi,
toi qui en un temps de bonheur
règnes sur les blancs troupeaux
qui volent ses fleurs à l’Ida.
Déjà la neige fondue
revient à son cristal premier,
et sur la montagne ravie
d’avoir si gentille visite,
pour contrarier le vert avril,
janvier fait naître des fleurs.
J’oserai jurer, Irène,
que les rapides des torrents
voudraient être gelés,
ne pas courir vers la mer,
pour pouvoir te regarder,
et cette merveilleuse plaine,
je l’imagine si heureuse
que je ne puis me figurer
qu’il puisse y avoir un hiver
lorsque le soleil est si proche.

IRÈNE
Il faudrait pouvoir te répondre
sans avoir autant de témoins.
Tes amis et tes compagnons
ont voulu que tu sois leur roi.
Reprends, Pâris, mets sur ta tête
ce rameau qui flatte ta gloire,
car je veux être la première
à te rendre hommage comme à mon roi.

PARIS
Je vais promulguer une loi.

Il reprend place sur le siège.

IRÈNE
Quelle loi ?

PARIS
Qu’Irène m’aime.

IRÈNE
Ah ! Pâris ! déjà les étoiles
m’ont soumise à cette loi ;
si c’est mon amour que tu veux,
tu aurais tort de te plaindre,
elles m’ont forcée à t’aimer.

PARIS
Paroles douces à entendre !

IRÈNE
Rappelez chiens et faucons !
Je veux qu’on nous laisse seuls.

DELIO
Que veulent faire Pâris et Irène ?

MINGO
Jouer à pile ou face.

IRENE
Joli et gentil berger
qui apaises mon souci
plus que les blancs troupeaux
que fait paître le mois d’avril ;
la flèche d’un subtil amour
m’a blessée et menée vers toi ;
je ne poursuis ni l’or puissant,
ni la biche craintive ;
l’absence pour celui qui aime
est une image de la mort.
Aujourd’hui l’espoir me conduit
à ne chercher que mon berger,
car il y a des ressemblances
entre la chasse et l’amour.
Tout est guerre et embuscades,
tout est souci, inquiétude ;
pris entre ardeur et froidure,
celui qui aime le mieux
craint le javelot d’oubli
et les filets de jalousie.

PARIS
Tu es loin, tu es à l’abri
de l’oubli, de la jalousie ;
ni ma gloire ni ma peine
ne peuvent aller plus loin.
Pour moi, c’est à la terreur
que me condamne l’amour ;
je suis un pauvre berger
que favorise le bonheur ;
le bonheur fait craindre l’oubli ;
et la faveur me rend jaloux.
Plût au ciel que ce laurier vert
soit la couronne des rois troyens ;
je pourrais t’en faire présent,
Irène en viendrait à m’aimer.

IRENE
Si Pâris était roi, sans doute
il m’oublierait en un instant.

PARIS
Ta race est noble et cependant
tu aimes un humble berger.
Pourrais-je t’oublier, amie,
si le ciel me faisait roi ?
Plus tôt le Xanthe, qui mène
à la mer des perles d’orient
pour que Neptune y boive
la douceur d’un cristal,
remontera vers sa source
plus tôt on verra ces montagnes
avec cabanes et troupeaux
se transporter en d’autres lieux
que je cesse de t’adorer.

IRENE
Quelle douce tromperie !
Je veux y croire pourtant.
Amour, donne-moi la main.

                [Ils se donnent la main.]

PARIS
Les siècles seront des heures brèves,
belle dame, pour notre amour.

IRENE
Dis-moi que je suis à toi.

PARIS
Je voudrais vivre autant
que le Phénix pour aimer
cette main éternellement.

IRENE
Il faut que je voie mes gens ;
nous nous retrouverons plus tard.

                [Elle sort.]

PARIS
Depuis que ce laurier a couronné mon front,
je sens en moi des élans de courage.
Ma pensée s’anime d’audace
et me promet des biens immortels.

                [Il retire la couronne et la garde dans sa main.]

O cercle divin, qui contiens
grandeur, majesté, audace !
Sphère qui, quoi qu’on en dise,
es lumière, éclairs et vicissitudes.
Qui es-tu, couronne ? la forme
l’emporte sur la matière.
Boule dont se joue la fortune,
l’ambition te suit, tyrannique ;
barbare et féroce, toi seule,
tu n’admets pas au monde de rivale.

[Trompettes. Trois nuages descendent des cintres. Ils s’ouvrent en arrivant sur le plateau. On voit paraître Junon, Vénus et Pallas, portant corselet, épée, livre, et voile devant le visage, etc. ]

JUNON
Déployant comme des ailes
les arcs-en-ciel cramoisis,
vêtues de robes d’étoiles,
nous éblouissons ta vue.
Nous sommes Junon, Vénus et Pallas.
Nous venons ici, sujettes
à tes lois, car tes espérances
sont toutes proches du bonheur
et ce jour qui t’a fait roi
te fait aussi juge de tes déesses.

VENUS
Bien que la divinité soit bien au-dessus
de tes pauvres yeux d’humain,
cesse de t’émerveiller,
apprends de notre venue
la souveraine raison.

PARIS
Crainte, respect et désir,
ces trois facultés de mon âme,
à vous voir toutes trois sont troublées.

JUNON
Aux noces de Pélée
nous étions invitées toutes trois,
Les déesses allaient se nourrir
de l’ambroisie la plus fine,
Avril était le majordome ;
il couvrit les tables d’ivoire
avec des nappes de roses.
Nées de vagues de la mer,
des nymphes servaient les plats.
Tantale ordonnait le festin ;
on buvait du nectar sacré
dans des vases de cinnamome.
Du haut du ciel est tombée
cette pomme que sur la table
j’ai aussitôt ramassée.
C’est Jupiter qui l’avait jetée.
N’est-ce pas plutôt la Discorde ?
Il y a là matière à doute ;
mais la forme a plus de valeur ;
la surface nous prend à partie
par ces mots qui y sont inscrits :
« Qu’on me donne à la plus belle ! »

VENUS
Nous y prétendons toutes trois :
en chacune de nous la beauté
règne dans sa perfection.

JUNON
Prends la pomme, Pâris.

[ Elle la lui donne.]

PALLAS
C’est de ta main que nous voulons la recevoir.

PARIS
Cette charge de juge l’emporte
sur celle de roi, sur toute autre ;
mais la créature mortelle,
qui n’a pas, comme Argus, cent yeux,
peut-elle contempler beauté pareille ?
Si les éclairs sont tes rubans,
les cieux, ta mantille et tes robes,
donne-moi les yeux de tes paons,
yeux de saphir et d’émeraude,
pour les mettre en place des miens.
Si dans un azur chatoyant,
parmi des reflets de pourpre,
un soleil peut nous rendre aveugle,
comment, à moins que d’être un aigle,
oser fixer ces trois soleils en même temps ?

VENUS
De quoi as-tu peur ? Pourquoi tardes-tu ?
Donne-moi ce joyau immortel.

PARIS
Retirez ces claires vapeurs,
ces nuages de soie et d’or
qui masquent le ciel de vos visages ;
laissez-moi voir ces yeux, uniques
lumières des deux hémisphères ,
quand bien même je devrais
m’embraser, comme Phaéton,
aux éclairs de trois Apollons.

JUNON
Voici ôté de nos visages

[Elles se découvrent le visage.]

le voile blanc qui les cachait.
Que tes yeux amoureux soient juges ;
car je ferai pleuvoir sur toi
des grappes de diamants et de topazes.
Je suis l’épouse de Jupiter ;
je donne trésors et royaumes.
Qui est mon égale en beauté,
quand, sur un char de pure lumière,
je fends la densité de cet air qui est mien ?.

PALLAS
Si je suis née de Jupiter,
qui peut se comparer à moi
en beauté, armes et parures ?
Moi qui prends le nom de Pallas
pour avoir vaincu Pallas le Titan.
Contre moi tu prétends à la pomme
de par la superbe de tes paons,
et tu ne sais pas quel est mon prix :
je présides aux armes et aux lettres,
aux escadrons et aux académies.

VENUS
Les cygnes aux plumes blanches
ne cessent d’envier mon teint ;
je suis la déesse des amours,
je suis née de l’écume de la mer,
j’ai grandi au milieu des fleurs.
Les humains connaissent bien
ma gloire et tout ce qui m’exalte ;
l’or de cette pomme
c’est la beauté qui doit l’avoir,
non le pouvoir ou la victoire.

PARIS
Les trois visages sont divins,
les trois ciels sont sans limites,
et mes yeux errants
sont restés immobiles
à la croisée de trois chemins.
Si j’en regarde une, c’est elle
qui me semble être la plus belle,
mais si je les regarde toutes trois,
j’admire une beauté si grande
que j’en demeure tout confus.

JUNON
Je te donnerai en ce jour
bonheur, pouvoir et richesse.

PALLAS
Moi, force d’âme et sagesse.

VENUS
Je te donnerai une belle
qui m’est en beauté comparable.

PARIS
Science, richesse et beauté
sont ici en rivalité.
Juge, Pâris, avec sagesse :
Pallas Junon et Vénus
te donnent temps et lieu et chance.
C’est un vrai chaos de beauté ;
ce sont des abîmes de splendeurs.
Junon l’emporte, ce me semble,
car en justice plus d’un
voit en elle bien des richesses.
Pour les sciences, je n’en veux pas
pour être loué par les hommes
et m’enfler de vanité ;
plus d’un prétend tout connaître,
et très peu ont la connaissance.
Mais une rare beauté
n’est-ce pas un divin trésor ?
Amour l’emporte ; veuille, amour,
que, grâce à cette pomme d’or,
l’occasion me donne la joie.
La pomme appartient à Vénus ;
dont la beauté est la beauté suprême ;
c’est à Vénus que je donne la palme.

PALLAS
Désormais du pays troyen
je suis l’ennemie déclarée.
Les Grecs n’en seront que plus forts ;
car je les favoriserai.

JUNON
Ne vois-tu pas, barbare inique,
que tu choisis du même coup
la guerre, l’incendie, la mort ?
Tu n’auras pas de défenseur
quand tout un peuple couvrira,
féronce, les champs de Neptune.
Que tombe Troie ! que Pâris meure !

[Musique. Les deux déesses sortent.]

VENUS
Je demeure ton obligée,
gentil Pâris ; ne crains rien.
C’est Vénus qui t’anime ;
c’est Vénus qui t’inspire.
Je vais te donner une femme
qui me ressemble de si près
que tu la prendras pour moi-même ;
c’est la gracieuse Hélène.
Pars pour la Grèce, prends des navires,
enlève-la, en dépit de la Grèce.
Les trois lettres de ton anneau
signifient : fils de Priam.
Le roi de Troie est ton père ;
Hécube, la belle reine,
a rêvé qu’elle enfantait
un abîme de malheurs,
une torche qui embrasait
les tours et les créneaux
de la grand ville de Troie,
riche, belle et opulente.
Le roi avait donné l’ordre
qu’on te tue et t’avais remis
au vieux Polymneste
qui aujourd’hui te garde et te conseille.
Car, plein d’humaine compassion,
au milieu de l’herbe et des fleurs,
il t’a abandonné à la fortune,
tout en te servant de sentinelle.
Les bergers ont pris soin de toi ;
tu as du courage et des biens ;
à Troie tu te feras connaître ;
pars à l’instant, va voir là-bas les fêtes.

[Musique. Elle sort.]

PARIS
Divine Vénus, qui donnes
belle couleur de pourpre
aux œillets de Chypre
et aux roses de ces forêts,
cette belle que tu promets,
déjà je l’adore en pensée ;
n’oublie pas, sainte Vénus
tes divines promesses.
Je suis fils de Priam ;
déjà dans cette poitrine
mon cœur se sent une force nouvelle ;
de saintes déesses prennent soin de moi.
Fortune, allons à Troie.

                [Entre Irène.]

IRENE
Il faudrait qu’on te le permette.
Où vas-tu, parlant tout seul ?

PARIS
Je porte des divinités secrètes,
qui m’accompagnent et me donnent vie.
Je pars seul.

IRENE
Ecoute, attends.

PARIS
Je suis devenu autre, Irène ; je ne suis plus
celui qui était berger et qui avait nom Pâris.

                [Il sort.]

IRENE
Cieux, montagnes, bêtes, gens,
que sont ces malheurs ?
Paris m’oublie et s’en va !…
Quelle est cette nouveauté,
douce cause de mes peines
La foi est sujette à changer ;
ce sont vérités que je pleure.
Je le suivrai comme son ombre
jusqu’à me perdre dans la nuit
de la mort ; je suis à toi.
Ingrat, pourquoi me laisses-tu ?

                [Elle sort.]

[Musique. Entrent PRIAM, HECTOR, POLYXENE, CASSANDRE et autant de Troyens qu’on en pourra trouver.]

 

POLYXENE
La course a été belle.

 

CASSANDRE
Et le vainqueur bien récompensé.

HECTOR
Alors que tu es à la fois
aimé de tous et redouté,
alors que tu vois sur ta tête
briller la plus belle couronne,
alors que richesse et valeur
rivalisent en ta personne,
alors que tu es l’illustre maître
de Troie, qui en ce lieu
prend pour miroir la mer
et la trouve trop petite,
alors que tu dois ta gloire
à la fondation grandiose
d’Ilion la souveraine,
et au respect qu’inspirent ses remparts,
alors que ton heureux sort
a voulu que tu aies deux filles,
Cassandre et Polyxène,
belle l’une et sage l’autre,
alors que Troïlus, Déiphobe,
Hélénus et moi, nous faisons
retentir le bruit de nos noms
jusqu’au palais de Phébus,
au lieu d’ajouter des trophées
à des gloires si excellentes,
je vois qu’à tes cheveux blancs
ose s’opposer  la tristesse de tes yeux.

PRIAM
Hector, c’est le constant tribut
de notre humaine nature
que de mêler la plus grande tristesse
à la plus grande joie,
et plus encore en ton sage cœur
où il ne se peut que s’oublie
ne serait-ce qu’un seul instant
le souvenir d’une offense ;
donc lorsque je vois les joies,
pour ma couronne, pour mes enfants,
s’accorder mieux que jamais
à la mesure de mes désirs,
lorsque je vois plus que jamais
à Troie se hausser jusqu’au ciel
les flèches de tours élancées
sur des palais admirables ;
lorsque plus que jamais j’accorde
à la superbe Ilion la gloire,
plus que jamais m’afflige
Laomédon, mon père et ton aïeul,
et le souvenir malheureux
d’avoir vu, sans l’avoir vengé,
le sang de son cœur répandu
colorer une épée grecque,
et le rapt injuste et brutal
d’Alcyone ma sœur,
injure d’une main grecque
à la couronne troyenne,
puisque pour sa grande honte,
entre les bras de Télamon
l’adultère est sa prison
et l’infamie son cachot.

HECTOR
Chez ceux dont l’esprit est lucide,
le sentiment de l’honneur
ne doit pas attrister la vie.
Certes, bien des soucis empêchent
de mesurer l’espoir aux circonstances ;
mais on peut être fier
lorsque tous les retardements
sont de subtils détours pour la vengeance.
Anténor a déjà mené
en Grèce ton ambassade ; il attend
que soient satisfaits comme il faut
ta volonté et ton honneur ;
et si c’est non, alors pour venger
superbement notre offense,
couvre la terre de troupes
et de navires la mer ;
impose une telle rigueur,
prépare une telle vengeance
qu’il ne reste plus en toute la Grèce
ni une ville, ni un créneau,
ni une vie, ni un honneur,
ni un vouloir, ni une foi,
ni un souffle, ni un espoir,
ni un arbre, ni une fleur.
Repose-toi, entre temps,
sur lui et donne des fêtes,
car il faut que ne manquent pas
les signes de force et de joie.
Montre à la renommée
en ta faveur ces témoins,
garde hardiment tes secrets,
donne le change à l’ennemi ;
l’homme le plus enclin
à la tristesse, si ses lèvres
savent taire ses offenses,
prépare une vengeance aisée.

PRIAM
Je vais suivre ton conseil,
bien qu’il fasse honte à mes cheveux blancs.

TROYENS
Voici que les filles de Troie,
qui sont des miroirs de beauté,
dont la parure et l’ornement
font qu’à tous les regards deviennent
agréables les fâcheries
et fâcheuse l’indifférence,
viennent en semant des roses
pour que les foulent de leurs pieds,
Madame, celles qui auront
de ta main le prix de beauté,
puisque c’est à ton jugement
qu’on s’en remet.

CASSANDRE
On n’a pris garde
ni à ce que j’aurais souhaité,
ni aux difficultés possibles,
et je préfère, [à Priam] avec ta permission,
refuser.

PRIAM
Et pourquoi ?

CASSANDRE
Si jamais j’accepte, il me faut
prévoir la ruine complète
de Troie, car j’ai vu des querelles,
des destructions, des désespoirs,
des malheurs, des lamentations,
que dans le ciel écrivent des étoiles,
et tout cela aura pour cause
un prix donné à une belle,
qui, par surcroît d’infortune,
devra être issue de ton sang.

POLYXENE
Tu ne cesses de nous tromper
en annonçant des raisons d’avoir peur.

CASSANDRE
Seigneur, jamais n’ont nui
contre le malheur les mises en garde.

POLYXENE
Trouve-t-on parfois dans ta science
une vérité certaine ?

CASSANDRE
Tu ne la connais qu’à peine.

PRIAM
C’est lâcheté que de la craindre,
folie que d’y ajouter foi.

HECTOR
Puisqu’on n’ose pas se risquer
à explorer ces profondeurs,
donnons plutôt à la force
les prix prévus pour la beauté.
Les lutteurs vont pouvoir
s’affronter. Prends place sur ton trône.

POLYXENE
C’est de toi que vient l’obstacle.
C’est de toi qu’on se plaindra.

CASSANDRE
Tu es la première à te plaindre,
car on peut tenir pour assuré
que tu dois emporter le prix de la beauté.

POLYXENE
C’est possible. Ne suis-je pas belle ?

CASSANDRE
Si, ma sœur bien-aimée.
Ah ! si le Ciel avait voulu
que tu aies eu moins de beauté,
tu aurais aussi moins de malheur.

POLYXENE
Tais-toi ma sœur.
Peut-il exister, pour une femme,
si elle n’est pas insensée,
un malheur plus effroyable
que de cesser d’être belle ?

CASSANDRE
Hélas !

POLYXENE
Cesse de m’affliger. Tu es cruelle :
celui que ta prophétie
porte à craindre un mal à venir
le souffre mille fois.

[Entre un lutteur équipé comme il convient.]

PREMIER TROYEN
Quel gaillard !

SECOND TROYEN
Il mettrait en rocher en pièces.

PREMIER LUTTEUR
Si quelqu’un veut tomber par terre,
qu’il vienne affronter mon bras.

[Entrent PARIS, POLYMNESTE et MINGO]

PARIS
Polymneste, voici une occasion
qui va suffire à faire
que le ciel avec plus de force
établisse ma renommée.
Mingo va lutter le premier.

MINGO
Tu veux pouvoir venger ma chute ?

PARIS
Non, sur ma vie.

MINGO
Ni sur la tienne. Je ne veux pas.

PARIS
Pourquoi ?

MINGO
Parce que j’observe
que même si je le mets par terre
pour pouvoir le mettre par terre,
il faudra que je tombe aussi,
et tomber sur un homme, ce n’est pas
pour moi, parce que s’il tombe
en dessous, il est évident
que c’est une chute très honteuse.

PARIS
Allez ! il faut que tu te battes.

MINGO
Il le faut, puisque tu y tiens.
Je tomberai par terre, et rien de plus ;
ainsi j’aurai fait mon devoir.

                [Il s’avance pour lutter.]

J’ai déjà l’air d’un lutteur.

PREMIER LUTTEUR
Tu oses lutter avec moi?

MINGO
J’aurais mieux aimé
qu’il y ait de la paille.

[Ils luttent ; Mingo est jeté à terre.]

PREMIER LUTTEUR
Tu m’as laissé vaincre facilement.

MINGO
J’ai bien pensé
que tu serais très fier
de m’avoir mis par terre.
Mais que tous ces arbitres
qui ont vu comment tu m’as vaincu
sachent que je suis un homme
qui a lutté plus d’une fois ;
mais dans ma vie j’ai toujours lutté
contre des gens incapables
de me jeter par terre.
Ceci pour que se dissipe
ton orgueil de m’avoir vaincu.

 

POLYXENE
Il a de l’esprit, ce montagnard.

[PARIS s’avance pour lutter.]

CASSANDRE
Celui-là aussi a de l’allure.

HECTOR
On voit que ses bras sont forts
et il prend vaillamment la position.

PARIS
Je veux venger mon compagnon.

PREMIER LUTTEUR
Tu vas payer ton impudence ;
te mesurer à moi !

PARIS
Mesure d’abord la terre.

[Il le renverse.]

PREMIER LUTTEUR
Tu es Hercule ?

HECTOR
Victoire d’une belle élégance.

PARIS
Ma force n’est pas moindre.

MINGO
Et moi, que pensais-tu que j’étais ?

CASSANDRE
Je loue la force et la vaillance
d’un aussi parfait gentilhomme.

POLYXENE
Il convient à un homme vrai
d’être fort et vaillant.

[Entre un autre lutteur.]

DEUXIEME LUTTEUR
Viens lutter avec moi.

PARIS
Tu es bien insolent. Je vais bientôt
te jeter par terre.

DEUXIEME LUTTEUR
Ta force est grande.

POLYXENE
Avec une élégance merveilleuse
sa force tire parti de la chance.

HECTOR
L’homme le plus fort
pourrait envier sa force.
Déjà tous ceux qui étaient venus
pour lutter ont déployé
leur force et les voilà
tout craintifs et apeurés.

PARIS  
Qu’attendez-vous ? Venez,
que je vous étende à mes pieds.
Troyens, un homme de la montagne
vous attend. Qu’attendez-vous ?
Où se cache la valeur troyenne ?

HECTOR
Puisque personne, ô chère Troie,
ne défend ton honneur,
j’entrerai pour lui en lice.

PRIAM
Où vas-tu, fils ?
Que va-t-on dire de toi ?

HECTOR
Père, ce vilain me défie en premier
parce que je suis le premier des Troyens.
[à Pâris] Hector est devant toi.
Tends-toi, barbare, ou prépare-toi
à lutter contre une montagne,
dont chaque muscle est celui d’un géant.

PARIS
Prince, j’accepte le défi ;
mais je dois d’abord savoir
si tu prétends me vaincre
par la force ou par le respect.
Si c’est au respect que tu penses,
et non à la force, déjà
je suis ton serviteur, à tes pieds
dès maintenant je me rends ;
mais si tu mets de côté le respect
et ne luttes qu’avec la force,
tu as beau être plusieurs montagnes,
je possède encore plus de cœurs.

HECTOR
Il suffirait pour moi
de la force subtile d’un doigt
pour en vaincre mille comme toi.
J’ai de l’expérience, vilain.
Cette puissance qui est mienne
ne t’étonne pas ? Tu me regardes
comme si tu étais aveugle.
Tu ne sais donc rien de ma force ?
Puisque tu vois avec quelle assurance
je réponds à tous tes doutes,
si je ne te fais pas changer,
c’est à un autre toi que j’ai affaire.
Oublie le respect, attaque-moi.

PARIS
Quel est ce début de partie,
prince ? Pourquoi ne parles-tu pas
avec tes seules forces ?

HECTOR
Tu vas bientôt perdre cette assurance.

PARIS
Ce que tu me promets, tu le feras mal.

HECTOR
On dirait un rocher au milieu de la mer ;
ce sont pourtant mes bras qui l’entourent.
Es-tu un dieu descendu sur la terre
pour faire honte à mon renom ?

PARIS
Tes forces, prince, sont plus grandes
que ton renom.

HECTOR
Ah ! Ciel, tu as donné toutes tes forces
à un humain !

PARIS
J’ai eu de la chance,

[Il le force à mettre un genou en terre.]

puisque j’ai tenu à mes pieds
Hector à genoux.
C’est assez de bonheur pour pouvoir dire
que j’ai vaincu.

HECTOR
Un homme plus fort que moi
pourrait continuer à vivre !

[Il veut le tuer avec sa dague.]

Je fais mal, mais je crève
de honte et de douleur.

PARIS
Une telle valeur peut nourrir
une pensée aussi injuste !
Tu fais mal, en me traitant
si mal.

POLYMNESTE
Prince de Troie, arrête ;
vois : c’est ton frère
que tu poursuis pour le tuer.

HECTOR
Que dis-tu ?

POLYMNESTE
A tes pieds, Roi, j’implore ta pitié.
Ce fils nouveau-né
que tu m’as confié, le voici.
Tu m’avais ordonné de le tuer.
Mais j’ai vu en lui la pure lumière
de son innocente beauté
et je lui ai laissé la vie au milieu des rochers.
Et pour que de cette vérité
tu sois entièrement sûr,
j’apporte des preuves suffisantes.

PRIAM
Polymneste, je reconnais bien ton visage,
de plus répond pour toi je ne sais quelle tendresse
qui vient de naître dans mes entrailles.
[à Pâris] Embrasse-moi.

PARIS
Seigneur, ce sont tes pieds que je voudrais baiser.

PRIAM
Tout mon sang dit
que cette valeur est mienne.

HECTOR
On l’a bien vu dans ce combat.
Car qui pourrait croire que n’est pas
du même métal que moi
celui qui est plus fort que moi.

PARIS
J’ai pris entre tes bras
une part de ta valeur.

POLYXENE
Toutes deux, frère,
nous n’avons pas moins part en toi.

CASSANDRE
Puissions nous entre tes bras le mériter !

PARIS
La fortune ne pourrait pas
me placer en un meilleur lieu.

[Entre ANTENOR, vieillard à longue barbe.]

HECTOR
Voici Anténor.

PRIAM
C’est ainsi, sans l’avoir annoncé,
tout seul et affligé,
qu’il vient à mes pieds ! Malheur sur moi !

ANTENOR
Bien que j’aie vu, roi triomphant,
qu’en cette heureuse circonstance
tu célèbres tes bonheurs
et jouis de les voir s’accroître,
je n’ai pas retardé mon ambassade,
échec qui te sera pénible,
pour qu’au milieu de tes joies
tu la trouves moins amère.
J’ai parlé en Grèce à Télamon
qui fait de ta sœur Alcyone,
qu’il tient injustement captive,
pour sa honte sa concubine ;
non seulement je n’ai pas eu de lui
la moindre ombre d’excuse,
mais ses paroles ont été
autant d’offenses que ses actes.
J’ai parlé aux autres princes grecs,
ils favorisent ses désirs,
approuvent sa brutalité,
publient hautement tes offenses ;
finalement on peut conclure
que ta gloire va s’obscurcir,
car l’arrogance de la Grèce
est née pour faire à Troie un affront.

PRIAM
Je ne peux pas, non, je ne peux pas te répondre,
car les offenses et les afflictions
me font regretter mes cheveux blancs
et m’étouffent au milieu des douleurs.

HECTOR
Il n’y a pas à répondre,
père, car il est juste
que quiconque est livré à la honte
réponde avec les armes.

PARIS
Père, frères, puisque mon destin
m’a miraculeusement amené
là où tout le monde est offensé,
et moi aussi, comme les autres,
écoutez ce que j’entreprends
pour satisfaire à l’honneur
de tous les courages troyens
en agissant tout seul.
Hélène, la belle grecque,
l’épouse de Ménélas,
qui au fond de mon cœur
est plus que mon âme,
sera une proie suffisante
si mon amoureuse habileté
l’enlève en représailles
du rapt de l’autre
qui est ta sœur. Qu’il advienne
que, avec ton illustre flotte,
livrant au vent toutes les voiles,
je sois celui qui laboure les flots
et que j’arrive en Grèce et que je fasse
que ses princes apprennent
que les vengeances de Troie
ont pour elle une heureuse issue !
Vénus est de mon parti :
je lui ai donné comme à la plus belle
la pomme qu’avait fabriquée
la déesse de discorde.

CASSANDRE
Ciel ! Troie est perdue,
père, si tu n’empêches pas
mon frère de faire ce voyage.

PRIAM
Que dis-tu ?

CASSANDRE
Il a donné ce prix ;
voilà ce que j’avais prophétisé.

HECTOR
Il faut donc toujours que tu crées,
sous prétexte que tu es savante,
des difficultés insensées ?

PRIAM
Moins de passion ! il faut sortir
de ces doutes qui me torturent.

PARIS
Sur quoi Cassandre se fonde-t-elle ?

POLYXENE
Elle vit toujours dans la crainte ;
il est si dur d’être savante !

PARIS
Elle se soucie peu d’être sage.

[Entre IRENE]

IRENE
Ainsi donc, poursuivant qui me fuit,
je m’en vais, aveugle et folle !
Pauvre de moi ! mais c’est un malheur
qui est commun aux femmes.
Le voilà. Que vois-je ? Que vois-je ?
Mingo !

MINGO
Madame ! Madame !
Que tu es venue vite !
Mais a-t-on jamais vu, quand amour la pique,
pour un objet qu’elle trouve à son gré,
une femme être paresseuse ?

IRENE
Que se passe-t-il ? Dis-moi.

MINGO
Qui qu’en grogne, je vais te conter
de longues histoires. Ecoute.

IRENE
J’écoute, pleine de crainte et de curiosité.

PARIS
Tu es seule à m’en empêcher, Cassandre.

CASSANDRE
Oui, car je suis seule à deviner le malheur.

POLYXENE
Et tu pleures avant qu’il arrive.

HECTOR
Vois la chose de plus haut,
avec plus de réflexion.

PRIAM
Pour l’instant nous attendons Déiphobe
et Hélénos, qui auront
un rôle important à jouer.

PARIS
Je désire qu’ils voient en moi
leur frère.

HECTOR
Tu auras dans leur cœur
la même place que moi.

IRENE
Suis-je pas sa femme ? Est-il possible
qu’il me méprise ?

MINGO
Laissons-les entre eux.

POLYXENE
Allons.

MINGO
Allons ; tout amour est une embrouille.

IRENE
Attends, Pâris, attends.

PARIS
Ah ! ciel ! Irène, pardonne-moi,
j’ai d’autres soucis en tête.

IRENE
Mais de moi nul souci ! Cette offense
vient de ta bouche ?
Il ne suffit pas, Pâris,
de m’avoir déchiré les entrailles ?
Tant de passion, tant de joies
s’oublient-elles si facilement ?
M’as-tu si peu d’obligations ?
La moindre vient seulement
de ce que je suis ton épouse.

PARIS
Tu ne l’es pas. J’étais alors
seulement fils de mes œuvres ;
maintenant je suis fils de roi.

IRENE
Et ton âme ? N’est-ce pas la même ?
Ah ! traître, amant ingrat !
La fureur dans laquelle tu me jettes
va te faire brûler à sa flamme.
Mais il vaudrait mieux que tu mettes
un terme à des froideurs,
que tu regardes…

PARIS
Je suis pris
par une obligation plus forte.

IRENE
Ah, menteur ! alors je vais
m’attacher à ton ombre, traître,
et, honteuse de t’appartenir,
j’irai, suspendue à ton cou.

PARIS
Arrête, tu m’ennuies.
Irène les passions humaines
aspirent à diverses voies.
Selon les eaux que leur donnent leurs sources
différents sont les cours des fleuves vers la mer.
La mer a des moments de richesse ou de manque
selon qu’elle recule ou se gonfle ;
ciel et terre, avec des accidents variés,
donnent tantôt l’hiver, tantôt l’été.
Ma bouche était tendre, et sourde est mon oreille.
Dans tes bras j’adorais cette ombre que tu es,
je brûle et lutte avec le soleil, dans sa sphère.
Je suis humain, prends patience, j’ai changé,
car (ces exemples l’ont montré) il est facile
à qui change d’état de changer sa pensée.

IRENE
Pâris, la terre pleine de reconnaissance
donne ses fruits au laboureur qui la cultive ;
la vigne tendrement enlacée à l’ormeau
mérite de vivre heureuse et respectée ;
la neige fondue au soleil
descend dans la vallée qui la désire ;
l’épée vaillante brille et lutte
en suivant la main qui la manie.
Mais tout vacille incertain et peu sûr
si dans une harmonie se glisse le projet
d’un être faux, d’un parjure audacieux.
En accord avec ces exemples d’inconstance,
femme comme je suis, je saurai — prends patience —
en pleurant cet affront, obtenir ma vengeance.

 

 

DEUXIEME JOURNEE

Entrent MENELAS et HELENE.

MENELAS

Tant de pleurs versés
pour une aussi brève absence !
Chère, c’est pour moi
abréger en vous la vie.

HELENE
Ah ! cieux sacrés !
Ne voyez-vous pas dans mes yeux
qu’elle ne peut être brève
puisqu’elle est à vous ?
L’instant où je ne vous vois pas
me semble durer mille siècles.
et si le désir brûlant
croît au milieu de mon espérance,
que ne fera-t-il au milieu de mes craintes,
lorsque chaque jour lui imposera un délai ?

MENELAS

Ah, Hélène, mon aimée !
Ah ! mon beau paradis !
ce sommet d’heureuse gloire auquel j’accède,
par l’assurance de ton amour,
et qui égale à ta beauté ma fortune ,
je ne veux pas à si haut prix
le contempler dans tes yeux
que je doive cesser de le garder
présent en ton absence
quand la circonstance me contraint
à éterniser les délais.
C’est assez ! ne détruis pas
avec des larmes et des angoisses
mes yeux où vivent tes images.

HELENE
Ces images belles, qui sont à toi,
dans ces moments de manque,
soupirent après tes caresses ;
si tu les aimais vraiment,
comme un joyau très cher,
tu ne les priverais pas de lumière,
tu ne pourrais un moment te séparer,
rompant les liens qui nous unissent,
de ma vue et de mes bras.

MENELAS

De grandes obligations
foulent aux pieds les désirs
chez les princes justes,
chez les hommes forts,
car c’est une loi, parfois négligée, il est vrai,
que pour l’honneur on mette en péril sa vie.
Le roi de Troie réclame
sa sœur Alcyone
qu’il déclare offensée,
et dont il met la liberté à si haut prix
qu’il envoie pour la reprendre un de ses fils.
C’est Pâris, qui approuve
et excite ses inquiétudes,
et c’est pourquoi, nous tous,
princes de Grèce, convoqués,
nous nous réunissons au Pirée ;
vois si je puis m’en dispenser.
Mais avant, j’attends le moment
où il passera par cette mer ;
je veux le recevoir
dans mon pays, dans ma maison,
Hélène, car la courtoisie
n’est pas contraire à ma gloire,
qui brille et resplendit
quand son meilleur témoin
est le pire des ennemis,
si, bien qu’elle apparaisse
accompagnée d’affronts,
elle produit sur les lèvres des éloges.

HELENE
Cette opinion que j’approuve,
j’ai plaisir à la trouver en toi,
et je me sens forcée à oser,
contente et consolée,
supporter ton absence,
puisque tu n’obstines à ne pas renoncer.

[Entre PANTHEE.]

PANTHEE
Le Troyen foule déjà ta terre.

 

MENELAS

Il a déjà débarqué ? Par quelle négligence
me prévient-on si tard ?
Je vais à sa rencontre ; belle épouse,
demeure en paix.

HELENE
Doux époux, que la paix t’accompagne.

MENELAS

Tu pourras m’aider
à lui faire honneur dans cette maison,
d’autant que j’espère,
pour m’honorer moi
la lui montrer à ta lumière,
car ta beauté est le soleil de ma grandeur.

                [Il sort.]

HELENE
Est-elle nombreuse, cette flotte ?

PANTHEE
Sa grandeur me fait peur,
mais j’admire encore plus sa beauté.
On a couru vers elle
et la plage est pleine de monde.
Comme un escadron bien formé
nous avons découvert ses navires,
tranquilles et imposants,
car la mer, sans amertume,
mais douce et en repos,
leur accordait une allure sereine.
Elle déployait leurs voiles
sous un jour si favorable
qu’elle montrait que le temps
en chacun de ces vaisseaux
mesurait sagement le vent
pour que l’évolution soit parfaite.
Ils allaient tous sans qu’importe
son souffle à leur navigation ;
avançant chacun à son rang,
flattant les eaux de leurs rames,
ils avaient la plus fière allure,
la plus belle qu’on puisse voir.
De magnifiques pavillons
sur les mâts et les antennes
pourtant déjà bien décorées
avec des écussons superbes
flottaient si doucement au vent
qu’on aurait dit les langues de leur renommée.
Le soleil lui-même aidait
à mettre en valeur leur beauté,
il penchait si bien
la tête pour les voir
que forçant les reflets
il leur donnait la mer comme miroir.
Au milieu des applaudissements,
la flotte du Troyen
apparut et il semblait lui-même
si majestueux que je crois
qu’il allait causer en tous
le même étonnement qu’en moi,
quand je le vis sur la poupe
d’une barque, car je doute
que Jupiter ait pu
pour plaire à Europe,
prendre en Crète
figure humaine plus parfaite.
Il prit terre, plein d’étonnement, 
et je suis en proie à une chimère,
ou elle l’a reçu,
m’a-t-il semblé, en tremblant,
mais je ne puis juger
si ce fut de joie plus que de crainte.
Là nombre de chevaux
étaient venus l’attendre ;
il prit soin d’en faire l’éloge
et sur le meilleur d’entre eux
alors qu’il allait monter,
jouant du frein il le vit ployer le genou.
Et lui, le visage hautain
et plein d’une noble fougue,
le récompensa de sa gentillesse,
car sans toucher à l’étrier
il sauta en selle si légèrement
qu’il toucha à peine l’arçon.
et avec ses capitaines
qui en vêtures et couleurs
sont ses imitateurs,
sans arriver à son élégance,
je l’ai laissé venir entre mille palmes
traînant d’un seul regard tous les cœurs après soi.

HELENE
Dans cette peinture
tu as réalisé tes espoirs ;
mais moi qui ai entendu
si tranquillement cet éloge,
j ’éprouve un désir,
ciel ! je le ressens et ne le crois pas,
par une extravagance
proche de tacher mon nom,
je désire voir un homme.
Reculez, légèreté
féminine, mon malheur,
car je suis Hélène, femme de Ménélas.
Il vient. Ce désir
peut-il être aussi injuste ?
Si je ne risquais d’être remarquée
je refuserais de le voir.

                [Entrent MENELAS , PARIS et ses officiers.]

 

PARIS

Quelle beauté !

 

HELENE
Quel changement je vois en moi !
Mais s’il est gentilhomme, qu’importe ?

PARIS

Vénus, mon espoir est dans ton nom.

MENELAS

Voici mon épouse, vaillant Troyen.

PARIS [à part]

Je suis en sa présence…
[haut] Permets-moi de lui prendre la main ;
je le mérite puisqu’elle est ma reine.

MENELAS

Ce n’est pas impossible.

PARIS

Ou ma bouche va lui baiser le pied.

HELENE

Ce serait trop.
Relève-toi et sois le bienvenu.

PARIS 
C’est me rendre la vie ;
car j’ai cessé de vivre
pour avoir été trop heureux.

MENELAS
Prends ce siège à côté d’Hélène.

PARIS
Si une faveur est un surcroît d’honneur
le scrupule doit l’accepter.

[à part] Caprices aveugles,

ne vous perdez pas dans ma passion.

HELENE [à part]

Qui commande dans mon cœur
tant de hardiesse à mes yeux ?

[Ils s’asseyent ; on apporte des clefs sur un plateau.]

 

MENELAS
Illustre Troyen, ces clefs
sont celles des portes et de la citadelle
de cette ville, dont tu es le destin
puisque tu t’y trouves ;
prends, avec elles,
car ma volonté va à l’extrême,
possession de ma ville
comme tu l’as de ma maison.
Gouverne depuis ce siège
mon royaume, commande à mon peuple,
car l’or qui brille sur mon front
donne pure prouesse et gloire éternelle,
pendant qu’au Pirée je tâcherai
de représenter ta personne,
pour qu’Alcyone revienne
triomphante dans les murs de Troie.
Et que cette courtoisie
ne te contraingne en rien, car j’estime
que si c’est un service que je te rends
la gloire de l’avoir rendu est mienne.

PARIS
Grec invaincu et souverain,
voyant ainsi fondés
l’héroïque de ta pensée
et le généreux de ta main,
j’ai vu combien s’apprécie
la prouesse qui est en toi
d’avoir fait que Troie soit l’obligée
à jamais du laurier grec.
Mon zèle aura du mal
à obtenir pour toi cette palme,
car il faut faire entrer dans l’âme
ce qui s’élève jusqu’au ciel.
Mais dans cette courtoisie
je demeure ton obligé,
car ton souci en cette affaire
se dépense pour mon compte,
et ne pas admettre tes honneurs
serait montrer que Troie
est incapable de payer
des obligations si grandes.
Je baise les clefs ; ta prouesse a fait
que le monde s’étonnera ;
à ceux qui les gardent en ton nom
je les confie au mien.

MENELAS
Ma grandeur se montre
opposée à la tienne,
car même en courtoisie
tu veux être vainqueur
mais je l’emporterai même si tu refuses
en ne tardant pas à te servir,
en allant à terre pour obtenir
la satisfaction que tu attends.

PARIS
Je vais avec toi jusqu’au port.

MENELAS
Tu as tort d’espérer le pouvoir.

PARIS
Ce sera jusqu’à la porte de la ville,
sur la vie de ma dame et ton épouse.

MENELAS
C’est un grand serment.

HELENE
Et mon affliction recommence.

MENELAS
Hélène, tu cherches à me tuer
alors que je suis sans défense.

                [Ils s’étreignent.]

HELENE
Absence, tu me donnes la mort !

PARIS
Jalousie, tu m’as tué !

MENELAS
Ah ! merveilles sublimes,
mon cœur ici vous abandonne.

                [Ils sortent.]

HELENE
Ah, occasion téméraire !
J’échappe en fuyant à tes mains.

                [Elle sort.]

[Un garde-dames est entré entre temps.]

LE GARDE-DAMES

La reine affligée montre bien
ses regrets et sa tendresse.
Voici que s’absente…

[Entre MINGO en soldat.]

MINGO
La tête me tourne !

LE GARDE-DAMES
Mais qu’importe ? Tout passe vite,
quand il n’est question que d’un mari.

MINGO
Les splendeurs de cette maison
m’éblouissent.
Je veux demander à ce vieillard
deux ou trois choses
qui étonneront
quand je les raconterai ailleurs.

LE GARDE-DAMES
Celui qui vient là est troyen.

MINGO
Salut et paix !

LE GARDE-DAMES
Que dites-vous ?

MINGO
Que le ciel vous garde

LE GARDE-DAMES
Quoi ?

MINGO
Vous n’entendez pas ?
Alors je vais parler avec les mains.

LE GARDE-DAMES
Non, je ne suis pas si sourd.
Parlez fort et lentement.

MINGO
Vous avez une charge dans ce palais ?

LE GARDE-DAMES
Oui, je suis garde-dames.

MINGO
Sourd et garde-dames ? Bien.
Vous vous opposez à leurs caprices,
sans que vos oreilles
prêtent leur concours à vos yeux ?
Je n’en crois rien. Mais qui sait ?
Il est peut-être possible
de faire dans un palais
ce qui ailleurs est impossible.
Comment les gardez-vous ? Il me faut
le savoir pour ma gouverne.

LE GARDE-DAMES
Je les garde en ne les gardant pas.

MINGO
Voilà une idée que j’approuve,
car il est le plus trompé
celui qui les tient mieux au secret,
car elles sont d’autant plus rusées
qu’on les surveille plus étroitement.

LE GARDE-DAMES
C’est mon avis.

MINGO
En Grèce, elles sont toutes comme à Troie ?

LE GARDE-DAMES
Question stupide !
Elles sont partout femmes.

MINGO
Ah ! si on pouvait s’en passer !
Quel bonheur ce serait !
Mais qui vient là ?

LE GARDE-DAMES
Attends ; la reine va sortir.
Elle va au temple de Vénus
faire ses dévotions
comme toujours en pareil cas.

MINGO
Dévote, elle est dévote ;
elle fréquente la boutique
de Vénus, je veux dire : son temple.

[Entre HELENE avec sa suite ;]

HELENE
Comparé à la vertu même,
ce parangon l’emporte encore.

MINGO
Voilà qui est piquant ! Par ici
on voit entrer Pâris et sa suite ;
si Hélène et Pâris se rencontrent
ce sera une rencontre illustre.

[Entre PARIS avec sa suite.]

PARIS
Maintenant, Vénus, maintenant !
Aide-moi ! J’invoque ton nom.

HELENE
Ma folle pensée est suivie
d’une occasion traîtresse.
Que fais-tu, Pâris ?

PARIS
Ma dame ?

HELENE
Où vas-tu ?

PARIS
J’imagine que je suis
l’ombre de ton divin soleil.
Cela suffit pour ma gloire.

HELENE
Mieux vaudrait que tu restes ici
pour te reposer du voyage.
Reste.

PARIS
Si je ne suis pas importun, mal venu,
permets que je t’accompagne.

HELENE [à part]
Je gèle.

PARIS [à part]
Je brûle.

HELENE
Je vais au temple de Vénus
où a lieu pour moi une fête
et où ta compagnie pourrait
pour l’édification de tous,
puisque mon époux n’est pas là
être d’un grand poids.

PARIS
Je n’ose pas te répondre
car on voit trop clairement
quel est ton désir et je ne sais
si je vais me risquer à te supplier
de demander dans le temple
de ma part à la belle déesse
de m’assister dans la réussite
de certain projet que j’ai,
car elle sait pourquoi
je viens de Troie en Grèce.

HELENE
S’il s’agit de demander
à Télamon la liberté d’Alcyone
sans que tu reçoives
l’assistance de mes prières,
ta raison est assez forte
pour que tu puisses mériter
qu’elle te donne la victoire,
car elle est déesse et comprend
quelle faute ce fut que ce rapt
d’une femme par un homme.

PARIS
S’il s’est épris d’elle
autrefois, de telle manière,
la maltraiter aujourd’hui
est la faute dont je l’accuse.
Ce n’est pas de l’avoir enlevée
que je lui ferai reproche,
même si Troie s’en offense,
car dans mon cœur compatissant
je ne sais quelle erreur éblouissante
lui pardonne facilement.

HELENE
Pauvre de moi ! On peut excuser
une offense qui va si loin ?
Celui qui vient demander vengeance
ou qui veut obtenir satisfaction
est celui qui trouve des excuses
et pardonne, sans avoir honte
de s’avouer offensé ?
Qui le croirait ? A mes yeux, 
Pâris, Pâris, avec ces mots
tu as perdu beaucoup de ton crédit.

PARIS
Donc il faut que j’efface
devant toi ma faute, ma dame,
songe que  je suis homme et qu’il se pourrait
que s’impose à moi et m’advienne
une autre occasion de me perdre
par mon amoureuse passion,
et j’estime avec raison
avoir avec ce que j’imagine
un chemin déjà tout prêt
pour demander mon pardon.

HELENE
Ah ! quel soupçon me donne Pâris,
quel sursaut du cœur, quelle peine !

PARIS
Magnifique Hélène, on dirait que tu est troublée…

HELENE
Va-t’en, Pâris, tu es téméraire
et tu offenses les femmes.

PARIS
Tu es seulement une déesse, et je te crains.

HELENE
Va-t’en, va-t’en, tu vas trop loin.

PARIS
Je m’en vais, puisque tu le veux.

HELENE [à part
Mais, pauvre de moi ! je suis femme.

PARIS [à part]
Que faire si elle me méprise ?

HELENE [à part]
Il faut que je sois un rocher.

PARIS [à part]
Je crois que je suis téméraire.

HELENE [à part]
Pourquoi faut-il que mes yeux se retournent
vers lui ?

PARIS [à part]
Mes malheurs ne sont pas si grands…

HELENE [à part]
C’est un souvenir de ma folle sottise.

PARIS [à part]
puisqu’elle maltraite avec les lèvres
celui à qui ses yeux font fête.

                [Ils sortent.]

[Entrent PALLAS et ACHILLE.]

ACHILLE
Noble déesse, dis-moi qui tu es ;
pour moi, je suis Achille.
Les éclairs subtils
dont tu frappes mes yeux

me font trembler et tu m’as emporté
sur les rapides ailes du vent.

PALLAS
Achille, je suis Pallas.

ACHILLE
Laisse-moi prosterné à tes pieds
reconnaître ta divinité puissante
et dis-moi, illustre déesse,
quel est le pays, quelle la ville que je vois.
Je ne reconnais pas la zone tempérée
et j’admire la grandeur
de cette ville du brûlant midi.

PALLAS
C’est Troie la belle.

ACHILLE
Que de splendeur, que de majesté !
Tours superbes et remparts
construits par la lyre d’Apollon,
couronnés de hautes pyramides.

PALLAS
Rien n’est à l’abri de mon pouvoir terrible.

ACHILLE
Pourquoi me mènes-tu les voir
s’ils renferment des ennemis de la Grèce ?

PALLAS
Je n’aime pas cette ville ;
je déteste ce peuple ;
il t’est donné de servir ma vengeance
et je t’offre une femme
qui anime ton courage et mon espoir.
Je veux qu’aujourd’hui tu la voies,
mais tu n’en jouiras pas sans lutte.

ACHILLE
Je suis fils de Thétis , et bien que les destins
annoncent que je dois mourir à Troie,
par le grand Jupiter,
je veux être la foudre pour ces murs ;
mais comment un Grec pourra-t-il voir
cette belle lumière aux milieu des Troyens,
qui sont de toujours ses ennemis et ses oppresseurs ?

PALLAS
Lié par ce ruban tu seras invisible.

ACHILLE
Alors ma main se risque,
à ta cité d’or et de neige…
Mais, dis-moi, ces gens-là
ne sont ils pas Priam et Hector ?

[ Entrent PRIAM et HECTOR.]

PALLAS

Si.

ACHILLE
Qu’il est grand !
Oh, Troyen vaillant,
foudre et terreur de la nation grecque,
j’envie ta gloire et ta valeur m’épouvante.

PRIAM
Et Cassandre chante !
Elle nous annonce la ruine
de tous ces monuments merveilleux d’harmonie !

HECTOR
Oui, seigneur, sa folie
me promet une sépulture malheureuse ;
mais quelle crainte parviendrait
à troubler l’âme gigantesque
d’un Hector ? Face au monde
au ciel, à la mer profonde,
mon courage méprise
les orgueilleux princes de la Grèce.

ACHILLE
Oh, pouvoir éprouver sa force et son renom
contre cet homme immortel !
Par Jupiter le Saint,
qu’il est fort, et brutal en sa colère !
Il serait la terreur et l’épouvante
de celui qui soutient le ciel de ses épaules.

[Entre POLYXENE.]

PALLAS
Regarde Polyxène,
c’est celle que je te donne.

ACHILLE
La sereine lumière de la paisible aurore,
quand elle couvre d’or les montagnes de l’orient,
les nuées violettes
dont la pourpre revêt au couchant
le soleil à son dernier pas,
la sphère céleste avec ses planètes
et les grappes d’or
des hautes images que j’adore,
n’ont jamais été si belles.
Que le gai printemps
trouve ici des couleurs
pour former le jasmin, les œillets et les roses ;
et que l’amour apprenne à mieux tuer d’amour
jusqu’aux rayons de sa sphère brûlante.

PALLAS
C’est par la guerre que tu gagneras cette lumière que tu vois.
Le destin l’ordonne : tu ne jouiras pas de Polyxène
si tu ne prends Troie d’assaut.

ACHILLE
La colère et l’amour m’y poussent ;
mon cœur, à l’étroit
dans la sphère de ma poitrine
sent palpiter ses ailes, intrépides,
qui m’appellent à la fureur :
ce sont des trompettes qui sonnent aux armes.

PRIAM
Belle Polyxène,
délice suprême de ces yeux,
quelles craintes, quels chagrins
te font souffrir, alors que je vis ?

POLYXENE
Je voudrais voir Pâris.
N’est-ce pas triste que de ne pas le voir ?
Nous avons à peine vu
ce frère merveilleux que nous le perdons.

PRIAM
Bientôt il reviendra victorieux de Grèce.

HECTOR
Et s’il tardait là-bas,
je l’irais chercher en dépit de la mer.

ACHILLE
Sans armes, guerre et sang
je ne puis mériter ce beau soleil ;
alors que ma noble valeur
mette le feu à cette terre.
Ô superbe Ilion, qui domines les vents !
Amour me donne ses ailes
pour attaquer tes hauts remparts ;
de mes armes cruelles
tu n’es pas à l’abri et je pleure tes malheurs
parce que j’adore les yeux de l’Infante.

                [Entre  IRENE]

 

IRENE

Puissant roi, si le monde

donne des couronnes aux rois

pour qu’ils défendent les faibles

et mettent en haut lieu les forts,

tu es roi, je suis femme,
mon nom est Irène
et bien que je sois née dans les montagnes
mon sort n’est pas humble,
car, dans ma sphère, bien que, élevée
dans mes rustiques domaines,
je n’aie pas été connue
pour illustre et de premier rang,
un montagnard venu on ne sait d’où,
qui n’avait que sa beauté pour toute richesse,
et que sa force comme protecteur,
fit naître en moi des émois
et me lia de telle sorte
que je me soumis à ses désirs
et l’emmenai dans mon domaine.
J’en fis mon époux,
et pour qu’il ait plaisir à l’être,
je lui fis des cadeaux de mes richesses
et des douceurs de mes caresses,
et lui donnai un petit univers
qui semblait un abrégé du ciel
quand il sortit de mes entrailles
et que ses yeux purent le voir.
Mais plus tard, se trouvant,
faut-il que je dise comment ?
dans une position plus haute, —
ah ! fortune inconstante, quel n’est pas ton pouvoir ! —
ayant cédé à l’ingratitude,
le vilain me quitta et s’en fut
sans attendre mes plaintes ;
car les ingratitudes présentes
ont bien plus de force
que les obligations passées.
Vois si j’ai raison,
Roi invaincu, de me jeter
à tes pieds, de demander justice
à toi et au ciel, et si tu dois,
toi, sur la terre, me la faire
car mon offense est à faire frémir.

PRIAM
Qui est ce cœur ingrat ?

HECTOR
Il mérite un juste châtiment.

PRIAM
Je te jure par ma couronne
de le châtier et de le rendre
à tes yeux et à tes bras.

IRENE
Qu’il te souvienne bien de ces paroles,
roi glorieux…

PRIAM
Que veux-tu dire ? Qui est-ce ?

IRENE
Une seconde fois je me jette à tes pieds.
C’est Pâris qui a été si injustement perfide.

PRIAM
Tu t’es jouée de moi.
C’est mon fils ; va-t’en, va-t’en,
il n’y a pas d’obligations
quand les rangs sont inégaux.

IRENE
Ah, justice de la terre !
Tu n’es guère favorable
à qui tu devrais l’être. Pauvre de moi !
mes malheurs m’accablent.

PALLAS
Quelle est ta pensée, Achille ?
Qu’est-ce qui t’arrête ?

ACHILLE
Une crainte me fait frémir,
et une beauté me rend brave ;
mais je ne serai pas peureux.
On m’a prophétisé,
ah ciel ! qu’à Troie, à Troie,
ma mort serait malheureuse.
Mais les maux à venir
n’interdisent pas les biens présents ;
et je me résous à mourir,
puisque ce sera dans le bonheur.

PALLAS
Alors approche-toi de Polyxène,
va, commence à être audacieux, baise sa belle main.

ACHILLE
Mais comment oser oublier
le respect ? Je suis tout tremblant.

PALLAS
Ne crains rien. Ne remarques-tu pas
que tu es invisible ? Va.

ACHILLE
Et même si sa neige doit me mettre en feu.

POLYXENE
Ah, ciel ! ah, mon père ! ah, mon frère !
Quelqu’un m’a pris la main.

[ACHILLE lui prend la main.]

Quelqu’un y pose ses lèvres.
Secourez-moi, défendez-moi !

PRIAM
Que dis-tu ?

ACHILLE
Puisse ce bonheur durer à jamais.

HECTOR
Ma sœur, c’est ton imagination.

POLYXENE
Plût au ciel ! Que les malheurs soient des erreurs !

PRIAM
Tant de prodiges me troublent l’esprit.

HECTOR
Ce sont des choses qui me rendent fou.

                [Ils sortent.]

PALLAS
Irène, n’es-tu pas une femme ?

IRENE
Et toi, ma dame, qui es-tu ?

PALLAS
Une autre femme, offensée
par les rigueurs cruelles de Pâris.

IRENE
De Pâris ? Comment est-ce possible ?
S’il t’a offensée, toi,
toi dont la beauté est divine,
quel châtiment ne mérite-t-il pas ?

PALLAS
Venge-toi. Je t’y exhorte.

IRENE
Tu me rends si furieuse
que pour mettre Troie en flammes
je veux me servir de la Grèce ;
mon propre feu pourtant suffirait,
car je suis femme, et je brûle
d’une jalousie qui me désespère
et d’offenses qui me rendent folle.

PALLAS
Mettez le feu à Troie !

IRENE
Mettez le feu à Troie !

PALLAS
Achille, qu’en dis-tu ?
Cette autre beauté ne suffit-elle pas,
si tu la reçois en prix,
à te faire détruire cette ville ?

ACHILLE
Je vois déjà sur ses remparts les flammes
et tout le ciel se couvrir de fumée.

PALLAS
Viens ! Je vais te ramener en Grèce.
Et cette fois Troie va périr.
Guerre à Troie !

IRENE
Guerre à Troie !

ACHILLE
Troie va périr,
car, entre l’injustice et le désir,
pour rendre vaillante
l’épée d’un amant
deux femmes ont fait un accord.

[Entrent PARIS et deux TROYENS.]

PARIS

Temple magnifique !
Entouré de jasmins et de roses
qui en embellissent la structure.

PREMIER TROYEN
Les îles de Cythère
sont connues pour leur feu.
C’est ici qu’allume son fanal
toute construction marine
qui porte comme plumes des toiles
et brise des montagnes d’écume
dans un champ de cristal.
C’est ici que l’habile pilote
qui déploie en mer ses voiles
où souffle un vent inconnu
suspend des lampes d’argent
pour accomplir son vœu à Vénus.
C’est ici que le noble amant
qui souhaite que le favorise
l’amour le plus délicat
suspend des Cupidons d’or
avec des flèches d’ivoire.

PARIS

Déesse de Chypre et de Patmos,
nous sommes dans ton temple saint.
Favorise-moi auprès d’Hélène
et mon amour sera un phénix
entre ces fleurs et ces branches.
Si tu places sur sa langue, dans sa voix
des paroles douces et tendres,
si l’amour dresse pour moi des trophées,
mes désirs brûleront ici
comme des lampes éternelles.
Si tu égales mon bonheur à mon amour,
dans ce temps que j’adore,
en dépit de Junon et de Pallas,
je suspendrai un aigle d’or
dont les ailes cachent le soleil.

LE TROYEN
Voici Hélène. Les musiciens
derrière ce myrte vert
ont pris place et tu vas pouvoir
être un merveilleux Ganymède,
un Adonis plein de douceur.

[Entre HELENE avec deux Grecs.]

HELENE
Déesse du troisième ciel !
En ton temple magnifique
que ce Narcisse troyen,
que ce Pâris venu d’ailleurs
ne tende pas l’arc d’acier.
Je sens mon cœur étranger
à la liberté, plein d’amour,
car de paisibles inquiétudes
me donnent à boire par les yeux
un poison infiniment doux.

PARIS

Ici, ma Dame, ta beauté
merveilleuse semble être
celle de Vénus elle-même,
car la divinité fait savoir
qu’en ce temple elle t’adore.

Et moi qui ai vu la pure lumière

de son visage divin,

je trouve tant d’analogies

que la seule différence

est que ta beauté est plus grande.

Je le jure par les hautes étoiles,
dans cet inutile concours
des trois déesses les plus belles,
c’est à toi que j’aurais donné la pomme,
si avec elles tu avais rivalisé.
Est-ce étrange ? Non, car leur divinité
n’atteint pas même l’espoir
d’une pareille perfection…

HELENE

Flatteries de Troyen !

 

PARIS

Défiance de Grecque !

HELENE

Prends ce siège, Pâris,
je me réjouis de te voir
moins timide et plus courtois.

PARIS

Moi aussi je me réjouis de cette occasion

et de cette audace que tu me donnes.

[Ils s’asseyent.]

HELENE

Depuis que tu es venu en Grèce,
tu as montré grande tristesse
et tu avait l’air dans ma maison
d’un hôte peu reconnaissant
ou d’un absent déjà oublié.
Montre ton âme avec franchise ;
fais-moi connaître ton tourment.

PARIS

Déesses, dites-lui mon mal ;
dieux, dites-lui ce que je sens.

MUSICIENS, [ à l’intérieur]
Amour, amour immortel…

PARIS
Mon amour est sans pareil,
les espérances que je forme
ne sont que des jouets du vent.
Dieux, dites-lui mon souci.

MUSICIENS
La plus belle au monde…

PARIS
Vois : telle est ma peine
que même le ciel en souffre ;
puisque c’est le ciel qui l’ordonne,
dites clairement qui c’est.

MUSICIENS
Qui serait-ce, sinon Hélène ?

PARIS
Même les dieux souverains
disent mon amour et font foi
de mes passions humaines.

HELENE

Pâris, Pâris, je le sais bien :
ce sont de musiciens troyens !
La Grèce est appelée
mère de mensonges, mais de Troie
il faut penser autant de mal.

PARIS
Hélène, ce n’est pas mensonge
que la vérité de qui aime.
Vénus nous protège,
l’amour lui-même est le maître
qui dit qu’on vit pour aimer ;
il l’écrit avec des larmes ;
il le montre avec des soupirs.
Je t’ai dit de mille manières
qu’amour m’a en Grèce amené,
que Vénus commande à ma langue
et à ma voix, et tempère
par la crainte mes espérances.
Vénus a inscrit dans ma pensée
ton extraordinaire beauté.
Est-il étrange que la désire
celui qui ne peut que l’imaginer,
que l’adore celui qui la voit ?
Je t’ai adorée sans t’avoir vue,
de confiance pour ta conquête
j’ai rompu l’onde salée,
souffre que je t’adore en te voyant,
comme en t’imaginant je t’ai adorée.

HELENE
Je t’ai déjà permis de m’aimer.
Que veux-tu de plus ?

PARIS
Et pourquoi interdire l’espoir
à un homme si plein de foi ?

HELENE
Parce que tu pourras changer.

PARIS
Je serai plutôt le trophée
des destins de malheur.

HELENE
Ah, Pâris ! je ne crois pas
aux gentillesses que tu me dis.

PARIS
Pourquoi ?

HELENE
Parce que je désire les entendre.

PARIS
Une vérité peut-elle être douteuse ?
Ou Vénus ment
ou mon mal est réel.

HELENE
O malheureuse Hélène !

PARIS
Ne dis pas que tu es malheureuse,
puisque tu es seule à pouvoir
rendre les hommes heureux.

HELENE
Tu le serais ?

PARIS
Accorde à mon bonheur, sans inquiétude,
un merveilleux présent.

HELENE
Et c’est ?

PARIS
De partir avec moi,
car je mérite d’être ton époux
et que ce beau soleil répande
ses rayons sur les plages de Phrygie.
Tu vois que mon amour est sans pareil,
donne le calme à cette mer profonde,
et que ta beauté gouverne
la plus belle ville
de toutes les villes de l’univers.
Sur cette aimable rivière
un merveilleux navire
t’attend comme invitée et comme souveraine ;
Venus y vient avec nous,
la poupe est une coquille
de rubis où prend place
le dieu d’amour qui m’inspire,
son arc sert de gouvernail,
les flèches de l’amour
sont des rames d’or.
Une étoile est le fanal,
les antennes sont de corail
et le bandeau de Cupidon
est devenu la grand voile
que le dieu immortel
gonfle en agitant ses ailes ;
tout ce qu’il exhale est amour
et Troie prépare des fêtes
avec les toiles d’Arachné
qui ont étonné Pallas.

HELENE
Tu ne penses pas à ma honte ?

PARIS
Tu n’aimes pas, si tu as peur.

HELENE
Toi non plus, si tu m’ôtes l’honneur.

PARIS
Une femme qui aime vraiment
a-t-elle jamais songé à autres chose
qu’à jouir de son amant ?
Et je garde plutôt ton honneur
avec des murs de diamant
en prenant le superbe nom
d’amant ravi et fidèle.

HELENE
Entre l’amour et l’honneur
se livre une dure bataille ;
je connais déjà le vainqueur.
Pâris, le sort en est jeté ;
je suis à toi ; l’amour l’emporte.
C’est Vénus sans doute qui anime
mon vouloir et mon audace,
car il pleut dans ce temple
un amour qui donne la joie,
un amour qui ose tout.
Il me faudra certainement
faire semblant d’être contrainte
pour que par mes cris et mes plaintes
je laisse aux vents rapides
le soin d’assurer mon honneur.

PARIS
C’est là une idée merveilleuse.
Par grande faveur permets-moi
de te baiser une main.

HELENE
Mes gens ont tout remarqué.

[Il lui baise la main et elle se lève, tout affligée.]

PARIS
Tu joues l’affligée.

HELENE
Troyen cruel !
Hôte menteur et déloyal,
qui es venu pour mon malheur,
comme un Troyen, en vérité.
Tu oses manquer de respect
à ma royale personne ?

PARIS
Hélène, ton amour me tue ;
ma foi aujourd’hui va se parjurer,
si tu es une Diane ingrate,
s’il me faut emporter de force ta beauté
sur ces plaines d’argent.
Sur ces lourdes écumes
mes navires seront des oiseaux
de proie. A Troie, à Troie !
Qu’il ne reste rien de précieux dans ce temple ;
que tout soit transporté dans nos bateaux ?
Allons, vaillants Troyens,
Hélène méprise Pâris ;
les Grecs sont des tyrans,
enlevons le soleil de la Grèce.

[Alarme.]

LES TROYENS
Toutes les merveilles de ce temple,
et les femmes aussi, soldats,
transportons-les à bord.

MINGO
Tu es le taureau d’Europe.
Belle prise !… Oh ! si les destins
voulaient me faire riche…

[ Alarme. Sortent les Troyens.]

HELENE
Tu veux déshonorer le nom du vieux Priam !

UN GREC
Ah, Troyens ! N’y a-t-il pas un dieu grec
pour vous inspirer la peur de mal faire ?

HELENE
Tu es une brute, et non un homme.
Tu violes les sacrés autels
de ce temple, tu montres bien
que tu es un fameux voleur.
Ménélas, mon roi, mon époux !
Où es-tu ? Pourquoi ne viens-tu pas à mon secours ?
Il n’y a ni justice, ni piété,
ni châtiment, ni vengeance !
Pourquoi en Grèce une amitié ?
Pourquoi en Grèce une confiance,
s’il n’y a pas de vérité à Troie?
Mer, dans tes profondeurs et tes palais
que nagent de sirènes et des sphynx
en lieu d’algues et de coraux.

PARIS [à part]
Ah, Hélène, que tu joues bien !

HELENE
Ah, Pâris, que tu m’enlèves bien !

[Trompettes. Il la prend dans ses bras.]

UN GREC
Dieux éternels qui êtes
dans les sphères étoilées !
Comment permettez-vous qu’on enlève
la belle reine de Grèce ?
Voilà qu’ils dépouillent le temple
de ses richesses, de ses joyaux ;
ils ne craignent pas les rois grecs,
ils ne respectent pas les dieux.
Ils s’en vont, chargés de butin ;
il n’y a pas d’abeilles travailleuses
qui passent aussi vite, avec des fleurs,
du jardin à la ruche.
J’ai vu quelqu’un au pied
de cette haute montagne ;
je vais les prévenir,
car je crois qu’ils sont grecs.
Oh, si Ménélas était là !

                [Il sort]

[Entre MINGO avec un coffret.]

MINGO
La fortune me favorise,
ce coffret doit être plein
de bijoux et de pierres précieuses !
Je l’ai pêché adroitement ;
avant que ne vogue le navire,
je veux voir ce qu’il y a dedans.

[Il l’ouvre et nomme à mesure ce qu’il en tire.]

Voilà un mouchoir de tête.
Par Dieu, si la femme
du sacristain trouvait
dans ce coffre tout ce qui lui sert
à se peindre le museau !
Dans ce flacon il y a de l’eau
de la reine de Hongrie.
Si quelqu’un s’avisait de la boire ?
Du papier de couleur et aussi
un peigne ! Patience ! par le ciel !
Ici un demi miroir
et ici des cheveux
pour servir de supplément,
car, par tous les saints, le belle
était chauve !
Des pots de fard ;
dans ce papier,
on dirait qu’il y a des perles…
Ce sont de dents, ciel ! de fausses dents !
Une femme qui n’a plus de dents,
qu’elle se farde et se pare
comme un tigre, car elle est vieille.
Voici une corde et des fèves !
La belle vieille était
assez sorcière !
Mais elles le sont presque toutes !
Il faut que j’embarque, pauvre de moi !
car déjà les bateaux s’éloignent
du port et me laissent tout seul.
Hé, les Troyens ! Ils filent.
Et des Grecs viennent par là ;
pauvre Mingo, ils vont se venger sur toi.
Que va-t-il arriver
à celui qui a trouvé ces bocaux ?

 [Alarme. Entrent MENELAS, ULYSSE et le GREC qui vient de sortir.]

MENELAS
Que dis-tu ? Qu’est-ce qui se passe ?
Pâris enlève mon épouse,
Et Vénus l’a permis ?
Sur ses autels éternels
que Jupiter me donne ses foudres
pour qu’elles me servent de flèchent
à lancer sur ces bateaux !

MINGO
La nécessité est très instructive. Ah,Troyens !
Que le ciel vous inflige une tempête
puisque vous avez enlevé
madame Hélène.
Je ne veux pas aller avec vous.

ULYSSE
Tu es troyen ?

MINGO
Je l’étais, mais je ne veux plus l’être ;
c’est un peuple de sots.

MENELAS
Ulysse, Agamemnon,
déjà le vent gonfle les voiles
de ces navires infâmes ;
je veux me jeter à leur poursuite,
parce que le feu de mon cœur
résistera vaillamment
aux ondes, et l’amour
me rendra léger.
Quels océans de malheur !
Quels abîmes de misères
la fortune m’a donnés
pendant cette brève et triste absence !
Pâris me laisse sans âme et sans honneur,
car j’ai tout perdu en perdant Hélène !
Malheur sur moi ! Mers sacrées,
enflez vos ondes superbes,
faites des montagnes d’écume
qui arrêtent ces navires.
Bas-fonds de la mer inconstante
arrêtez, attaquez ces faucons troyens
qui enlèvent ma colombe aimée.
Ouragans échappés
à vos profondes cavernes,
à vos gouffres inaccessibles,
aux volcans et aux montagnes,
déchirez les ailes de toile
qui font voler ces machines
dans la province des eaux,
mettez en pièces les antennes.
Pâris me laisse sans âme et sans honneur,
car j’ai tout perdu en perdant Hélène !

[Trompettes. Paraît une galère avec PARIS et HELENE.]

N’est-ce pas Hélène que je vois
sur la poupe légère ?
N’est-ce pas à côté d’elle 
ce voleur de Pâris qui l’enlève ?

HELENE
Adieu, adieu, Ménélas.
Adieu, ma patrie ; adieu, la Grèce.

PARIS
Adieu, Grecs perfides.

[Trompettes. Le navire disparaît.]

MENELAS
Cieux ! donnez-moi votre faveur ou la patience.
Que ne doit pas entendre Ménélas ?
Princes et amis,
que notre vengeance pour cet affront
soit pour l’univers une tragédie.
Hôte trompeur, hôte menteur,
voilà comment tu me remercies
pour mon amitié, pour mon hospitalité ;
je te suis ; attends, prends garde ;
ondes, recevez un poids

[Il veut se jeter à l’eau ; on le retient.]

qui est un volcan, qui est un Etna,
qui crache un feu d’amour et d’offenses.

ULYSSE
Où vas-tu, gloire de la Grèce ?
Le remède est hors de portée ;
faisons la guerre à Troie ;
laissons réduits en cendres
ses hauts remparts…

AGAMEMNON
Réunissons navires et soldats ;
ces offenses nous sont communes.
Que tous les princes prennent part
à la sainte vengeance.

ULYSSE
Je vais réunir une armée
dont la seule vue fera trembler
le ciel, la mer et les montagnes.
Mort à Troie, guerre, guerre !

MINGO
Mort à Troie, guerre, guerre !

MENELAS
Pâris me laisse sans âme et sans honneur,
car j’ai tout perdu en perdant Hélène !

 

 

 

TROISIEME JOURNEE

Entrent AGAMEMNON, MENELAS et ULYSSE.

MENELAS
Depuis que les puissants de la Grèce
ont réuni dans la mer d’Asie
plus de mille huit cents navires
couronnés de pavillons ;
depuis que cinquante rois
ont repris à leur compte
ma vengeance et que mes affronts
dominent sur leurs âmes ;
depuis qu’est arrivée ici
cette flotte puissante
que ressemble avec ses voiles
à un mont,  à une forêt enneigés ;
depuis que les hauts remparts
de cette superbe ville
sont assiégés par des Grecs
pleins d’orgueil et d’arrogance,
dans les plaines de Troie
naissent des fleurs de nacre,
qui poussent sur des herbes
teintes de sang humain.
Trois batailles ont eu lieu ;
Troie a gagné trois batailles,
car on a l’avantage
quand on se bat sur le sol de sa patrie.
La fortune est peu sûre,
le temps passe, rapide.
Certes, la fureur m’anime,
Mais je crains et commence à douter.
Prenons une résolution,
puisque la trêve se termine :
le jaspe de ces murailles
ne doit pas rester invincible.

ULYSSE
Tant qu’Hector est vivant,
Roi, je n’ai pas confiance
en la victoire ; ainsi l’ont dit
dans de sages réponses,
les oracles de la Grèce.
Hector est un monstre qui tue
tous les Grecs qui s’opposent à lui.
Hector à lui seul défend Troie.

AGAMEMNON
Ulysse a raison ; donc,
ordonnons à dix escadrons
de l’attaquer à la fois.

ULYSSE
Le fameux Achille y suffit.

MENELAS
Amoureux de Polyxène,
qui est la beauté de Troie,
il ne veut pas aller se battre,
il ne veut pas prendre les armes
contre la sainte Ilion
pour ne pas déplaire à sa dame.

ULYSSE
Je le pousserai à la fureur
si le doux amour l’affaiblit.
J’ai inventé un instrument
dont le son excite l’âme,
si bien qu’il inspire à l’homme
colère, fureur  et vengeance.

AGAMEMNON
Et c’est… ?

ULYSSE
D’une caisse et d’une peau
provient le son terrifiant
qui me rendra immortel,
car toutes les nations
s’en serviront dans leurs batailles.
Je m’en vais le réaliser
pendant que durent encore
les heures de la trêve.

MENELAS
Cette nuit
je placerai d’autres sentinelles
près des bateaux, car un espion
m’a prévenu que l’on projette
d’y mettre le feu.

ULYSSE
Que laurier et palmes
couronnent ton front.
J’ai moins de soucis.

MENELAS
Si Achille veut aller à la bataille,
nous pourrons la donner quand l’aube sourira.
Mais peut-être pleurera-t-elle le sort de Troie.

AGAMEMNON
Voici la tente où il s’abandonne
à l’amour et aux larmes.

MENELAS
Voici qu’il parle à un portrait.

[On découvre ACHILLE  assis sur un siège, avec un portrait à la main.]

ACHILLE
Si je te regarde, ô belle Polyxène,
sur qui, dépouillant le lys et l’œillet,
le ciel a transporté les fleurs de l’Hymette
sans que leur couleur égale ton teint,
amour proclame une loi admirable,
l’implication contraire en un effet :
alors que l’objet réjouit la vue,
le cœur souffre une peine immortelle.
Je sens en même temps un bien, un mal infinis,
mon âme éprouve une heureuse misère,
un paradis d’enfer, un enfer céleste ;
ainsi quand l’Olympe escarpé
voit son épaule opprimée par l’hiver
son front goûte une douce sérénité.

[ Entre ULYSSE avec un tambour de guerre.]

ULYSSE
Il faut frapper Achille
avec la fureur de cette caisse
qui appelle aux armes et à la guerre ;
et c’est moi qui vais battre moi-même.

                [Roulement de tambour.]

ACHILLE
Quels sont ces éclairs, ces tonnerres,
qui insufflent cette ardeur
à mon cœur amoureux ?
               
                [Deuxième roulement de tambour.]

Jupiter, déchire le ciel !
Musique sauvage, effrayante,
qui fais naître fureur et rage,
quels Cyclopes t’ont inventée
dans le creux des entrailles
de l’abîme ?

[Troisième roulement de tambour ; ACHILLE devient furieux.]

Qu’on me donne mon casque,
qu’on me donne ma cuirasse et ma lance.
Pardonnez-moi, beau portrait,
si ma fureur vous met en pièces ;
que l’amour fuie et que Mars triomphe !
Guerre ! guerre ! aux armes ! aux armes !
Dans mon cœur sont entrées
les trois Furies, les trois Parques !

[Nouveau roulement ; ACHILLE brise le portrait, prend sa lance sur l’épaule et suit ULYSSE qui continue à jouer du tambour.]

Si cette musique me guide,
ma colère suffit à prendre Troie d’assaut
car un nouveau volcan annonce la mort
ou c’est Ulysse qui,
dans les forges infernales
où habitent les colères,
a fabriqué cet instrument de feu.

MENELAS
Achille, fils de Thétis,
si tu ne tues pas le vaillant Hector,
l’honneur de la Grèce est perdu ;
mes tristes affronts t’appellent.
Que mes affronts donnent de la voix,
que mes angoisses te donnent la pitié,
que mon malheur te donne la fureur,
que ta fureur nous donne la vengeance.

ACHILLE
Ah, belle Polyxène,
je prends les armes contre toi.

MENELAS
Ulysse, l’amour va gagner.

ULYSSE
Je saurai lui inspirer la rage.

[Il frappe sur son tambour.]

ACHILLE
La trêve est écoulée.
Arme-toi, Grèce, car dans l’âme
d’Achille règnent les fureurs
des aspics couronnés.

[Roulement de tambour. Ils sortent tous.]

[Entrent POLYXENE et HELENE.]

POLYXENE
Belle Hélène, sur ta vie,
ces pleurs inconsolables
viennent-ils de ce qu’on te plaint 
ou bien de ton repentir ?
Tes pleurs sont pour Troie
un trésor dont tu l’enrichis,
car chaque larme est une perle,
et chaque pleur un joyau.

HELENE
Dans cette souffrance générale
il n’y a ni conseil ni sagesse.
Fasse le ciel que ta beauté
soit plus heureuse que la mienne !
Je pleure ce destin car il est juste,
au milieu de tant de peines,
qu’Hélène verse des larmes
quand la Grèce verse son sang.

[Entre MINGO avec un papier.]

MINGO
J’ai deux métiers fort nobles,
je vis en jouant des deux mains ;
je suis espion des Troyens,
et entremetteur pour Achille.
Faites-vous la guerre à votre gré ;
moi je triche comme le temps ;
il n’y a pas d’amis pour les amis ;
car les uns se vendent aux autres.
Je voudrais donner ce papier
à la belle Polyxène
sans qu’Hélène le remarque ;
je vais lui faire des signes.

[Il fait des signes.]

POLYXENE
Console-toi, Hélène, fais silence,
car d’autres temps viendront.

HELENE
Je perds l’espérance quand je me rappelle
la brutalité d’une autre bataille.

MINGO
Evidemment si c’était un bijou,
une émeraude, un diamant,
elle l’aurait vu bien avant
que je le sorte de ma poche.
Dieu te gard, beau faucon,
tu ne t’y entends pas en leurres.

HELENE
Ah, malheur sans réconfort !

MINGO
Pris sur le fait comme un voleur,
voilà comment je vais le lui donner.
Qui s’enamoure par écrit,
n’est pas malin ; ma dame...
toujours je te trouve en larmes.

HELENE
On en voit bien d’autres.
Qu’y a-t-il sur le champ de bataille ?

MINGO
Des entremetteurs, des trêves,
des armes et des billets doux
qu’on écrit avec des épées. —
[à part] Je pense avoir été clair.

POLYXENE
Il a un papier à la main ;

[Il le lui donne, et elle lit.]

sans doute c’est pour moi.

MINGO
Grâce à Dieu, elle a compris.

POLYXENE
Ce faible enfant, ce lynx aveugle
qui ne distingue pas les sceptres des houlettes,
et qui a déversé sur ces champs les maux
que pleure le Troyen et que souffre le Grec,
songe à troubler avec armes nouvelles
le repos des mortels malheureux,
avec Mars il nous fait une guerre fatale,
car les flèches de feu ne lui suffisent plus.
Lorsque Mars se fait plus brutal encore,
l’amour me blesse, moi. Fortune en colère,
tu aurais pu changer notre brûlante peine :
Achille aurait été le fortuné Pâris,
Troie étant libre et la Grèce assiégée,
et l’on aurait enlevé Polyxène.

                [Trompettes.]

MINGO
La trompette a retenti,
je vais porter la réponse.

HELENE
Comme cette musique est triste.

MINGO
La trêve est finie.

POLYXENE
Viens à la citadelle, Hélène.

HELENE
Mon mal ne connaît pas de trêve.

MINGO
Je retourne craintif au quartier général.

HELENE
Je m’en retourne à mes souffrances.

[On entend au dessus de la scène un bruit de voix, d’instruments de guerre et d’outils de marine ; on crie derrière le rideau.]

DES MARINS
Trahison ! Trahison !

PARIS
Souque, souque !

LES MARINS
Au feu ! Au feu !

[On voit les Troyens sur un navire, et les Grecs sur un autre.]

D’AUTRES MARINS
Il va mettre le feu à nos bateaux.

D’AUTRES ENCORE
Au milieu de la mer
les uns brûlent, les autres se noient.

MENELAS
Souque, canaille, nous voyons
l’offense, allons la venger.
Souque, souque !

PARIS
Allons, canaille, brisons les rames !

MENELAS
Ah, Pâris ! Toujours aussi perfide ;
je t’ai reconnu ; attends, attends.

PARIS
Je te donnerais volontiers satisfaction ;
mais tu es plus fort que moi.

MENELAS
Je te poursuis avec mon seul bateau ;
attends.

PARIS
Puisqu’il est seul à me poursuivre,
je compte trouver ton châtiment
dans ton espérance.
Recule, souque, attaque !
Sus à la proue de l’ennemi.

MENELAS
Tu as été téméraire, traître.

PARIS
Souque !

MENELAS
Souque !

PARIS
Les grappins !

MENELAS
Les grappins !

[Les proues de deux navires se heurtent ; MENELAS  est sur l’une, PARIS sur l’autre.]

MENELAS
Luttons d’homme à homme, toi et moi…

PARIS
Avec plaisir. A voir ce combat il me semble
que je vois le jour se lever.

MENELAS
…pour que mon pur acier pénètre
dans ton cœur de traître.

PARIS
Parler pendant le combat, c’est perdre son temps et son honneur.

[Entre AGAMEMNON.]

 

AGAMEMNON
Aux armes ! On crie aux armes
sur la terre et sur la mer.

[Dans la coulisse.]

HECTOR

Aux armes ! Aux armes !

AGAMEMNON
A l’assaut ! A l’assaut !

HECTOR
Troie ! Troie !

PARIS
Est-il possible qu’il résiste
à un homme de ma valeur ?

MENELAS
Est-il possible qu’un traître
soit aussi vaillant ?

PARIS
La mer s’irrite de ce que je ne puis vaincre.

MENELAS
La mer s’irrite de ce que je ne puis te tuer.

PARIS
Neptune sans doute a voulu t’aider.

MENELAS
Les vaisseaux se sont écartés.

PARIS
Et je reste là l’âme en peine.

MENELAS
Et moi, offensé.
Accoste ; que ma fureur trouve sa cause.

PARIS
Puisque la mer nous sépare,
échoue-toi sur la plage.

[Les navires accostent ; mais, auparavant, MINGO apparaît sur les murs de Troie.]

HECTOR [dans la coulisse]
Vive Troie !

AGAMEMNON [dans la coulisse]
Vive la Grèce !

MINGO
Je suis monté dans les hauteurs ;
je verrai mieux d’ici
tout ce qui passe pour intéressant.

[La bataille va son train ; d’un côté, ACHILLE  fait merveille et repousse les Troyens ; de l’autre, HECTOR en fait autant avec les Grecs.]

ACHILLE
Il n’est pas né assez de Troyens
pour tomber sous mes mains.

HECTOR
S’il était né plus de Grecs,
ils mourraient de mes mains.

MINGO
Ce sont Hector et Achille.
C’est clair ! Que va-t-il se passer ?
On les reconnaît
aux blessures qu’ils font.
Là où il combattent,
ils ont le dessus ;
leur valeur est égale.
Ils se cherchent, ils désirent
se rencontrer. Beau spectacle !

ACHILLE [dans la coulisse]
Hector !

 HECTOR [dans la coulisse]
Achille !

[Entrent, chacun par une porte, ACHILLE et HECTOR.]

MINGO
Ils se sont appelés l’un l’autre. Ils se rencontrent.
C’est tout juste ce que je voulais.
[Ils se battent.]
Très beau coup ! Superbe riposte !

[Entre MENELAS ; il se met à côté d’ACHILLE.]

 

MENELAS

Mort à Hector ! Achille !

HECTOR
Je serais moins vaillant que deux hommes ?

ACHILLE
Serais-tu immortel que tu mourras !

PARIS
Je suis là.

[Entre  PARIS ; il se met à côté d’HECTOR.]

 Allons, frère ! A mort !

[Ils se battent.]

MINGO
Parfait ! Tout est en place !

[Entrent AGAMEMNON et ULYSSE  qui aident MENELAS.]

AGAMEMNON
Allez, Grec vaillant !

ULYSSE
Troyens, je suis Ulysse !

PARIS
Ici, frère !

ACHILLE
Je suis blessé ; le sang m’aveugle.

[ACHILLE, blessé, sort ; HECTOR vient au secours de son frère ; tous les combattant sortent en désordre. Entrent PRIAM  et POLYXENE, sur le mur.]

PRIAM
La bataille est sanglante.

MINGO

Je vais chercher un autre créneau.

[Il sort.]

PRIAM

Où vas-tu, Polyxène ?

POLYXENE
Défendre le mur.

[ACHILLE revient, avec une lance.]

ACHILLE
Hector est le rempart des Troyens ;
Hector est la ruine des Grecs.
Mes yeux voient soudain mieux,
ils voient ses mains.
Mais quoi ? C’est Philémon
qu’il a blessé et jeté au sol ?
Il laisse tomber son épée. Ciel !
La vengeance ignore la traîtrise.
Hector est désarmé,
sans épée. Cette lance
va accomplir ma vengeance,
par une erreur bien maîtrisée.

PRIAM
Ah ! mon fils ! Qui va te secourir ?
Mais ma voix ne suffit pas.

POLYXENE
Achille ! Tu es capable
de trahisons aussi sauvages.
Je ne le savais pas.
Il l’a percé de part en part.
Ah, malheur !

PRIAM
Ah ! mon fils ! Ah ! cruauté du ciel !

 

[Ils sortent, comme pâmés ; entre HECTOR, gravement blessé, en train de retirer un tronçon de lance.]

 

HECTOR
Attends, traître. Tout mort que je sois,
je veux te tuer.
Laisse approcher un homme qui meurt ;
et garde-toi de faire le fier,
car il n’a pas grand courage
celui qui frappe par derrière.
Avec ce tronçon de lance
que j’ai retiré de ma blessure,
il n’est pas de Grec qui ne doive
verser son sang pour ma vengeance ;
mais je poursuis un vain projet,
puisque je n’ai plus de souffle.
Ah ! Troie, je suis mort,
et tu es perdue avec moi.
Si le ciel me donnait avec mon épée
encore un court instant de vie,
je te laisserais vengée,
mais je te laisse perdue.
Pourtant il faut que j’essaie
de voir si, puisque je peux blesser,
j’achèverai de mourir
en achevant de tuer.

VOIX EN COULISSE
Victoire, Grèce, victoire !

PARIS
Sonnez la retraite.

[Entrent PRIAM et POLYXENE. ]

 

PRIAM
Je reviens à moi pour voir
morte la gloire de Troie

POLYXENE

Seigneur, déjà les Troyens
vaincus battent en retraite.

PRIAM
La force de ces mains vaillantes
leur a fait défaut.

POLYXENE
Mais que vois-je ? Pareille cruauté
est-elle possible ? Mon père,
détourne le regard, ou meurs
en regardant ce que je ne peux voir
sans pleurer jusqu’à en mourir.

PRIAM
Je veux le voir, je veux faire
qu’il achève de me tuer,
je ne veux plus vivre en souffrant.

[Les soldats traînent le corps d’ HECTOR; et  ACHILLE
triomphe. ]

POLYXENE
Ah, traître ! Ah, ingrat Achille !

ACHILLE
Puisqu’est mort de ma main
celui qui défendait vos murs,
qu’espérez-vous, vils Troyens ?
Rendez-vous, rendez-vous,
finissez en avec les armes et les peines,
puisque vous voyez ces créneaux
vaciller dans votre ville.
Rends-toi, Priam, en ce jour
où tu as perdu ta force.

[Ils sortent.]

 

PRIAM
Ah, je succombe à la douleur,
mais non à la couardise.

VOIX EN COULISSE
Vive la Grèce !

AUTRES VOIX
Vive la Grèce ! Qu’elle épouvante l’univers !

PRIAM
Puisqu’elle s’appuie sur mes épaules, vive Troie !

POLYXENE
Ah, Achille, faux amant !

[Ils sortent ; entre PARIS qui jette ses armes à terre.]

PARIS
Je suis honteux plus qu’épuisé,
puisque, à parler franchement,
j’aimerais mieux être mort
que vaincu avec infamie.
Hector est mort et je vivrais,
lorsque m’incombe sa vengeance ?
Ah, confiance humaine,
tu t’évanouis dans les airs !
Armes et chimères, je veux
tout laisser, retrouver les montagnes,
leurs horizons rustiques
et faire la chasse aux fauves.

[Entre HELENE]

HELENE
Eperdue dans mon bonheur,
éperdue dans ma souffrance,
je viens à toi.

PARIS
Ah, Hélène ! Elle coûte cher, ta beauté !
Et pourtant je crains les caprices
que je vois luire dans tes yeux
bien que ta bouche les démente.
Ce calme cache des tempêtes ;
j’en suis triste, car je comprends
que si tu me donnes la main,
ton cœur est à Ménélas.
Tu reviens à ton premier amour,
tu n’a plus que rigueurs pour le second ;
c’est la coutume des femmes,
mais j’espère une vengeance ;
aujourd’hui tu es prête
à tomber dans les bras de Ménélas ;
demain c’est mon bras à moi
qui, avec même ardeur, te donnera la mort.
J’ai bien vu que tu changeais
dans ta manière d’être.

HELENE
Pourquoi me maltraites-tu ?
C’est ainsi que tu récompenses
tout ce que j’ai souffert pour toi ?

PARIS
Va-t’en, va-t’en, pas de larmes ;
je sais que tu sais mentir.

HELENE
Je veux m’en aller pleurer
mes malheureuses amours,
et disparaître de ce monde :
je mourrai des mains du premier,
puisque le second me rejette.

[Elle sort.]

PARIS
Ciel ! voilà le juste châtiment
de ma dureté,
j’ai quitté la fidélité pure
pour la pure inconstance.

POLYXENE
Ecoute, Pâris, oublions
ces folies de notre faiblesse ;
et confions-nous à l’espoir
de venger nos offenses.
Sache de moi — j’ai honte —
des idées viles que j’ai eues,
sache qu’Achille…
la peur me trouble.
Achille a été mon amoureux,
très tendre, et j’ai répondu
à son amour ; mais après avoir vu
son arrogante trahison,
j’ai changé mon amour
en une détestation telle
que j’imagine pour le faire mourir
un chemin déjà tout tracé.
Je veux, puisque mon père
qui veille à tout, a envoyé
demander le triste corps
de mon malheureux frère
en même temps qu’une trêve,
je veux accomplir dans le temple
d’Apollon avec les rites convenables
la cérémonie de ses funérailles ;
je dispose de moyens subtils
pour mettre en œuvre le piège
qui tuera avant le temps
Achille qui nous a offensés.
Je ferai en sorte qu’il vienne,
de manière qu’au moment
où il m’expliquera son amour,
tu lui donnes la mort la plus brutale.

PARIS
L’étonnement me confond,
et me laisse dans le doute.
Je me sens offensé, éperdu,
et je veux me voir vengé.
Mais il y a trahison, et ma gloire
m’en empêche et me l’interdit.

POLYXENE
L’offenseur lui-même est un traître,
la vengeance sera traîtresse,
car la vengeance a le droit
de se mesurer sur l’offense.

PARIS
Tu dis vrai ! Qu’Achille meure ;
réfléchis aux moyens.

POLYXENE
Viens, je vais tout te dire.

PARIS
Bientôt la vengeance va
donner lieu à trahison,
si on la confie à une femme ;
car la femme et l’inconstance,
entre cœur et lèvres
font naître les offenses,
et sont filles des vengeances.

[Ils sortent.]

[Entrent PRIAM et un TROYEN.]

PRIAM

Ici, dans le temple saint
de l’immortel Apollon,
je vais baigner l’autel de tendres larmes,
sans Hector, triste et seul,

[ On amène SINON  blessé et attaché.]

Hector, qui a été la colonne
qui soutenait le poids de ma fortune.

LE TROYEN
Les Grecs reviennent à leurs bateaux,
en laissant, mal en point, sur le champ de bataille,
ce soldat grec.

PRIAM
Peut-être s’en vont-ils
satisfaits d’avoir triomphé
de la malheureuse vie de mes fils.
Qui es-tu, Grec ?

SINON
Seigneur, je m’appelle Sinon ;
ma langue et ma sincérité sont mes assassins.
Réunis ton conseil de guerre
et tes prêtres car je veux
vous informer d’une chose vraie.
Les Grecs menteurs comme des tyrans,
m’ont laissé couvert de blessures
et c’est à Troie seulement
que j’ai rencontré la pitié des cieux.

[Entrent POLYXENE et PARIS avec un  arc et une flèche.]

POLYXENE
Ici, au milieu de mes douleurs,
je ne dirai mon sentiment que par mes yeux,
après ce changement
je prévois un lieu pour ma vengeance.

PRIAM
Amenez-le, nous allons savoir ce qu’il veut dire.

SINON [à part]
Mes tromperies aujourd’hui
réduiront en cendres cette forteresse.

POLYXENE
Puisses-tu pendant de longues années
jouir, frère, de la beauté divine,
triste occasion de cette calamité !
Utilise ta lance
comme la foudre fatale de ma vengeance.

PARIS
Les flèches empoisonnées
que ma main lancera avec mon arc
lui ôteront la vie, épouvante et tonnerre
de toute la terre troyenne.

POLYXENE
Donc j’attends Achille
et, comme je suis femme, je brûle dans les flammes
de la fureur et de la vengeance ; mais il vient
pour qu’à ses amours réponde la mort.

PARIS
Je me cache derrière l’autel ;
comme un serpent dans les acanthes
comme dans la musique un doux enchantement.

[ Il se cache ; MINGO  apparaît à la porte.]

MINGO
Psitt ! Madame Polyxène,
belle dame aux jolis yeux,
Achille est là, déguisé.
Peut-il entrer ?

POLYXENE
J’en serais heureuse.

[Sort MINGO.]

POLYXENE
Ma vengeance se met en place ;
que meure ce Grec, ce monstre
assoiffé de sang humain,
car il n’est pas de pire ennemi
que la femme dont l’amour
se tourne en détestation.

[ Entre ACHILLE , déguisé en paysan, avec une épée.]

ACHILLE
Incomparable Polyxène,
puisque l’amour n’interdit pas
que la foi d’un Grec
se rende à la beauté d’une Troyenne,
triomphe, comme Diane,
de mes nobles amours
et dis à tes beaux yeux
qu’ils me tuent de mille manières,
car Achille a triomphé de tous
et ils triomphent d’Achille.

POLYXENE
Grec dont la valeur est immense,
toi qui fais dans ces sombres plaines
couler des ruisseaux de pourpre
par tes armes et par ta fureur,
je veux récompenser cet amour
avec la foi que j’ai promise,
parce que je m’y complais
et que dans le feu de ta foi
comme un nouveau phénix j’aurai
gloire éternelle et vie sans fin.

ACHILLE
Heureux ont été les destins,
et heureuses les souffrances
de qui a ainsi peuplé les mers
d’armes et de navires,
puisqu’aujourd’hui mes désirs
se voient couronnés de lauriers
et soumis à de si doux devoirs.
Que la vengeance interdise
à la Grèce la victoire,
si mon espoir se couronne de trophées.

POLYXENE
Je suis à toi, jusqu’à la mort
tu seras mon seul maître.

ACHILLE
Je veux remercier Apollon
de ma merveilleuse destinée.
Je m’approche de son image.

[Il entre dans le temple.]

POLYXENE
Prends garde :
puisque les statues troyennes
lancent des éclairs nonpareils ;
demande l’amour avec respect.
Oh, si tu avais trois vies
pour venger mes trois frères.

[Entre PARIS , tendant son arc.]

PARIS
Puisque les Grecs sont traîtres,
le destin les tue par traîtrise ;
ces flèches sont celles
de l’amour troyen.
Comme le serpent dans les fleurs
ma douleur était cachée
dans la beauté d’Hélène.
Ta lance a été déloyale
et les yeux de Polyxène
sont les foudres de la vengeance.

[Il lance une flèche.]

Un Grec qui, blessé par l’amour
vit dans déguisé Troie
reçoit une seconde flèche

[Il lance une autre flèche.]

car je suis Cupidon ton dieu.

ACHILLE [dans la coulisse.]
Ciel, je demande vengeance
de cette mort perfide.

POLYXENE
Ton cœur cruel l’a méritée.

[Entre ACHILLE avec une flèche dans la poitrine et une autre dans la gorge.]

ACHILLE
Si tes mains de rose et de neige
m’avaient lancé ces flèches
elles me donneraient la vie éternelle.
Ta beauté cache donc,
ô cruelle Polyxène,
une ingratitude de laurier,
des entrailles de dure pierre,
et les parjures de Circé ?
Je voudrais que m’ait arraché le cœur
la force de ton affection,
que ton ciel m’ait donné la mort
avec la foudre de ta jalousie,
et non par une infâme trahison.

POLYXENE
Achille, Grec inconstant,
comment pouvais-tu répandre mon sang
quand tu m’offrais ton amour ?

ACHILLE
J’étais guerrier et amant.
L’ambition passait au devant de l’amour
quand je marchais à la bataille
et la passion de l’amour
lorsque je me retirais ;
je tuais comme chef de guerre,
et comme amant je mourais.
Il mérite bien de souffrir
celui qu’Hélène n’a pas instruit,
car, si belle soit-elle,
Polyxène n’est que femme en vérité.
Il fallait que je fasse
comme les autres ; mais je sens
que le poison et la douleur
mettent mon corps à mal ;
laisse-moi mourir dans tes bras,
pour que je meure content.

PARIS
Barbare ! au moment où tu meurs,
tu veux encore de l’amour comme un fou !

ACHILLE
Inventeur de trahisons,
tu me blesses même avec tes paroles.
Approche-toi, si tu es Pâris,
puisque la fortune accepte
que par une traîtrise inouïe
ta main déloyale triomphe
de la plus belle des femmes
et du plus vaillant des hommes.

PARIS
Tu n’as plus ni force ni cœur ;
ton péril est sans remède.

ACHILLE
Il suffit d’un homme à demi mort
contre un traître couard.
Je meurs en rage et en fureur.
Achille, tu perds ton sang !
Que des lauriers et des palmes
ceignent ta statue, car tu meurs
des mains d’un voleur de femmes
et d’une voleuse de cœurs.

[Il sort.]

PARIS
En luttant avec la mort
il dit adieu à son âme intrépide ;
il trébuche, il tombe
dans son sang et dans sa vie.

POLYXENE
Et moi je me console
parce qu’une femme trouve
dans sa vengeance un réconfort.

[Entre PRIAM.]

PRIAM
Mes enfants ! le Palladium est entré
dans Ilion la sainte ;
il donne à mon espoir la paix.
Allez le voir !

PARIS
Tu es vengé du Grec Achille.

[Sortent PARIS et POLYXENE.]

PRIAM
Tes exploits sont nobles ;
tu as le cœur audacieux.

[Au moment où PRIAM va sortir, il rencontre le fantôme d’ HECTOR.]

HECTOR
Fuis, malheureux père !

PRIAM
Fantôme, viens-tu m’annoncer le malheur ?
Qui es-tu ? Que veux-tu dire ?

HECTOR
Abandonne Troie, je suis Hector.

[Il sort.]

PRIAM
Misère de moi ! Je vois de mes yeux
des tragédies affreuses.

[Entrent AGAMEMNON et ULYSSE.]

ULYSSE
La nuit qui nous favorise
a déployé son manteau sur les eaux,
obscurci le cristal ,
ôté à l’argent son reflet,
on ne voit presque rien sur les ondes
qui sont douces et tranquilles.
Tout flatte le silence
pour qu’au milieu des ténèbres
la mer, comme dans ses bras
de Ténédos à Troie
porte notre flotte grecque.
Déjà les Grecs débarquent,
en sécurité ; et les Troyens,
se prélassant dans leurs lits,
attendent du sommeil la fin de leurs soucis
et de l’espérance leur repos.
Sinon a déjà pu faire
ce qu’il a entrepris
pour le châtiment de Troie
et la vengeance de la Grèce ;
j’ai déjà vu le signal :
il lève au-dessus du mur
le feu qui demande du sang ;
que les tambours battent à se rompre !
Allons, soldats, Grèce, Grèce !

PARIS [en coulisse.]
Trahison ! Trahison ! Aux armes ! Aux armes !
Troie est perdue ! Troyens !
Plus de courage ! Plus d’épée !

TROYENS
Au feu ! Au feu !

PARIS   [En coulisse.]
Qu’il brûle Hélène !
Elle est cause de tout.

UN TROYEN
Ah, mon père !

UN AUTRE TROYEN
Ah, mon fils !

UNE TROYENNE
Ah, mon époux !

[Entre PRIAM.]

PRIAM
Donnez-moi ma cuirasse et mes armes,
je veux mourir en combattant.
Que se passe-t-il ?

[Il faut qu’ ANTENOR entre à ce moment-là .]

ANTENOR
Troie est en flammes.
De ce Palladium grec,
de cette machine étrange,
de ce cheval qu’à Troie
tu as laissé entrer,
voici que descend
une foule armée,
et par la brèche ouverte
qu’il a laissée dans le mur,
jusqu’ici pénètre
toute la fureur, toute la rage
de toute la foule grecque ;
et toute la misère de Troie
entre la crainte et le sommeil
on la pourfend, on la détruit, on la brûle,
si bien que les flammes
viennent jusqu’à ton palais.

CASSANDRE [En coulisse.]
Et maintenant croirez-vous à Cassandre,
ô mes Troyens !

PRIAM
Dans une pareille confusion
que peut faire un malheureux vieillard ?

[Entrent CASSANDRE et POLYXENE.]

CASSANDRE
Mon père !

POLYXENE
Mon père !

PRIAM
O mes filles !

POLYXENE
Le cruel fils d’Achille
me poursuit !

PRIAM
Mon épée vous défendra.

POLYXENE
C’est une défense bien faible.
Allons au temple d’Apollon,
et là, nous pendant à ton cou,
nous mourrons avec toi toutes les deux.

[Entrent MENELAS et les autres Grecs, à la poursuite de PARIS.]

PARIS
Où êtes-vous, gens de Troie ?

PRIAM
Pardonnez-moi de ne pas vous suivre,
ces voix m’appellent.

[Elles sortent toutes les deux ; PRIAM revient pour aider PARIS . Les Grecs les prennent et les emmènent. La bataille continue. Tous sortent.]

MENELAS
Qu’il meure, Pâris, qu’il meure, qu’il meure !

PARIS
L’avantage est de ton côté,
mais je vais mourir en combattant.

MENELAS
Nous brûlerons tout à Troie
y compris les objets sacrés.

[Ils sortent.]

[Entrent tous les Grecs. MENELAS traîne HELENE par les cheveux.]

MENELAS
Ainsi, épouse injuste,
le monde entier verra que tu expies
les outrages que tu m’as faits.

HELENE
Ecoute-moi, mon époux.

AGAMEMNON
Attends, prends garde.

ULYSSE
Que fais-tu ? Pas tant de hâte
dans une affaire aussi importante !
Ecoute ton épouse ; reste calme.

HELENE
Ménélas, si j’ai été contrainte
par un traître, ce malheur
est-il en moi une faute ?
J’ai toujours détesté le pouvoir
tyrannique de Pâris.

MENELAS [à part]
J’aime tendrement Hélène,
mais il convient que je profère
pour faire plaisir aux Grecs
des menaces apparentes.
[à haute voix] Mon tendre amour
la déclare innocente
car pour la femme l’offense
vient de la seule volonté.
Or elle a été contrainte.
Je décide donc pour finir
que, innocente ou coupable,
il faut que tu reviennes
toi-même en Grèce,
pour que les nations étrangères
voient que j’ai atteint
le but de mon entreprise.
Et là, ayant recueilli les avis
et l’approbation  de tous ceux
qui voudront bien me conseiller,
ayant examiné ta cause,
je prendrai les décisions
qui satisferont mon honneur.

ULYSSE
Tu feras en Grèce une entrée triomphale,
et l’on célébrera la grande ruine de Troie.

HELENE
Si je pars avec mon époux,
je sais que mes larmes peuvent
briser de plus durs rochers.

MENELAS
Et l’illustre discorde
qui est née avec la pomme
et la beauté d’Hélène,
noble public, trouve ici sa fin.

 

                                               FIN