Thomas OTWAY

DON CARLOS
Prince d’Espagne.

Tragédie.


PERSONNAGES

Philippe II, roi d’Espagne.
Don Carlos, son fils.
Don Juan d’Autriche.
Le Marquis de Posa, confident du prince.
Ruy Gomez.

La reine d’Espagne.
La duchesse d’Eboli, femme de Ruy Gomez.
Henrietta.

Garcia.

Officiers de la garde.

 

 

Acte premier

Un palais royal.

Le rideau découvre le Roi et la Reine, avec leur suite.
Don Carlos, le marquis de Posa, Ruy Gomez, etc.
Eboli, Henrietta, Garcia. Courtisans, Gardes.


Le Roi
Heureux le roi si sur son front aucun souci
Ne fait peser plus lourd le diadème,
Si tous ses vœux, comme les miens, se réalisent.
Oui, la Gloire, l’Amour, le doux Repos, la Paix,
Ornent mon front, enrichissent mon cœur.
De grandes nations me portent leur tribut.
Pourtant, si loin que s’étendent mes terres,
C’est ici que je règne, et que je rends hommage. (A la Reine)
Maîtresse lumineuse à qui mes vœux s’adressent,
Viens, montre que je dois plus qu’un autre adorer
Le Ciel, et devant ses autels me prosterner.

Don Carlos, à part
C’est ainsi que, jetés sur un rivage vide,
Les marchands voient se perdre leurs trésors.
Malédiction ! L’obéissance est un mensonge,
Inventé par les prêtres : ils voient un barbon décliner ;
Alors, par leurs pratiques, ils le maintiennent à flot.
Un père ! Ah !

Le Roi
Pourquoi mon Carlos
Voile-t-il sa joie ? Pourquoi se revêt-il
D’un nuage quand partout brille le soleil ?
Mon fils, c’est pour ta gloire que j’agis.
De cette magicienne, notre royale épouse,
Va surgir une noble race de héros
Qui ornera ta Cour lorsque tu seras roi.

Don Carlos
Je n’attends pas de plus grande gloire
Que celle dont déjà je profite par vous ;
Les ornements les plus brillants,
Les couronnes, les pouvoirs,
Je ne puis que les admirer puisqu’ils sont vôtres.

Le Roi
Ciel ! Il est tout de glace. Pas la moindre apparence
D’émotion.

Don Carlos

Je pourrais n’admirer pas votre bonheur ?
Je l’admire autant que je vous respecte.
Laissez-moi montrer l’immense joie que je ressens.
Il s’agenouille devant la Reine.
Voilà, Seigneur, comment je m’acquitte : à genoux.

La Reine
Comme il a peine à contenir sa passion.
Je le sais sûrement, si j’en juge par moi. (A Carlos)
Hélas, Seigneur, vous êtes trop respectueux.

Don Carlos
Oh ! si je pouvais goûter à jamais ce plaisir !
Je voudrais rester là, pour toujours à genoux,
Et rendre hommage.

La Reine
Par le Ciel, Monseigneur,
Vous ne savez pas ce que vous faites.

Le Roi
Son visage exprime encore un trouble.
Je lis dans ses regards une gravité
Qui ne provient pas d’une cause vulgaire. (à part)
Je veux l’éprouver plus à fond.
(A la Reine) Quand, mais quand, ma chère joie,
Pourrai-je acquitter mon immense dette à l’Amour ?
Retirons-nous dans le temple secret de l’Amour.
Faisons brûler sur son autel le feu d’Amour,
Semblables au Phénix mourons tous deux
Dans la flamme. (Il regarde don Carlos)
Il ne bouge pas. (A Ruy Gomez)
Gomez, observez le prince.
Mais souriez-moi, délicieuse Perfection.
Ce sont les vierges qui ont peur et qui rougissent ;
Ce titre maintenant ne vous appartient plus.
Par le Ciel, ce que je vous prêche là
Est de bonne doctrine. Oh ! ces folles saillies de mon sang !

La Reine
Il me faut me prêter à ces joies importunes.
Le destin est au zénith de sa malice.
Carlos, adieu. Il faut que je supporte…

Le Roi
Allons, ma douce, volons sur les ailes de l’extase.
Chasse, mon fils, de ton cœur ces inquiétudes
Et que le bonheur de ton père soit le tien.
Sortent le Roi, la Reine et leur suite.

Don Carlos
Quel roi, quel Dieu ne renoncerait à son pouvoir
Pour jouir ici-bas de ses appas célestes ?
L’as-tu vue, Posa ?

Posa
Oui, Monseigneur.

Don Carlos
N’est-ce pas la douceur même ? Cette fiancée,
Oh ! Posa ! autrefois elle me fut promise.
J’ai cru autrefois à la Béatitude ; si tu avais vu
Comme j’étais heureux, comme j’étais fier.
Simplement de pouvoir me jeter à ses pieds.
Un regard suffisait pour tromper mes ennuis.
Dans sa bonté parfois elle me souriait.
A la fin mon espoir eut sa récompense ;
Un jour, en soupirant, elle avoua qu’elle m’aimait.
Oh ! notre joie alors n’avait plus de limites.
Nos yeux, tout le jour, disaient notre langueur ;
Nous lancions des rayons si forts, si puissants…
Nos regards, en se rencontrant, jetaient des flammes.
Il n’était rien qui ne nous promît des délices.
Quand l’ombre sans pitié nous ôtait la lumière,
Après un jour tout de regards, venait une nuit toute de rêves.
Nous avions traversé toutes les épreuves,
Quand un père cruel a détruit son fils.
Il déçoit mes plus purs espoirs à leur zénith.
Il me prive du fruit de tant de peines.
Mon cher Posa, tu as toujours été bon pour moi,
Donne-moi ton meilleur conseil, guide mon esprit.

Entre Ruy Gomez.

Ruy Gomez
Il est encore là… Monseigneur…

Don Carlos
Dites votre affaire.

Ruy Gomez
Ces nuages sur votre front m’inquiètent.
Cette beauté que vous avez perdue
Pourrait faire vaciller votre rigueur,
Votre honneur, votre sens du devoir.
Que le mal causé par un père ne vous égare pas !
Soyez respectueux, même s’il vous maltraite.

Don Carlos
Va-t’en, cynique, va prêcher ta morale
A des esclaves abrutis. Je n’ai pas le loisir
De t’écouter. Vous ne cessez d’usurper
Un pouvoir sur ma liberté.

Ruy Gomez
Vous interprétez mal mon dévouement,
Seigneur. N’oubliez pas trop vite
Que j’ai veillé sur vous depuis votre enfance,
Que, puisque c’était ma charge, je vous ai,
Moi seul, montré comment attendre la couronne,
Appris l’ambition, les nobles arts de la guerre,
Comment on mène une armée,
Comment on se gagne les cœurs.
Vous étiez jeune encore, vous aviez plaisir
A lire des récits de sièges, vous souriiez,
Quand je vous racontais de sanglantes batailles.
Je puis toujours, sans vous rien prescrire,
Vous donner des conseils.

Don Carlos
Ton orgueil est mal déguisé ;
Je vois trop bien la fausseté de ton âme.
Tu as fait que je répugne à mon père ;
Quoique son fils, jamais je n’en obtiens
Un sourire ; il me fait grise mine,
Comme si j’étais un traître.
J’aime l’honneur, on a parlé d’ambition ;
Si mes amis exultaient ma gloire,
Vous arrêtiez à leur naissance
Les sourires de mon père.
Vous le persuadiez que je lui en voulais
De vivre trop longtemps.
Vous m’avez frustré de tous mes espoirs,
Volé mon soleil, laissé sécher à l’ombre.
Patriote zélé, vous avez mis la couronne
Hors de ma portée, pour en disposer
Vous-même. Mais je vais renverser vos intrigues.

Ruy Gomez
Monseigneur, cette accusation est injuste et cruelle.
Le roi votre père ne maltraiterait pas
Mon âge comme vous le faites.
Est-ce là le salaire qui convient à mon zèle ?
Je m’en vais ; je vais faire entendre à mon maître,
Avec quelle bonté vous me récompensez
Pour les soins que j’ai pris. Il entendra
Ma juste plainte, et finira sans aucun doute
Par redresser les torts dont je souffre.
Sort Ruy Gomez.

Posa
Monseigneur, vous défiez sans prudence
Votre destin. Cet homme a l’oreille du roi,
Vous le savez ; de plus, il a été témoin
Des fureurs de votre passion pour la reine.
Evitez, ne serait-ce que pour elle.
De le laisser tirer parti de cet atout.

Don Carlos
Ah ! mon ami, tu me touches au plus vif.
Je n’ai jamais appris l’art de dissimuler.
Rappelle-le. Dis-lui que j’implore
Son pardon, que je ne l’offenserai plus.
La reine ! Oh, que le Ciel en sa bonté prenne soin d’elle ;
Va, cours, rattrape-le avant qu’il soit trop loin.
Sort Posa.
Le Destin nous mène en tout sens,
D’autant plus malheureux que nous sommes plus grands.
Prince, héritier du royaume d’Espagne,
Je flatte un esclave que je méprise plus que tout,
Qui est comme une ronce attachée à un cèdre,
Profitant de son ombre et lui faisant la guerre.
Rentrent Ruy Gomez et Posa.
Il revient. Aide-moi, Mensonge ! Ô mon amour
Rebelle, taisez-vous !
(A Ruy Gomez) Monsieur, je crains
De vous avoir fait tort. Mais vous pouvez
Me pardonner. (à part) Ciel ! est-il possible
Que je me souille ainsi et que je vive ?

Ruy Gomez
Ah, mon bon seigneur, l’excuse est excessive.
Un prince s’abaisser devant son vassal !
Vos reproches pourtant étaient bien durs
Pour un fidèle serviteur, pour un ami.

Don Carlos
Plus un mot là-dessus. Plus de querelles
Entre nous. Que désormais règne la paix.
Que le juste Ciel m’aide dans mes efforts.
Je veux toujours, avec Gomez, être franc.

Ruy Gomez
C’est trop, monsieur. Recevez,
En échange de votre grande bienveillance
Ce que peut donner la loyauté.
Heureux dans votre amour pour votre père,
Comme moi dans le vôtre, vivez
Sans que nulle crainte vienne troubler votre bonheur !
Que le succès couronne tous vos vœux !
Puissiez-vous ne jamais rencontrer
D’ennemi plus méchant que moi !
Sortent Carlos et Posa.

Il a beau être grand ; il n’aura pas besoin
D’un long délai. Sa perte est décidée.
J’ai eu peur des espoirs que l’Espagne met en lui.
C’est moi qu’on a chargé de ses tendres années.
J’ai perçu, tout au long de son développement
Une jeunesse indomptable,
Hautaine, bouillante, furieuse ;
Un vouloir sans frein, un esprit féroce.
Mes leçons le faisaient sourire avec dédain ;
Lorsque, grâce au pouvoir que me donnait le roi,
J’essayais de le freiner dans ses plaisirs,
Des grimaces étaient les messagers de son âme
Qui, par ses yeux, menaçaient de se venger.
Mais aujourd’hui, adieu, mes craintes ! Prince,
Je vais vous humilier, vous et votre destin.
Voici venir l’étoile sur qui guider ma course.

Entre Eboli.

Soyez bienvenue, mon amour.

Eboli
Que faites-vous là, mon seigneur ?
Vous perdez le plaisir de cette heureuse nuit.
Toute la Cour nage dans les délices,
Vous, vous êtes rivé aux affaires de l’Etat.

Ruy Gomez
Ma belle, c’est pour faire ta grandeur.
C’est à toi seule que mon cœur est rivé,
Il ne connaît de plaisirs que les tiens :
Ma divine, dis-moi, à quand l’extase ?
Il y a des siècles que tu ne m’y as conduit.

Eboli
Mon seigneur, je ne suis pas venue
Pour entendre parler d’amour,
Mais pour vous glisser quelque chose à l’oreille.
Si vous avez bien regardé, vous avez vu
Que la reine aujourd’hui était fort agitée.

Ruy Gomez
Oui, comme le sont les jeunes mariées,
Impatientes d’avoir ce qu’elles désirent.
Un bonheur tout proche fait frémir l’âme,
Comme l’aiguille aimantée près du pôle.

Eboli
Allons, seigneur, ouvrez les yeux. Je sais
Trop bien que Carlos vous fait des avanies
Et que vous avez trop d’esprit pour laisser perdre
Un avantage que vous prendrez sans risque.
Dites : si je vous renseigne, comment
Vous vengerez-vous des injures passées ?

Ruy Gomez
Oracle béni ! dis-moi ce que je peux faire ;
Mon vouloir, ma vie, mon espoir sont à toi.

Eboli
Alors, désormais avec le soin le plus exact
Examinez la reine et le prince.
Pesez chaque regard, son subtil éclair ;
Nous aurons de quoi faire naître l’occasion
D’exaspérer la jalousie du roi. Oui, seigneur,
Je mets à l’épreuve cet amour dont vous parlez ;
Si c’est ma grandeur que vous voulez, commencez
Dès maintenant. Quoi ! vous réfléchissez encore ?

Ruy Gomez
Non. Je crois voir d’ici un roi,
Une reine, un prince ; trois fleurs superbes.
Et moi, subtile abeille, je les butine,
Je leur dérobe leur force, leur vigueur ;
Ne pouvant se refaire, ils vont se flétrir,
Pâlir, laisser pendre leur tête desséchée :
Je m’en reviendrai, chargé de pollen,
J’engrangerai à la maison ces sucs précieux.
Sort Ruy Gomez.

Eboli
Imbécile, tu ne vois rien. Mène ton intrigue,
Hâte-toi de causer ta propre perte.
J’ai pour moi bien mieux à faire ;
On m’a élevée dans la grandeur, et même
Dans l’espoir glorieux d’être un jour reine.
J’ai fait l’étude de l’amour, je sais les charmes
Qui me mettront dans les bras d’un monarque.
Vraiment, je serais condamnée à subir
L’étreinte d’une erreur de la nature !
D’un vieux radoteur sans nerf, qui sait
Tout au plus dire : Hélas ! qu’allons-nous faire ?
Lui abandonner ma jeunesse, ma fleur !
Gaspiller un joyau pour orner une tombe !
Un mari trépassé permet bien des espoirs,
Mais je préfère une autre voie vers le bonheur.
Je trouverai ailleurs ce plaisir que de lui
Je ne peux pas tirer. En attendant,
L’esclave peut servir mon orgueil ; grâce à lui
J’ai la vie belle, et ma gloire rayonne.
Le beau don Juan est jeune ; je l’aurai.
Je l’aborde avec tout le pouvoir de mes charmes.
Que d’autres cherchent la grandeur ; je veux l’amour.


Fin de l’acte premier

 



Acte second

Don Juan d’Autriche
La scène est un bois d’orangers


Don Juan
Pourquoi faut-il qu’une triste loi gouverne
La Nature, quand la Nature a fait la loi,
Qui maintenant la trahit elle-même ?
Avant que sa corruption l’ait rendu misérable,
L’homme était né grand parce que né libre.
Chacun était son propre seigneur. Sans entraves
Il suivait les décrets de son âme divine.
La loi n’est qu’une nouveauté tardive,
Elle est apparue quand les imbéciles
Ont commencé à aimer l’obéissance,
Quand ils ont donné à leur esclavage
Les noms de protection et de sécurité.
Mon père glorieux m’a engendré dans sa fièvre
Quand tout ce qu’il faisait était plus qu’excellent ;
Quand la Belgique belliqueuse
Eprouvait sa puissance conquérante,
Quand les fiers Germains l’acceptaient pour empereur.
Pourquoi y aurait-il une tache sur mon sang ?
Je ne suis pas venu par la route commune,
Mais né obscur, donc d’autant plus semblable
A un dieu. Un autre porte sa couronne ;
Au moins j’hériterai de ses plaisirs.
C’est ici que j’attends mon Eboli, ma belle.

Entre Eboli.

La voilà, pareille à la belle déesse de Chypre,
Folâtre, sur le char que tirent des colombes,
Elle vient au-devant du dieu guerrier qu’elle aime.

Eboli
Hélas ! monseigneur, vous ne savez pas
Quelle peur j’ai eue, quels risques je cours
Pour venir ici vous rencontrer.

Don Juan
Oubliez tout cela. Les amants comme nous
Doivent s’envoler et, mus par leurs désirs,
Planer bien haut dans les hauteurs
Où flottent les transports et les douces extases.
La peur ne peut troubler que l’air inférieur.

Eboli
Qui peut être tranquille ? Il y a des yeux partout.
Si même nous pouvions prendre notre plaisir
Dans le secret le plus heureux, où nous enfuir
Pour échapper à ce regard qui perce tout ?

Don Juan
Cette Religion-là, qu’on s’en détourne.
Je veux t’en montrer une plus joyeuse,
Celle que Jupiter avait donnée aux Anciens.
Il était descendu en personne du ciel
Pour apprendre l’amour aux mortels.

Eboli
Rien n’éteindra-t-il donc votre flamme déréglée ?
Monseigneur, vous devriez considérer qui je suis.

Don Juan
Je sais que vous êtes ce que j’aime ; à quoi bon
Chercher plus loin ?

Eboli (à part)
Par le Ciel, il a du cœur !
A don Juan.
Cette triste pensée est-elle entrée en vous
Que je pourrais souiller mon nom,
Le charger de débauche et d’infamie ?

Don Juan
Si quelqu’un est bien né, il n’en aime que mieux
Les douceurs de l’amour. Oh ! je veux
Me perdre dans ces yeux. Il s’y trouve
Un je ne sais quoi qui égare mon âme ;
Comme dans le miroir d’un magicien
On voit passer le bonheur qu’on désire ;
Avec des yeux brûlants de convoitise,
On suit la vision qui s’évapore.

Eboli
Que Dieu me protège ! Je n’ose pas rester
Plus longtemps ; vos regards m’annoncent
Un danger. Quelque chose me commande
De fuir…
Elle se détourne à demi.
Et pourtant continue à me retenir.

Don Juan
Voici des prières, des serments ; je ne mens pas.
Voyez : Don Juan s’humilie à vos pieds.
Il se met à genoux.

Eboli
Levez-vous, levez-vous.
Il se relève.
Monseigneur, pourquoi me trompez-vous ?
Elle soupire.

Don Juan
Que de belles inventions pour me blesser à mort !
Parle, veux-tu un empire à tes pieds ?
Veux-tu régner sur l’univers ? Le temps de m’en emparer…

Eboli
Non. Vous m’êtes plus cher qu’un empire.
Il faudrait seulement…

Don Juan
Quoi ?

Eboli
Que vous soyez fidèle.

Don Juan
Tu n’auras pas lieu de craindre,
Si pour toujours je suis prisonnier dans tes bras.
Je ne veux plus te quitter, pas un instant ;
Je veux m’étendre sur la douceur de ton sein
Jusqu’à ce que je fonde à sa chaleur.

Entre Garcia.

Garcia
Madame, votre époux —

Eboli
Oh ! Fuyez, ou je suis perdue.

Don Juan
Dois-je partir sans avoir rien reçu ?
Il lui baise la main.

Eboli (elle retire sa main)
Croyez-vous que votre sagesse mérite récompense ?

Don Juan
Je crains…
Comme le malheureux sur son lit d’agonie
Qui répugne à se séparer de ses amis
Alors qu’il va mourir. Il met dans un regard
Tous ses vœux et toute son âme.
Sort don Juan.
Eboli
Oh Ciel ! la jeunesse a tant de charme,
Tant de vigueur ! Et pourtant
Il n’est pas allé trop loin dans son entreprise ;
Je ne veux pas céder trop facilement ;
Avant d’être à lui, je le ferai mien.
Par de subtils appâts je veux le mener
Vers le piège, jusqu’à ce qu’enfin
Trop engagé pour pouvoir s’échapper,
Il se laisse mettre au cou la douce corde ;
Et quand je le tiendrai, je ne le lâcherai pas.

Entre Ruy Gomez

Ruy Gomez
Ainsi, subtilement, j’erre sans escorte
Dans le sombre sentier de la vengeance.
C’est en troupeaux que les biches tremblantes
Recherchent le couvert des arbres.
La bête de proie aime errer seule.

Eboli
Ah ! mon cher seigneur, à quoi perdez-vous le temps ?
Songez-vous à ce que souffre mon pauvre cœur ?
Votre absence me met à la torture et je soupire
En vain après des joies que je n’espère plus.

Ruy Gomez
Ne me reprochez pas ce manque de tendresse ;
Vous ne le pouvez pas ; vous devriez
Me pardonner ces fautes que vous-même
Avez commises. Qu’il vous souvienne
De la mission dont vous m’avez chargé.

Eboli
C’est vrai ; pardonnez-moi. (elle soupire)
A présent, il m’en souvient. J’avais oublié ;
C’est parce que l’amour occupe ma pensée ;
Tout entière. Etre trop tendre, est-ce un péché ?

Ruy Gomez
Oh ! Quel bonheur d’avoir une femme fidèle !
Rien dans ma vie n’a plus de prix que toi.

Eboli
Le succès a-t-il couronné vos efforts ?
J’ai hâte de vous voir vous réjouir à la curée.

Ruy Gomez
Pour mettre un père en fureur contre son fils,
Tout ce qu’il faut faire, avec soin je l’ai fait.
Je lui ai raconté, non sans profit, tout le passé ;
J’ai décrit avec art tous leurs regards d’amour,
Si bien que cette nuit il a boudé
Le lit de son épouse, et la chose a fait naître
Des murmures divers parmi les courtisans

Entre le Roi, suivi de Posa.

Regarde-le ; il a la fureur dans les yeux.
Fasse le Ciel que la tempête empire !
Quand elle fera trop de bruit,
J’irai me cacher dans un coin sombre
Et je rirai de voir l’effet de ma magie.

Le Roi
Qu’est-ce que toute ma gloire ? Tout mon éclat ?
Que pauvre est la grandeur qui décline !
Que vain est le pouvoir ! Où sont
Toutes les superbes conquêtes que j’ai faites ?
Moi qui ai triomphé de nations entières,
Je ne peux pas dompter le petit ennemi
Qui est en moi. Cette maudite jalousie
Empoisonne tout le doux de l’amour.
L’envahisseur s’installe et pèse sur mon cœur.
Oh ! Gomez, tu m’as donné un coup mortel.

Ruy Gomez
Qu’est-ce qui trouble ainsi vos royales pensées ?
Un roi doit disposer d’un pouvoir sans limites ;
Maître absolu, est-il l’esclave des passions ?

Le Roi
Tes conseils sont bien venus. Mais tu n’es pas étranger
A la triste cause qui fait que je souffre ?
Sais-tu quel poison tu viens de me verser ?
Tu devrais t’étonner de voir que je vis.

Ruy Gomez
J’ai fait ce que m’impose mon devoir.
Je n’ai examiné rien d’autre.

Le Roi
Je ne blâme ni ton devoir ni ton soin.
Vite, dis m’en plus sur ce qui se passe
Entre eux. Mon âme aspire à sa ruine,
Je suis comme celui qui, brûlant de fièvre,
Implore de ses amis une goutte d’eau,
La savoure et ne la supporte pas ;
Il sait que c’est sa perte ; il en demande encore.
Parle.

Ruy Gomez
Je crains que vous n’interprétiez mal !
Il est vrai qu’il se sont regardés,
Mais ce regard n’a pas duré longtemps.

Le Roi
Paix, mon cœur ! Tu as dit : pas longtemps ?

Ruy Gomez
Juste temps qu’ils étaient avec vous, pas plus.

Le Roi
Pas plus ! Il faut moins de temps à une âme
Pour s’envoler au ciel. Or, avec leurs yeux,
Ils ont échangé leurs âmes. Voilà pourquoi
Sont nées des craintes abjectes. Elle est divine.
Dites, amis : un ange parfait peut-il pécher ?

Ruy Gomez
Souvent les anges qui brillent là-haut
Versent ici-bas sur les pauvres mortels leur influx.

Le Roi
Mais Carlos est mon fils ; il est tout proche.
Il se meut avec moi dans ma sphère de gloire ;
Oui, elle peut répandre des bénédictions
Sur les esclaves toujours avides
De ce que laisse tomber la table royale.
Mais quand c’est la lumière de Carlos
Qu’elle regarde avec trop de tendresse,
Elle me vole une part de mon éclat
Pour l’ajouter au sien. Mais je n’ose pas croire…
Que ces yeux aient si peu d’orgueil
Qu’ils se soumettent à lui,
Alors que de moi ils ont triomphé.

Posa
Je suis fier de penser que je connais le prince,
Sire, et je sais qu’il a un sens de la vertu
Trop grand se permettre une pensée qui aille
Au-delà du devoir le plus strict. Il m’a dit
Quels devoirs lui faisait autrefois son amour,
Mais il a reconnu malgré tout que d’abord
C’est à vous que toujours il a eu égard.

Ruy Gomez
Vous avez, Monsieur, plus de talent
Pour réussir les réconciliations
Que pour donner des conseils judicieux.
Le roi est malade ; il nous faut le soulager,
Mais d’abord sonder la profondeur de son mal.
Des guérisons trop vite menées
Ont souvent des effets pernicieux.
Les plaies qui suppurent, il ne faut pas
Les laisser se fermer prématurément.

Le Roi
Voilà comment vous aurez barre sur moi.
Vous m’avez blessé, et vous me laissez languir.
L’atteinte est cruelle. Et je ne pourrai pas
Supporter longtemps cette torture.
Les serpents qui mordent ont du sang
Qui sert à soigner les morsures.

Ruy Gomez
Dieu me garde d’oser mettre jamais
En question la vertu d’une reine si belle !
Certes ses yeux sont des soleils de gloire ;
Mais les hommes qui voient des trésors
Se gardent devant eux de toute convoitise.

Le Roi
N’essayez pas de m’aveugler avec votre sombre ironie.
Ne cachez pas la vérité sous des antithèses obscures.
Non, je veux démêler tous les détours du prince,
Tous les chemins subtils et sombres de la reine ;
Je veux noter la moindre de leurs actions.

Entre la Reine, suivie de Henrietta.

Si, comme je le crains, elle ment, elle meurt.
Ah ! la voici ! je détourne les yeux.
Car sa splendeur rayonne alentour d’elle.
Si je la regardais, flamboyant météore
Je serais entraîné malgré moi-même.

Le roi sort, le regard fixé sur la reine.

La Reine
Avec quel air de mépris il s’en va !
C’est son pouvoir qu’il montre et non pas son amour.
C’est ainsi que le ciel tonne avant de pleuvoir.
Etrange gravité des Espagnols !
Toute chose est frappée de terreur
Et le pauvre amour n’ose pas lever les yeux.

Henrietta
Hélas, qu’attendre de ces vieilles gens ?
Faibles, gênés, négligents pour eux-mêmes,
Ils ont peut-être un peu de chaleur,
Comme un foyer depuis longtemps éteint :
La cendre garde un souvenir de feu,
Qui devient froid soudain si vous le découvrez.

La Reine
C’était par l’intérêt de l’Etat, pour la paix,
Cet intérêt brutal qui fait notre destin,
Qui toujours vers de sombres fins
Détourne nos vouloirs, c’était par l’intérêt
Qu’était mené le triste roi de France :
On avait décidé que j’épouserais Carlos ;
Mais on m’a sacrifiée. Et l’on m’a mise
Dans le lit de Philippe.
Henrietta soupire
Pourquoi soupires-tu, Henrietta ?

Henrietta
Y a-t-il quelqu’un qui puisse
Connaître votre sort et ne pas être triste ?
J’avais plaisir à vous entendre
Parler en souriant de l’amour de Carlos.

La Reine
Vous y trouviez plaisir ?
Quand ce prince faisait sa cour, il nous donnait
Tout ce que nous nommons petits soins et douceurs.
Il était sans égal sur tous les points ;
Fier comme un lion, quand on le provoquait,
Doux comme un ange, et charmant comme un dieu.

Henrietta
Un parfait gentilhomme ! et qui vous aimait tant !
Se séparer de vous ! Quelle peine pour lui !
Je crois que j’ai pitié de lui, mais c’est en vain.
(à part)
Il est plus haut que ma pitié et que ma peine.

La Reine
Que signifie cet étrange désordre ?

Henrietta
Ce que je vois venir, j’en ai grand peur,
Va vous troubler autant que moi.

Entrent Don Carlos et Posa.

La Reine
Hélas ! le prince ! cette vision
Va faire naître en moi des craintes nonpareilles.
Allons-nous-en, Henrietta !
Elle veut sortir.

Don Carlos
Où voulez-vous aller ? La vue de don Carlos
Est-elle devenue pour vous insupportable ?
Est-ce vrai ? Dites-le.
Je me retirerai docilement.

La Reine
Non, parlez ; mais ne vous approchez pas.

Don Carlos
Il me faut donc vous prier à cette horrible distance
Comme nos ancêtres y étaient contraints
Quand ils portaient leurs requêtes au temple
Où personne ne pénétrait que le grand prêtre ?
Laissez-moi approcher, ce que j’ai à vous dire
Est pur ; je peux vous en faire l’offrande
De tout près.

La Reine
Rester ici longtemps est dangereux pour moi.
Si vous devez parler, approchez.
Qu’avez-vous à dire ?
Carlos se met à genoux.
Non, je vous prie, pas de ces étranges cérémonies.

Don Carlos
Ne m’a-t-on jamais vu à genoux devant vous ?
Ce cœur cruel a-t-il si vite perdu
Tout sentiment de mes tristes souffrances ?
Rappelez-vous mieux, si vous pouvez.
Souvenez-vous : le destin paraissait
Vouloir bénignement qu’un jour vous soyez mienne.
Et je l’ai cru. Mais maintenant, hélas !
Je vois que j’ai été trompé.

La Reine
Il faut alors vous en prendre au destin,
Non à moi.

Don Carlos
Je ne dis pas que vous ayez trahi
Votre promesse. Je voudrais seulement
Vous supplier de ne pas oublier
Le malheureux que si souvent à vos genoux
Vous avez vu mourir, et qui n’implore
Plus rien de vous maintenant
Que la douce pitié qu’on a pour ses esclaves.
Car au milieu de vos suprêmes joies,
Vous pouvez au moins sans crime
Penser à lui maintenant comme autrefois.

La Reine
Si vous m’aviez aimée, vous vous interdiriez
Ce langage que je n’ose pas entendre.
Mon cœur, ma foi sont de droit à votre père ;
Toute autre passion, je dois l’oublier.

Don Carlos
La majesté d’une couronne a-t-elle
Sur votre cœur une telle influence
Que j’en doive à jamais être banni ?
Si moi j’avais atteint le sommet du pouvoir,
Si triomphalement j’étais intronisé
Empereur absolu de l’univers,
Maître de toutes ses richesses,
Possesseur de toute sa splendeur,
Vous auriez toujours gouverné mon cœur.

La Reine
C’est en vain que vous imposez des devoirs
A qui ne peut pas les remplir,
Non faute de vouloir, mais faute de pouvoir.

Henrietta (à part)
Si vous aviez en vous le cœur d’Henrietta,
Vous feriez un effort pour lui donner
Tout ce que vous pourriez.

Don Carlos
Ne dites pas que le pouvoir vous manque.
D’un seul regard de bonté, vous payez
Doublement tout ce que j’ai subi.
Si vous saviez quelle est mon innocence,
Combien mes vœux sont purs, sans tache,
Vous n’hésiteriez pas à combler mes désirs,
Car vous pouvez donner tout ce que je demande.

La Reine
Je ne sais pas ce qu’il faut vous donner, mais enfin
Je sais trop bien que je ne puis vous refuser.

Don Carlos
Accordez-moi le peu que je demande.

La Reine (elle lui donne sa main en soupirant)
Ce que je puis vous donner
Ne vous sera pas refusé.

Don Carlos
Comme celui devant qui on étale
Des joyaux pour qu’il y choisisse
Ce qui lui plaît le mieux,
Dans ce trésor puisqu’il me faut choisir
Ebloui, je ne sais que prendre.
Je serais riche…

La Reine (elle se détourne)
Non, vous allez trop loin.
J’ai peur d’avoir déjà donné trop.

Don Carlos
Ne me retirez pas ce ciel qui s’ouvre !
Que le chemin jusqu’au bonheur est difficile !
Nous escaladons une âpre montagne ;
Si nous glissons, nous tombons dans l’abîme
Restez, Madame. Je le sais : vous ne pouvez
Rien me donner, sinon tout juste
De quoi faire durer ma triste vie.
Souvenez-vous que je vous ai aimée.

La Reine
Il m’en souvient.

Don Carlos
Vous êtes bonne. Et je devrais
Demander plus encor. Permettez-moi
De vous aimer toujours. Cette demande
Est très humble, et facile à contenter ;
Je n’en ferai pas d’autre.

La Reine
Vous imaginez-vous que vous pourriez
Continuer à m’aimer sans attendre
Un amour en retour ?

Don Carlos
Oui, je veux vous aimer, et me croire heureux,
Aussi longtemps que vous aurez pour moi
Cette bonté. Je veux chasser
Toutes les inquiétudes de mon cœur.
Voilà ce que je veux essayer tout au moins.
Soupirant profondément.
Et si je ne peux plus supporter ma misère,
Je ne reviendrai plus offenser votre oreille.

La Reine (Elle donne sa main à Don Carlos qui, pendant tout son discours, baise avec passion cette main.)
Noble prince, aime donc ; j’admire ton amour.
Que ta flamme soit pure, et chaste ton désir,
Que nous puissions plus tard nous rencontrer sans tache,
Là-haut où tout est âme et amour.
Jusque là…Mais je me laisse égarer…
Je deviens faible ; il faut que je m’en aille.
Si je restais, le doux charme serait
Si fort que je perdrais le pouvoir de partir.
Elle sort avec Henrietta.

Don Carlos
Oh douceur !
Quelle tempête ! Et je l’ai à peine touchée.
Quel bonheur ce serait que de la posséder
Tout entière ! Où suis-je, Posa ? Où est la reine ?
Il semble égaré.

Posa
Monseigneur, donnez un peu de répit
A votre cœur. La reine est partie.

Don Carlos
Partie ? Elle m’a montré le ciel
Pour le refermer. Cet instant de bonheur
Ne fait qu’augmenter ma souffrance.
Maintenant je suis plus impatient que jamais.
J’ai aperçu des trésors qui m’ont rendu fou.

Posa
Puisque jamais vous n’aurez ces trésors,
Réfrénez le désir qui vous pousse vers eux.
C’est, de plus, votre devoir de fils.
Ne laissez plus l’Amour tyran vous envahir.
Qui est vaillant trouve en lui son bonheur.
Il vous faut tout céder à votre père.

Don Carlos
C’est lui qui m’a volé ce qui était à moi.
Ton seul devoir est d’être mon ami.
Mais tu n’as pas idée de mes souffrances.
Tu veux que je trouve en moi mon bonheur !
Donne ce conseil aux damnés,
Qui cuisent pour toujours dans d’effroyables flammes
Sans détacher les yeux du ciel qu’il ont perdu.
Ils sortent

 

Acte troisième

Don Juan d’Autriche
La scène est toujours le bois d’orangers


Don Juan
C’est en vain que de tristes moralistes
Imposent à l’Amour des limites ;
Il est dans sa nature de n’accepter
Aucune loi. L’Amour est un dieu.
Et puisqu’il est dieu, il doit être
Inconstant. En toute liberté
Il vagabonde à son plaisir.
C’est mon avis ; je viens de connaître une fête
Dont un dieu eût aimer tâter.
Je crois voir encore
La tendre agnelle s’offrir au sacrifice
Avec de doux yeux pleins de dévotion .
Ses charmes m’ont surpris tout d’abord.
Douceur trop proche émousse les sens.
J’avais perdu jusqu’au pouvoir
D’entrer dans le port du bonheur.
Mais cette magie hostile à la fin s’est dénouée,
Et j’ai été bercé dans une douce extase,
Comme un vaisseau ancré dans un port tranquille,
Balancé par le flot de la marée.
Triste est l’homme qui se croit heureux tout seul ;
Pourtant ne s’attacher qu’à un unique bien,
C’est n’être rien de plus qu’un captif sur un trône.

Entre le roi avec sa suite. Posa. Ruy Gomez.
Le Roi
O puissances du Ciel, qu’ici nous remplaçons,
Chargés par vous du souci de régner,
Pourquoi récompenser nos efforts par des peines,
Pourquoi à nos soucis en joindre de plus lourds ?
Ai-je mis en courroux votre divinité ?
Vous qui m’avez béni quand j’étais jeune,
Vous m’accablez quand je suis vieux !
Pensée affreuse : une reine et un fils
Ont commis l’inceste !

Don Juan (à Ruy Gomez)
Pourquoi Sa Majesté a-t-elle quitté si tôt
Les doux bras de sa jeune épouse ?

Le Roi
C’est vrai.
Elle est jolie et séduisante. N’est-ce pas,
Don Juan ? Tu la trouves belle à merveille.
Dis-moi.

Don Juan
Plus belle, par le Ciel, que toutes les planètes !
Sa beauté est de force à les dominer toutes.

Le Roi
Elle est menteuse, inconstante comme elles.
Hélas, don Juan, qu’une apparence si brillante
Cache une nuit si sombre et si laide !
Elle à qui j’avais consacré
Tout mon amour, ce joyau de mon âme,
A pris cette relique dans le temple
Pour en orner sa petite idole à elle.
Mon fils ! Ce révolté contre le Ciel et contre moi !
Oh, ces coups de la jalousie,
Ils peuvent rendre fou.
Mais comme un malheureux
Qui se noie, qui va s’engloutir,
S’il voit sur le rivage celui qui l’a poussé,
Revient à la surface, agrippe l’ennemi
Et l’entraîne dans sa perte,
Ainsi celui qui m’a révélé ces malheurs
Va me porter secours ou périr avec moi.
Il saisit rudement Ruy Gomez.

Ruy Gomez
Ma loyauté m’enseigne à me soumettre
A tous les détours du destin de mon roi.
Seigneur, quels ordres me donnez-vous ?

Le Roi
Comment ? Quels ordres ? Est-ce que je sais
Ce que je veux que tu fasses ? Fais ce qu’il faut
Pour me venger. Je ne demande rien d’autre.

Don Juan
Quelle est cette fureur qui vous prend ?
Vous venger ! Et de qui !

Le Roi
De ma reine infidèle et de mon fils.

Ruy Gomez (presque à part)
De qui ? Dieu de bonté, qu’ai-je fait ?
Oh, que ma langue n’a-t-elle été maudite
Avant qu’elle n’éveille cette jalousie…

Le Roi
Efface alors ce que tu as dit.
Ne m’as-tu pas dit que tu l’as vu
Imprimer de doux vœux en baisers sur sa main,
Tandis qu’en récompense elle lançait
Des regards capables de ressusciter
Un amant défunt au fond de sa tombe ?

Ruy Gomez
C’est ce que j’ai dit. Mais la Reine peut-elle
Lui donner moins que ce que vous donnez
Vous-même au moindre vassal ?
Prendre pour lui au magasin d’amour
Ce petit rien implique à l’évidence
Qu’elle en garde pour vous bien davantage.

Le Roi
Certes ce magasin est largement pourvu
D’amour, qu’elle peut vendre à petit prix.
Tes bons conseils pourraient dévaluer ma colère,
Tu fais le sage au lieu d’agir.
Allons, conduis-moi où je pourrai
Constater l’inceste. Fais-le ou, par le Ciel !…
Fais-le et je t’adorerai !
Oh, mes passions me mènent en tous sens ;
Sous leur fardeau, je plie, je cède.
Mais je veux regagner ma force, me dresser,
Brandir dans ma main mon tonnerre.

Posa
Qu’il éclate, qu’il tombe,
Fatal et pesant sur vos ennemis.
Mais que votre fils et que votre épouse
Dans leur loyauté n’éprouvent aucun mal
Car ils sont innocents de toute faute.
Je provoque ici, l’épée à la main
Ce traître sans pudeur qui ose les calomnier.

Don Juan
Moi aussi, en faveur de leur cause.
Je mets ma vie en jeu.

Le Roi
Vous croyez sans doute à leur innocence.
De votre sang vous êtes bien prodigues.
Ou n’avez-vous parlé que pour me consoler ?
Parmi mes conseillers, il s’en trouverait donc
Qui aient quelques égards ?
Ce genre de discours, je ne dois pas l’entendre.
Ce serait supporter lâchement mon malheur ;
Il y a faiblesse à se flatter soi-même.
Posa, retirez-vous…
Sort Posa.
Vous avez entendu, Messieurs ?

Ruy Gomez
Oui, Sire. Avec soin j’ai tout observé.
Ce jeune homme ne peut cacher
La grande amitié qu’il a pour le prince.

Le Roi
C’est donc l’allié de mon traître de fils.
Je suis cerné de toutes parts ; et mon destin
Pour me faire tomber construit de sombres pièges.
Je suis comme César au milieu du Sénat.
De tous côtés il était menacé.
On l’avertissait qu’il allait mourir
Et pourtant il demeurait ferme ;
Il bravait son destin. C’est ce que je veux faire.
Chercher l’apaisement, ce serait s’imposer
Plus de souffrance encore, comme un torrent
Qui, lorsqu’il a en vain battu la rive,
Reflue, puis de nouveau se gonfle
Et devient un déluge.
Non, ce que je vais faire,
L’univers tremblera d’en entendre parler.
A ma juste vengeance
Je donnerai une allure si vraie
Que le Ciel en prendra copie
Et ne pourra sévir sans être mon émule.
Sauf Ruy Gomez, que chacun se retire ;
Je dois lui parler seul à seul.
Ils sortent tous, sauf le Roi et Ruy Gomez.
Gomez, ta destinée dépend de ta franchise.
Tu as exacerbé le sentiment de mon offense.
Je ne peux plus le contenir en moi ;
Il grandit, il s’ouvre une issue.
Mais je ne voudrais pas découvrir à la fin
Que je me suis trompé.

Ruy Gomez
Et je ne voudrais pas que vous m’ayez pu croire
En dépit de votre raison.
Songez, seigneur, que votre jalousie
Peut n’être que la peur de perdre les trésors
Pour lesquels vous avez tant de tendresse.
La reine et votre fils peuvent être innocents.
Je sais ce qu’ils ont fait ; j’ignore leur pensée.

Le Roi
Leur pensée ? A quoi pense un regard, un soupir,
Une main longuement serrée ?
Non, je n’ai pas besoin qu’on me répète
Ce récit. Il faut faire quelque chose.
Je n’épargnerai rien de ce qui fait souffrir.
Jusqu’au moment où j’aurai découvert
Leur inceste, je veux voler,
Chargé de rage et brûlant de vengeance,
Comme un obus lancé par un canon,
Qui s’abat à la fin sur l’ennemi
Eclate, et détruit tout autour de lui.
Sort le Roi.

Ruy Gomez
Voilà ! sa jalousie est au plus haut :
Un souffle suffit à l’y maintenir.
Mais attention ! il y a quelque chose
Que jusqu’ici j’ai négligé.
J’ai en Posa un ennemi puissant.
Certes je suis armé contre ses entreprises
Mon piège est large ; il peut s’y prendre aussi
Mais je veux déguiser ce dessein pour un temps.
Lorsque je l’aurai pris
Dans mes filets comme les autres,
Hardi, le cœur joyeux, j’irai à la curée
Entre Posa.

Posa
Le seigneur Ruy Gomez ! Et le roi n’est pas là !
Un favori si cher aux yeux d’un roi
Ne devrait à aucun moment s’en éloigner.

Ruy Gomez
Non, Monsieur. C’est vous qui êtes
Aimé d’un prince dont l’astre monte.
Et vous foulez une route plus sûre.
Riche de cette heureuse promesse,
Le monde attend de vous sa joie.

Posa
Puisque tout ce qui fait le bonheur de ce monde
Doit avoir notre approbation,
Je voudrais voir périr les ennemis publics,
Les serpents aux aguets, répandant leur venin,
Les loups qui fondent sur la noble innocence,
Les flatteurs qui se jouent de la bonté des rois,
Toute cette herbe de mauvais odeur
Qui envahit les Cours.

Ruy Gomez
Oui, si les souhaits servent à quelque chose
J’en forme d’aussi graves que les vôtres.
Sans doute notre roi possède-t-il
Le meilleur du pouvoir, et pourtant je voudrais
Un surcroît de bonheur pour lui. Qu’il puisse…

Posa
Gomez, sur ce terrain vous ne me battrez pas.
Car pour le bien de notre grand Philippe,
Je vous aimerais, si possible,
Plus honnête que vous ne l’êtes.

Ruy Gomez
Pourquoi, Posa ? Quels défauts voyez-vous en moi ?

Posa
Je ne devine encore
Que la moitié de vos mystères.
Mais je pourrai prouver sans crainte à tout le monde
Que vous êtes en train de machiner
La chute d’une prince généreux.
Ruy Gomez sourit.
N’allez pas vous imaginer que des sourires,
Avec un air d’indifférence suffiront
A faire qu’on en rie et qu’on n’y pense plus.
Je ne suis pas venu ici pour me distraire.
Non, Monsieur, non.

Ruy Gomez
Jeune homme, vous vous échauffez ;
Que signifie ?…

Posa
Je veux vous montrer que je sais
Combien vous êtes vil.

Ruy Gomez
Alors pardonnez-moi d’avoir souri.
Par le Ciel, je croyais que, tout ce temps,
Vous aviez plaisanté. Vil !

Posa
Oui ! Vil. Plus vil que vieux ou impuissant.
Toute ta vertu est comme ton sang. Glacée.
Ta carcasse pourrie, ta carcasse putride
Est moins pleine de pestilence et de rancœur
Que ton âme. Tout à l’heure encore,
Devant le roi, je l’ai vu clairement.
Mais le respect m’a retenu en sa présence.
Je t’ai pourtant défié, l’épée en main,
J’ai révélé ta trahison. En vain ;
Ta vilenie seule a pris la parole ;
Ton courage s’est tu. Tu es vieux, j’en conviens.
Mais n’as-tu pas, pour soutenir ta cause
Maudite, quelque ami à qui tu oserais
La remettre ? C’est contre lui
Que devant tous je veux défendre l’innocence
Du prince calomnié et de la belle reine.

Ruy Gomez
Adieu, hardi champion.
Apprends à mieux déguiser tes passions
Laisse moins voir ta bile, et sois plus sage.
Sort Ruy Gomez.

Posa
Nous voulons la gloire. Elle est fragile.
Ces gens-là ont pouvoir de tout saper.
Prince malheureux, tu serais en sûreté,
Si tu étais moins grand, ou moins bon.
J’aurais dû saigner ce monstre vil,
Attirer sur moi toute la vengeance.
Mon honneur se serait ainsi défendu
En protégeant le prince mon seigneur.

Entrent Carlos et la Reine.
Brave Carlos ! Le voici ! Oh, prenez garde !
Un destin malheureux conduit votre amour.
Le roi, le roi votre père est jaloux.
Il ne sait plus qu’elle est sa reine,
Et que vous êtes son fils.
Contre vous deux il s’excite à la vengeance.

Don Carlos
Ruy Gomez, ce menteur, a trahi son serment,
Et, après tout, trahi mon innocence ?

Posa
Oui, il a préparé contre vous ses filets
Les plus subtils. Le roi sera là dans un instant
Et vous êtes perdu s’il vous trouve avec elle.
Retirez-vous, Monseigneur.

La Reine
Comment ? Il est jaloux !
Je croyais qu’il me connaissait mieux.
Ses injustes soupçons ont trouvé le moyen
De se manifester dès le jour de nos noces.
Il n’avait pas encor
Passé une nuit avec moi.
La tyrannie peut-être est son plaisir.
Et sa cruauté atteint son zénith
En s’exerçant sur son épouse et sur son fils.
Mais il nous faut songer en ce moment
A notre sûreté, Seigneur. Je vous en prie,
Eloignez-vous. Peut-être il sera juste
A mon égard, s’il ne vous voit pas.

Don Carlos
Me faut-il vous quitter, Madame ?

La Reine
Il le faut.

Don Carlos
Pas au moment où des tempêtes
Menacent votre vertu !
Non, Carlos mourrait s’il vous perdait ;
Donc il veut mourir honorablement,
Pour votre cause. La Destinée
Ne peut rien faire de plus noble.
Elle affaiblit ainsi la rigueur des lois.
Et il y a quelque plaisir
Dans le seul fait de mourir pour vous.

La Reine
Ne parlez pas de mort. Même les lâches
Osent mourir quand leurs craintes viles
Les poussent vers le désespoir.
L’espérance est une passion plus noble,
La Fortune est une maîtresse délicate,
Elle sait que seul la méritent
Les amoureux constants, ceux qui persistent
A lui faire leur cour même quand elle boude.

Don Carlos
Toujours les malheureux voient briller un espoir ;
Pour alléger nos chagrins, les anges
Peuvent au moins nous apporter des rêves.
J’ai trop souvent déjà été déçu.
Le mensonge était trop visible
Pour qu’on y croie. C’est vous, Madame,
Qui voulez que je parte ?
Il regarde la reine avec tristesse.

La Reine
Il le faut.

Posa
C’est votre devoir.
Hélas ! j’ai pour vous de l’affection.
Je ne veux pas voir votre perte ;
Je pourrais cependant découvrir un moyen
D’échapper à tout cela.

Don Carlos
Tu as toujours été mon ami le plus sûr,
Posa, et je voudrais qu’en ce moment,
Tu n’aies pas pour moi tous ces égards.
Tu prends trop grand soin d’une chose perdue,
( à la Reine)
Et vous, vous avez trop d’indulgence.
Mon désespoir est grand, mon amour, plus encore.
Oui, je vous obéis. Je m’en vais.
Je serai tout près d’ici, tant que durera l’orage.
Et si je sens que le danger menace,
Pour vous sauver, je reviendrai,
Madame, et je mourrai.
Sort Don Carlos.
Entrent le Roi et Ruy Gomez.

Le Roi, apercevant Posa avec la Reine.
Qui aurait dit que cela fût possible ?
Folie ! Où doit commencer ma vengeance ?
Voilà le maquereau de son péché.
Il se masque en ami pour nous tromper.
Ruy Gomez, ton office est de le supprimer.
Fais semblant de vouloir lui parler seul à seul ;
Sous ce prétexte emmène-le ;
Trouve un endroit qui convienne à la chose
Et plonge-lui un poignard dans le cœur.

Ruy Gomez
C’est fait.

Le Roi ( s’approchant de la Reine)
Eh bien, Madame !…

La Reine
La fureur dans vos yeux
M’apprend que vous venez jouer les tyrans.
On me dit que vous êtes devenu jaloux,
Que vous nous soupçonnez, votre fils et moi.

Le Roi
Oh, féminine engeance !
Personne ne peut sonder tes mystères ;
Ils sont profonds ; et les hommes, crédules.
Laissez-moi regarder. Réellement vous êtes
Une merveille de beauté,
A l’extérieur, comme les pommes de Sodome.
Mais quand on les ouvrait, à l’intérieur,
On trouvait moins de pourriture,
Moitié moins de danger qu’en vous.

La Reine
Pauvre femme que je suis, accablée par le malheur !
Le nom de mari, vous n’en êtes pas digne
Vous devriez rougir.

Le Roi
Oui, de votre infamie.
Rougir d’avoir jugé si pauvrement.
D’avoir pris un démon pour une sainte.
Lorsque j’ai vu votre œil ensorcelant,
Lorsque je l’ai aimé, je n’ai pas aperçu
L’Ennemi au milieu des flammes.
Et je me suis précipité,
J’ai choyé mes désirs
Et les feux de l’enfer, je les ai pris
Pour des rayons du ciel.
C’était une rage de flamme.
Mon fils, mon fils, dans la chaleur de sa jeunesse,
Vous semblait seul en état d’y répondre.
Oh ! Vengeance, Vengeance !

La Reine
Pauvre roi sans noblesse !
Pour avoir de telle idées,
Votre âme doit être bien basse.
C’est pour en venir là que j’ai cédé si tard
En vous laissant gémir et languir à mes pieds,
Lorsque vous m’enjôliez avec vos faux serments,
Lorsque vous m’offriez tous vos Etats pour un sourire ?
C’est alors que j’ai abdiqué ma liberté,
Et pourtant vous juriez de me la laisser tout entière.
Qu’il en soit donc ainsi : à partir d’aujourd’hui
Je fais serment de vous haïr et de ne plus vous voir.
Pourquoi, Philippe, cet air sombre ?
Bientôt vous saurez que je suis capable
De rage, comme vous, et de ressentiment.

Le Roi
Par l’enfer,
Elle est folle d’orgueil autant que de luxure.
Gardes ! Qu’on saisisse la reine !
Entre la garde.
Entre Carlos qui s’interpose.

Don Carlos
Non, seigneur soyez juste !
Jetez d’abord les yeux sur moi.
Vous m’appeliez autrefois votre fils.
Et j’étais fier toujours de posséder ce titre.

Le Roi
Bonté divine, qu’ai-je fait pour mériter cela ?
Il ose, lui aussi, se montrer devant moi ?

Don Carlos
Pourquoi, seigneur, faudrait-il que j’aie peur ?
L’innocence me rend hardi, je viens savoir
La raison qui vous fait maltraiter la princesse.

Le Roi
Il faut que je trouve un moyen
Pour l’empêcher de m’assiéger ainsi.
On dirait qu’il défend son apanage.
Immonde ravisseur de mon honneur, va-t’en !
Non, reste. Gardes assurez du prince
En même temps que de la reine.
Pourquoi retarder ma vengeance ?
Je les tiens. D’un seul coup je les écrase.

Entrent Don Juan d’Autriche, Eboli et Henrietta. Garcia.

Don Juan
Je viens, seigneur, stupéfait de voir
A quelle extrémité se porte votre rage
Contre la reine et contre votre fils.
Qu’ont-ils fait qui mérite des chaînes ?
Ou n’est-ce qu’un effet de votre jalousie ?

Le Roi
Oh ! Don Juan. Pas de vaines questions,
Si tu as souci de ton repos.
Mes malheurs sont si lourdement marqués
Que tu souffrirais rien qu’à les entendre.

Don Carlos
Père, s’il m’est permis de vous donner ce nom,
Car maintenant je ne sais plus
Si je suis ou non votre fils,
Vous avez scellé mon destin
Et je suis en droit de me plaindre.

Le Roi
Et ce monstre ose encore parler !

Don Carlos
Oui, quand on doit mourir, on ne cache pas sa pensée ;
Puisque votre plaisir est d’être sanguinaire,
Avant que ne commence sous vos yeux
Le spectacle inédit et plaisant de ma mort,
Ecoutez, s’il vous plaît, l’histoire de vos cruautés.
Il fut un temps où le destin nous souriait.
Vous n’étiez pas injuste, et moi, j’ignorais le malheur.
J’étais dans ce temps-là votre fils, vous aimiez
Savoir qu’à l’étranger on célébrait ma jeune gloire.
Vous avez alors déployé devant moi
Les chères douceurs de l’amour.
Vous m’avez dit où se trouvait
Ce riche trésor de beauté.
Vous m’avez pour le conquérir montré la voie.
Je suis venu, j’ai vu, et j’ai aimé,
Et je vous ai béni pour ce bienfait.
Mais quand l’amour l’eut scellée dans mon cœur,
Vous me l’avez violemment arrachée.
Parce que ma blessure saigne,
Parce que je ne peux pas la cacher,
Parce que j’ai toujours quelque plaisir
A regarder cette beauté,
Pour un regard, vous voulez que je meure.
Vous oubliez tout ce que j’ai souffert,
Dans votre cœur la jalousie déborde,
Parce que moi, j’aime toujours,
Parce que vous, vous n’aimez plus.

Henrietta
Vous entendez cette douce plainte
Et votre cœur reste endurci ?
Voyez, sire, cet homme au désespoir
Et, si vous le pouvez, repoussez ma prière !

Le Roi
Arrière, séductrice !
Qui t’a demandé d’intercéder ?

Eboli
Elle aime la reine. Elle ne peut faire moins
Que de lui porter secours dans cette horrible tempête.

Le Roi
Quoi ?
Le démon a pris aussi cette forme-là ?
Voilà donc leur petit manège : épier, guetter,
Annoncer l’approche du danger.
Viens plus près, pécheresse jolie.
Tu vas tout me raconter : comment, où, quand.
Mais n’aies pas peur. Allons…

Henrietta (à genoux)
Ah ! vous êtes le seigneur Je-Ne-Fais-Jamais-Grâce !

Le Roi
Tiens ta langue de sirène.
Les sorcières sont bien jeunes à présent.

Don Juan,
Vous pouvez fermer l’oreille aux prières
De la beauté ?
Il relève Henrietta et c’est à elle qu’il parle.
Le Ciel dépose son tonnerre, il écoute avec joie
Quand ce sont les anges qui se font solliciteurs.

Eboli (à part à Garcia)
Pourquoi Don Juan est-il si plein de zèle ?
Ses regards semblent lui donner son cœur.

Don Carlos
C’est un festin de sang que vous vous préparer.
Peut-être vous pourriez vous contenter du mien.
J’aime la reine. Je l’ai dit. C’est vrai.
Je suis fier de penser que je l’aime bien plus que vous.
Le Ciel la justifie entièrement, mais moi,
Je mérite la mort, car j’ai été injuste.
Car toutes les pensées que l’on doit s’interdire,
Je les ai eues. Car j’ai rêvé
De tout ce que l’amour demande,
De tout ce que la beauté peut donner.
Rien n’a jamais fourni un prétexte à l’espoir.
Toujours elle a gardé intact le trône de l’honneur ;
Le démon dont les désirs allaient trop loin,
A été renversé à terre.
Si vous ne voulez pas avoir en elle foi,
Vous perdrez follement votre propre bonheur.
D’autres sont privés du Ciel
Pour s’être refusé à croire.

La Reine
Prince, pour me sauver, vous voulez
En souillant votre vertu faire briller la mienne.
Ma loyauté, j’ai montré qu’elle est pure
Sans avoir recours à d’autres clartés la sienne.
Sire, ce qu’il a dit le fut par désespoir ;
Il avoue des forfaits qu’il n’a jamais commis.
Pourquoi imaginer que je vous veux du mal ?
Faut-il absolument que je ne sois pas chaste
Parce que je suis jeune ?

Le Roi
O mon cœur inconstant, pourquoi hésites-tu ?
Je tremble et ne sais plus que faire.
J’ai autrefois conduit des armées au combat.
La guerre était un jeu ; le danger, un plaisir.
J’ai passé en hiver des nuits entières,
Sans autre toit que le ciel immense.
Je défiais mes ennemis. Et maintenant
Contre la beauté je suis sans défense.
Oh, détourne de moi ces basilics que sont tes yeux.
Leur influence est pernicieuse.
Si on les voit, on meurt.
Il s’éloigne.
La Reine
Oh, ne me fuyez pas. Je n’ai pas l’intention
De vous tuer. Et vous pouvez sauver ma vie.
Mais s’il faut malgré tout que j’expire,
Prenez-la, j’en fais l’offrande à vos pieds.
Mon cher Seigneur, vous ne voulez donc pas
Me regarder ?

Le Roi
Quoi ! Tu voudrais vivre ?…

La Reine
Oui, vous l’avez dit.

Don Carlos
Oh dieux ! Il voit une beauté à genoux, suppliante,
Il reste froid, il n’est pas même ému.
Madame, levez-vous.
Il fait un pas vers elle pour la relever.

Le Roi
Ne la touche pas, tu n’as pas le droit.
Il la contemple d’un air grave.
Ses regards percent mon cœur.
Infidèle ? Voyons. Par le Ciel, tu es…
Une femme fausse…Oh, mon cœur est fou !
Je te fais grâce de la vie… Mais prends garde.
Ne te montre plus jamais devant moi.
Sois bannie à jamais…

La Reine
Vous ne devriez pas. Je veux d’abord
Vous convaincre que je suis fidèle.
Laissez-moi le temps qu’il faut. Après,
Si vous le jugez bon, je m’en irai pour toujours.

Le Roi
Je suis resté longtemps furieux, mais en vain.
Elle m’échauffe, elle me rend le calme.
Que je serais heureux si tu étais fidèle !
Crois-tu que la séparation me fait plaisir ?
Non, je donnerais tout mon royaume
Pour ce bonheur : te croire, quand bien même
Il n’en serait rien. Viens là.
Il n’y a pas moyen de l’éviter.
Trompe-moi si tu veux.

La Reine
Je ne vous tromperai pas, Sire,
Même si je le pouvais.
Si vous y consentez, recevez mon serment.
C’est vous, vous seulement, que je veux aimer.

Le Roi
Je suis comme un marin qui, longeant le rivage,
Ecoute tout joyeux la chanson des sirènes ;
Trop faible pour brider son terrible désir,
Il s’abandonne à l’eau, certain qu’il va mourir.
Viens dans mes bras. Viens tout de suite.
Ma rage est étouffée.
Mon cœur est libre pour la joie
Il la prend dans ses bras.

La Reine
Et vous recommencerez
A penser que je suis en faute ?

Le Roi
Non, tu es au-dessus de toute vérité.
Et moi, je suis tout amour.
Oh, si nous pouvions rester toujours ainsi,
Dans les bras l’un de l’autre,
Et ne jamais nous séparer.

La Reine
Donnez-moi un ordre ; essayez votre pouvoir.

Le Roi
A partir de cet instant
Je ne veux plus voir Carlos.
A Carlos.
Esclave qui oses faire le mal
Avec tes allures de gentilhomme,
Je te bannis à jamais de ma cour.
Va vivre sans bruit dans un monastère.
Je veux aimer et régner
Loin de toutes ces querelles.
A Eboli.
Eboli, je la confie à tes soins.
C’est un trésor précieux,
Et la responsabilité est grande.
Je vais me retirer, me préparer
A attendre des joies qu’on aborde avec crainte.
Sort le roi.

Don Carlos
Qu’il me bannisse loin de lui
Voilà ce que j’entends avec plaisir.
Mais ne plus jamais la regarder !
Malédiction terrible, insupportable.
Non, Madame, tout son pouvoir n’y fera rien.
Je reste, ou bien c’est vous qui m’exilez.
Donnez-moi, vous, cet ordre, et vous verrez
Que j’irai au bout du monde.

La Reine
Et pour finir Carlos serait mon ennemi ?
Voyez comment je me suis soumise,
Pour vous protéger, vous, plus que moi.
Ingrat ! et vous cherchez d’inutiles chemins
Pour perdre une vie qui m’est si chère.

Don Carlos (à part)
Bien. Sa fortune est faite. On m’abandonne,
Seul, vagabond sans lieu, dépouillé de tout.
A la reine.
Vous auriez pu m’épargner cette cruauté,
Madame. J’étais prêt à mourir
Heureux sous la lumière de vos yeux.
On me l’a refusé ; je désespère.
On m’a conduit à désirer la mort.
On n’a pas osé aller plus loin.
Je m’en vais chercher un lieu solitaire.
Jamais plus je ne paraîtrai devant vous.
J’ai compris que j’étais un trouble-fête.
Il s’éloigne.

La Reine
Restez. Vous n’allez pas me quitter ainsi.

Don Carlos
Ah !

La Reine
Il faut que je vous parle avant votre départ.
O Carlos, que nous sommes malheureux !
Le Destin a joué avec nous un jeu cruel.
Il nous a fait de belles promesses
Lorsque nous avons commencé.
Puis il a vu que nous allions gagner ;
Alors, jaloux, il s’est mis à nous leurrer ;
Il nous a donné la mauvaise carte.
Je me rappelle maintenant
Toutes les promesses que je vous ai faites.

Don Carlos
Madame, je ne peux pas en entendre davantage.
Il s’agenouille.

La Reine
Il le faut.
Elle s’agenouille aussi.
Je ne peux pas ne pas vous dire
Que, si vous le décidez, je veux mourir avec vous.

Don Carlos
On n’a jamais vu plus noble amour.
Dieu de bonté, ce bonheur est trop fort.
Non, il suffit que je meure, moi seul.
Je pardonne à mon père, à tous mes ennemis.

La Reine
Non, par tout notre amour, je vous enjoins de vivre.
Mais en quelque pays que vous alliez,
Songez à ne pas m’oublier,
Car je me souviendrai de vous.

Don Carlos
Oublier, moi, votre vertu et votre charme ?
Non, jamais !…

La Reine
Nous aurions pu ne jamais nous rencontrer,
Mais rester libres loin l’un de l’autre,
J’aurais entendu parler de vous,
Et vous de moi. Et nous aurions marché
Paisiblement vers le bonheur.
Et nous aurions aimé sans être malheureux.
Mais pourquoi ces yeux égarés, ces gestes brusques ?

Don Carlos
J’ai froid soudain jusqu’au fond du cœur.

La Reine
Que faire ?

Don Carlos
N’importe quoi, mais ne partez pas.
Restez jusqu’à ce que je rende mon âme,
Les yeux fixés sur la merveille qu’elle admire.

Eboli (à part)
Je voudrais un amant pareil à celui-ci !
Oh, si ce noble cœur était à moi,
Je le tiendrais avec des liens doux et faciles.
A la reine
N’oubliez pas l’ordre du roi, Madame.
Vous êtes en danger si vous restez plus longtemps.

Don Carlos
Ah, princesse, savez-vous
Ce que sont les peines des amants ?
Ce que veut dire se quitter, comme on nous y oblige.
Se quitter pour toujours…
Dans un instant, n’être plus là
A regarder ces yeux, à presser cette main.
On pourrait vivre ainsi sans avoir jamais faim.
C’est un bonheur bien au-dessus de mon mérite.
Le destin avec nous est avare et mesquin.
Il ne nous aura pas même donné
Une heure d’éternité.

La Reine
S’il nous l’avait donnée, elle serait passée.
Et nous voudrions en avoir une autre.
Non, la nécessité dans sa rigueur a fait de nous
Ses esclaves. Elle veut qu’on lui obéisse.
Allons, essayons de supporter
Le coup de la séparation.
Adieu…

Don Carlos
Adieu.
Ils se regardent
Je suis lié ici, enraciné,
Je ne peux pas bouger.

La Reine
Il faut que ce soit moi qui montre le chemin !
Oh, ne te brise pas, mon cœur !
Elle s’approche de la porte, s’arrête, revient.
Et vous, seigneur, vous ne partez pas ?

Don Carlos
Et vous, vous restez ?

La Reine
Il ne faudrait pas…

Don Carlos, se met à genoux
Encore un regard pour enchanter ma misère,
Pour donner de la force à mon cœur
Jusqu’au moment où vous serez partie.

La Reine
Eboli, aide-moi, ou je suis perdue !
Elle s’accroche à elle.
Prends ce regard, et avec lui ma vie.
Eboli la prend dans ses bras et la soutient.

Don Carlos
Mon courage lutte contre mes tortures.
Ma tristesse est lâche, et n’ose pas commettre un meurtre ;
Je veux faire effort pour vaincre mon mal ;
Oui, Madame, je suis un peu plus fort,
Depuis que j’ai compris que vous devez partir.
J’affronterai hardiment la rencontre,
Et mon cœur jusque là résistera.
Adieu. Soyez aussi heureuse
Que vous êtes belle et loyale.

La Reine
Que les plus doux des anges du Ciel
Veillent sur vous.
Elle sort avec Eboli.

Don Carlos
Ainsi j’ai longuement erré
Dans les chemins tortueux de l’amour.
Egaré par le feu follet de l’espérance.
Je n’avais pas franchi la moitié du désert
Que la lumière tremblotante s’est éteinte.
Et me voilà perdu.

 

 


Acte quatrième

La scène est l’antichambre de la Reine.

Don Carlos, et Posa.


Don Carlos
Cet autre appartement est celui de la reine.
Au moment d’entrer, il revient sur ses pas.
J’ai tort, il ne faut pas que je m’y risque.
Voilà ce qui arrive aux âmes
De ceux qui sont morts assassinés ;
Elles s’approchent de leurs corps :
Il leur est impossible d’y rentrer,
Et elles errent en gémissant et en pleurant.
On m’a volé mon amour, on m’a retiré
Tous mes espoirs d’atteindre à la couronne.
Mon cœur, empoisonné par cette offense,
Se gonfle et fait éclater ma poitrine.
Il va se rompre, et moi, je goûterai la paix.
Non ! que jamais mon âme n’accueille
Le sombre désespoir. Je le sais :
La patience est la vertu d’un dieu.
Les dieux jamais ne ressentent les maux
Qui ont ici-bas tout pouvoir.
Ils flottent au-dessus des injustices
Qu’il nous faut supporter.
« Père », « roi », ces deux noms portent un sens très fort.
Mais « prince », « fils » ont aussi quelque poids.
Je suis né en haut lieu, je veux tomber avec grandeur.
Ma naissance fut triomphale,
Et mon destin s’accomplira
Avec la même gloire et la même splendeur.
Ces lettres, Posa, porte-les aux Flamands,
Dis que Carlos, injustement traité, est leur ami,
Et que je veux commander leurs armées ;
Je soutiendrai leur cause, et eux, la mienne.

Posa
Ces rebelles ?

Don Carlos
Non, ce sont des amis, leur cause est juste.
Il faut qu’elle le soit, puisque je la fais mienne.
Que les gens du commun aiment comme des bêtes
A mener une vie sordide et sans éclat,
A l’aise et ventre plein, sans souci de savoir
Le sens du mot « honneur » ou du mot « ambition »,
Qu’il portent, hébétés, leur poids de chaînes.
Je porterai, moi qui suis prince, une couronne.
Cet avenir, je ne peux accepter
L’idée que je pourrais le perdre.
Si tu es mon ami, ne mets aucun retard
A réaliser ce que je veux.

Posa
J’y vais.
Il sort. Entre Eboli.

Eboli
Seigneur !

Don Carlos
Qui m’appelle ?

Eboli
Il faut que vous restiez.

Don Carlos
M’apportez-vous la nouvelle
De nouveaux malheurs ?

Eboli
Supposez qu’il s’agit de la reine.
Resteriez-vous pour elle ?

Don Carlos
Pour elle ? Un siècle… toujours…
Je resterais jusqu’à ce que le temps
Lui-même s’évanouisse.
Comme une statue qui jamais ne bouge,
Comme un éternel monument d’amour.
Mais un être aussi pauvre que moi
A-t-il une place dans son souvenir ?

Eboli
Oui, Seigneur, si vous voulez m’en croire.
Elle et moi, ne pouvons parler que de vous.
Vous nous mettez en rivalité,
Nous luttons à qui dira les mots les plus doux.

Don Carlos
Misérable, je ne vis que de charité.
On a pour moi de la pitié et rien de plus.

Eboli
Rien de plus ! dites-moi ce que vous demandez
Et je vous garantis tout ce que vous voulez.

Don Carlos
Non, Madame, ce qui m’est dû,
Personne ne peut me le remettre.
L’ange de l’honneur me barre le chemin,
Les yeux toujours ouverts, il s’acquitte de sa charge
Et m’interdit d’entrer au paradis.

Eboli
Y a-t-il un paradis, y a-t-il un bonheur
Que je ne sois en état de vous donner ?

Don Carlos
L’amour, l’amour,
Tout le charme des tendres ardeurs,
La reine y cède dans les bras de mon père.
Riche beauté, merveilleuse beauté !
Jupiter reviendrait pour être son amant ;
Il demanderait la mort
Afin de mourir pour la reine.
Oh, Madame, ne parlez pas de bonheur.
Vous renouvelez ces douleurs
Que vous n’éprouvez pas ; sinon vous vous tairiez.

Eboli
Vous parlez trop vite, et sans douceur.
Croyez-vous que je ne sais pas
Tout ce que vous souffrez ? Vous pouvez partir
Maintenant. J’avais quelque chose à vous dire,
Je l’ai laissé se perdre.

Don Carlos
Madame, qui vous a offensé ? Est-ce moi ?

Eboli
Oui, seigneur.
Et je ne voudrais pas vous retenir.
Hélas ! vous n’entendez pas ma plainte.
Si vous voyiez la moitié de mes malheurs,
Je crois que vous auriez pitié de moi.

Don Carlos
Je ne devine pas
Quel triste récit vous voulez me faire.
Mais vous m’y avez bien préparé.
Parlez, Madame.

Eboli
Dites que j’ai aimé, que cette flamme
Fait encore aujourd’hui, pour un nom,
Fondre mon tendre cœur.
Cet homme que j’aimais, je ne peux pas dire
Qu’il soit ingrat. Il est bien au-dessus
De ma naissance et de ma destinée.
Mais il se montre pour le moins cruel,
En poursuivant un amour sans espoir,
Un amour déjà mort. Il souffre de la faim
Sur un rocher stérile ; il dit non au bonheur,
Et pourtant je l’invite gentiment à une fête.

Don Carlos
Y a-t-il un animal assez stupide
Pour rester insensible alors que le raniment
Les rayons de cet œil splendide ?

Eboli
Pour accroître votre surprise, apprenez
Que je me vois contrainte, hélas ! à tout lui dire,
Jusqu’à rougir autant que lorsque je vous parle.

Don Carlos
Vous n’aurez pas à rougir ou à craindre ;
Dans mon cœur vos secrets sont en sûreté.

Eboli
Alors je vais expliquer mon énigme.
Regardez ce visage, et blâmez-moi
Si vous pouvez.
Elle lui montre son portrait.

Don Carlos
Mes yeux deviennent fous ! Qu’ai-je vu !
C’est mon portrait. Je l’ai envoyé à la reine
En hommage à ce qu’on disait d’elle.
J’attendais le bonheur, et je l’ai perdu.
Je suis maudit. Je suis maudit aussi
A cause de toi : tu a volé à ma sainte
La seule relique qu’elle avait de ma passion.
Et tu viens me tenter avec ce sacrilège !
Même si tu avais bien plus de charmes
Que tu ne t’en supposes,
Le tout-puissant Amour protège
Ce château qui est tout à elle
Et il te défie d’y entrer.

Eboli, à part
Négligée ! méprisée ! par le père et par le fils !
Mon étoile a suivi une route funeste.
La destinée m’est contraire en amour ;
Réussirais-je mieux si j’essayais la haine ?
Cet époux qui m’ennuie peut m’être utile.
Je crie : il court à la vengeance ;
Nous passons en revue, ce vieux sorcier et moi,
La troupe de nos sortilèges.
Voilà ! Je te remercie, Vengeance !
Prince, tu es perdu.
A Carlos, avec douceur.
Me pardonnerez-vous, Seigneur ? J’ai bon espoir.
Je vais tenter de réparer
Tout le mal que j’ai fait
Et de mener à bonne fin
Ce qui a si mal commencé.

Don Carlos
Vous en usez, Madame, assez étrangement.
Je commence à penser
Que votre amour était sincère.

Eboli
Peu importe. Avec mon honneur soyez loyal,
Comme avec vous je le serai toujours.
Je suis chargée de veiller sur la reine
Et vous pouvez, vous fondant là-dessus,
Supposer qu’une fois encore
Vous allez la revoir.
Je vous mènerai vers ces charmes adorés
Et je vous mettrai dans les bras
De ma rivale plus heureuse.

Don Carlos
Me voici débiteur pour une somme immense.
Je n’aurais jamais cru qu’on puisse rencontrer
Si parfaite vertu. Vous êtes la maîtresse
Des plus extraordinaires perfections.
C’est en vain que j’essaie de trouver des paroles
Pour vous dire merci. Ma dette est bien trop grande.

Entre Don Juan d’Autriche.

Don Juan
Où est ce prince,
Celui dont les douleurs parlent si haut
Que tous les cœurs se brisent, sauf le sien ?

Don Carlos
Monseigneur, je ne suis plus rien
Que ce que le destin veut que je sois : un homme
Et rien de plus, privé de réconfort,
Nu. Autrefois, je fleurissais comme une vigne,
J’étais jeune, riche d’espoirs qui parlaient haut.
Je ne suis plus qu’un cep desséché, presque mort ;
Tout est parti : mes sarments et mes grappes.

Don Juan
Parmi tous ceux qui pleurent vos malheurs,
Personne n’est touché autant que moi.
J’éprouve une noble colère
A voir comment sont opprimées
Une telle valeur, de telles espérances.
Le roi votre père est mon frère ;
C’est vrai. Mais c’est en vous que je me reconnais.
Je suis né libre. En aucune manière
Je ne dépends de lui. Ceux que j’appelle mes amis
Sont les seuls envers qui j’ai des devoirs.
Si vous croyez pouvoir porter ce titre,
Permettez qu’ici je vous le confère.
Ils s’embrassent.

Don Carlos
Votre bonté fait de moi votre homme lige.
Mon âme n’a pas de secrets
Que je veuille vous dérober.
Cette princesse généreuse m’a promis
De me mettre à nouveau en présence du ciel.
A la reine je vais rendre un dernier hommage.
Puis je partirai pour la Flandre.
Je veux donner des lois à ces rebelles impudents.
Je veux me protéger contre tout ce qui menace
Et les tenir dans la terreur.

Don Juan
Que ce dessein ait plein succès ! Il est parfait,
Digne de votre sang et de votre valeur.

Don Carlos
Monseigneur, votre gloire a fleuri en tous lieux,
Plus haut que le destin, que son pouvoir et sa menace.
La mienne va mourir comme un bourgeon gelé.

Entre un officier de la garde.

L’officier
Je regrette, Seigneur, ce que je dois vous dire.
Je suis chargé d’un ordre déplaisant.
Vous êtes prisonnier, et sous ma surveillance.

Don Carlos
Prisonnier ! Le destin commence un nouveau jeu.
A partir de ce jour, que soit maudit
Le nom de fils puisqu’il suffit
De le porter pour être esclave !
J’ai des devoirs ? Mais envers qui ?
Non, il n’est pas mon père. Avec vos ordres
Retournez voir le tyran. Dites-lui
Que sa fureur foule toujours la même route,
Que j’en suis fatigué,
Et qu’il n’est plus question que j’obéisse.

Don Juan
S’il vous demande
Pourquoi vous n’avez pas exécuté ses ordres,
Dites à mon frère que c’est moi
Qui vous l’ai interdit.
Sort l’officier.

Don Carlos
Si j’étais certain maintenant
Que cela mènerait tout droit à mon naufrage,
Je voudrais une fois encore voir la reine,
Même en dépit de lui,
Même s’il était là avec toute sa rage.
Sous ses yeux je voudrais la caresser, l’aimer,
Et puis mourir à l’instant même,
Qu’il comprenne trop tard tout ce qu’il a perdu
Et qu’en voyant ce qu’il a fait il se maudisse.
J’avais toujours été un fils obéissant.
J’avais plaisir à contempler sa gloire
Dans mon enfance ; avec orgueil
Je voyais quelle était mon origine.
Libre et joyeux je jouais près de lui,
Baigné par sa lumière et choyé par son ombre.
Mais maintenant…
Il a repris ce qu’il m’avait donné.
Il me rejette au milieu du troupeau.
Je pourrais y rester tranquille ; il l’interdit.
Il me relance et me poursuit comme une bête.
Oh ! tristesse, tristesse ! C’en est trop
De tous côtés la ruine me menace.
Je suis environné de flammes.
Le feu s’approche à grande vitesse de moi.
Oui, je veux y plonger, si la force me manque.
Au pire, je péris et me retrouve en cendres.
Il sort.

Don Juan
Va ! Ne lâche pas la fortune
Pendant qu’elle est prête à tout.
J’aime agir quand on peut récolter de l’honneur.
Madame, vous avez des égards pour le prince.

Eboli
Vous n’en avez pas moins pour Henrietta, je trouve.

Don Juan
Oui, c’est une beauté jeune, tendre et charmante.

Eboli
Je croyais que mon charme était égal au sien.
Vous me disiez jadis que ma beauté
N’était pas moindre que la sienne.
Est-ce là votre foi ? que valent vos promesses ?

Don Juan
Vous voudriez que je vous crois jalouse.
Car vous avez appris la ruse.
Si vous me reprochez ma fausseté,
C’est pour cacher la vôtre. Allez, vous êtes femme…

Eboli
Sans doute, et je le sais. Et ce nom me convient
Parce que je suis faible.
Je vous ai tout donné, mon cœur et mon honneur !
Si je pouvais ou bien n’être pas femme,
Ou bien n’avoir pas tant de gentillesse !

Don Juan
Vous imaginez-vous
Que votre fausseté n’a pas été visible
Quand mon frère a remis la reine entre vos mains ?
J’ai fort bien vu : vos regards exprimaient
Pour le malheureux prince une immense pitié.
Je m’acquittais de mon devoir envers le roi.
Vous, pendant ce temps-là, fixant sur lui des yeux
Noyés de pleurs vous l’admiriez…

Eboli
Pour sa constance.
Et je pleurais de voir que vous me trahissiez,
Que vous rendiez hommage à d’autre yeux,
Que mon sincère amour était foulé aux pieds,
Si mal traité que rien ne peut le ranimer.

Don Juan
Soit ! Quittons-nous, et qu’entre nous d’amour
Il ne soit plus question. Adieu…
Il s’éloigne.

Eboli
Adieu, puisque vous êtes résolu.
Cruel Don Juan, pouvez-vous me quitter
Ainsi ? N’avez-vous pas assez mis au supplice
Mon âme avec vos trahisons.
N’ajoutez pas à l’inconstance le mépris.
Vous auriez pu avoir un peu de gratitude
Et ne pas oublier si vite mon amour.

Don Juan
Cet amour, si jamais il exista, c’est vous
Qui l’avez oublié, et non pas moi.
Il est trop bien fixé ici pour qu’on l’arrache.
Il est enraciné et durera toujours.
Eboli se détourne.
Pourquoi êtes-vous si revêche ?

Eboli
Pourquoi êtes-vous si jaloux ?

Don Juan
N’en parlons plus. Je me calme et me tais.
Me pardonnerez-vous ?

Eboli
Oui. Puis-je méconnaître mon désir ?

Don Juan
Ne me renvoyez pas sans faire mon bonheur.

Eboli
Jusqu’à ce que vous soyez là,
Mon cœur n’aura pas de repos.
Carlos va revenir ici bientôt.
Cet appartement est le mien.
Je vous y attendrai. Adieu.
Elle fait semblant de pleurer.

Don Juan
Ne me laissez pas voir la moindre larme.
C’est étouffer la joie et couper l’appétit.
Je veux fondre sur mon bonheur
Comme le fier dieu de la guerre.
Tout le jour il se donne à la fureur des armes,
La nuit, il va trouver la reine des amours ;
Il arrive échauffé, brûlant de volupté…
Il sort.

Eboli
Il a pris son plaisir et maintenant il se veut libre ;
A cette fin, il fait semblant d’être jaloux.
Mais je suis libertine autant que lui.
Ma volonté est tout aussi féroce
Et mes désirs tout aussi enragés.
Je veux l’avoir en main. Le plaisir finit par lasser,
Même si l’appétit et l’amour sont extrêmes.
Il sera comme dans un banquet ces plats vulgaires
Qu’on met là pour faire impression,
Mais auxquels personne ne touche.
Entre Ruy Gomez.
Vénérable vieillard, je vous apporte
Des nouvelles qui vont vous rajeunir.

Ruy Gomez
Parle ; ta langue est pleine de musique.

Eboli
Tes ennemis chancellent, et la journée est à toi.
Juste un coup bien porté, et les voilà à terre.
Va voir le roi, réveille ses soupçons.
Prends un air égaré comme si tu avais
Quelque chose de neuf qui soit
Très difficile et dangereux à dire.
Puis conduis-le ici, accablé sous ce poids.
Moi, je vais prendre soin que Carlos soit présent ;
Je fournirai à son œil jaloux un spectacle
Fatal pour lui comme la tête de Méduse.
Si elle produisait des monstres,
Il deviendra monstre lui-même.

Entre le Roi avec sa suite.

Le Roi
Le doute, ce tyran, met mon cœur au supplice ?
Quand serai-je débarrassé de sa contrainte ?
Mes pensées sont épouvantées
Comme des oiseaux qu’on surprend endormis.
Ils volent en tous sens autour du nid
Où tout, l’instant d’avant, était en paix,
Ils n’osent même plus se poser…
Il aperçoit Ruy Gomez.
Ah ! Gomez ! A quoi penses-tu ?

Ruy Gomez
Je pense à ce que c’est qu’avoir un fils.
Que de soucis, que de querelles orageuses
Troublent la vie d’un père malheureux !
On croit que les enfants sont un bonheur,
Mais ce sont des tourments.
Ils sont notre folie lorsque nous sommes jeunes,
Et notre peur, quand nous avons vieilli.

Le Roi
A quoi bon maintenant ces réflexions bizarres ?
Es-tu jaloux de ma tranquillité ?

Ruy Gomez
Non, Sire, j’ai plaisir à vous voir si serein.
J’espère que jamais vous n’aurez de raisons
De l’être moins.

Le Roi
De l’être moins ? Viens plus près. Tu es sombre.
Tu as l’air de vouloir me dire
Qu’elles existent, ces raisons.
Je sens je ne sais quoi qui remonte du fond…
Dis-moi vite. Où est Carlos ? Où est la reine ?
Tu ne dis pas un mot ?
Mes malheurs t’ont-ils rendu muet ?
Ou c’est mon destin qui t’habite et te travaille,
Sans que tu oses donner jour à son secret.

Ruy Gomez
Le Ciel donne aux vieillard de pénibles infirmités.
Mille folles pensées visitent mon grand âge.
Renoncez, Sire, à les connaître.

Le Roi
Il le faut pourtant, par le Ciel !

Ruy Gomez
Je ne veux pas qu’on me contraigne à être juste.

Le Roi
Refuse, si tu veux, la contrainte, pourtant
Parler est ton devoir,

Ruy Gomez
Si vous voulez m’accorder une chose,
Je dirai tout.

Le Roi
Expose ta requête, et considère
Que d’avance je te l’accorde.

Ruy Gomez
Il s’agit de ceci : pardonnez à votre fils
Tous les méfaits qu’il a commis jusqu’à ce jour.

Le Roi
Tu demandes là une chose
Qui est presque au-delà de mon pouvoir.
Mais je trouve tant de bonté dans ta requête
Que je vais être bon pour te faire plaisir,
En dépit que j’en aie.
Son pardon est scellé. Dis ton secret.

Ruy Gomez
Hélas ! c’est peu de chose.
Je l’ai vu ici.

Le Roi
Ici ? Avec la reine ? Oui, oui, m’en voilà sûr.
Je supporte des maux tels que jamais on n’en a vu,
Si grands qu’ils sont plus forts que toute plainte.
La moitié de ma patience
Aurait suffi pour faire un saint.
O femme ! Femme monstrueuse !
Tu t’enfuyais, pleine de repentir,
Tu multipliais les promesses.
Et moi je t’ai accueillie dans mon sein.
Voilà ma récompense.
Gomez, mais maintenant je veux la rejeter.
Tu vas me voir sourire en la mettant en pièces ;
J’écraserai son cœur, qui est plein de poison.
Son venin répandu, la vipère meurt.

Ruy Gomez
Pour se venger la meilleure méthode
Est de mettre en avant une apparence de justice.
Il faut que le grief prenne une telle ampleur
Que l’innocence n’ait plus droit à la parole.
Sire, attendez encore, et retenez votre fureur.
Je parie que le prince une nouvelle fois
Va venir par ici. Je vais le surveiller.

Le Roi
Quand tu l’auras surpris, préviens-moi vite.
Jusque là je muselle ma vengeance.
J’étouffe dans mon cœur le feu de ma colère,
Jusqu’à ce que je voie le tort que l’on me fait.
Alors, comme un faucon, je prendrai mon essor,
Puis je fondrai, je surprendrai ma proie
Et je la saisirai dans mes serres.
Sort le Roi.

Eboli
J’ai entendu tout ce discours avec délices ;
La vengeance ce soir va fêter sa victoire.
Tes années sont en phase de déclin,
Mais j’aperçois dans ta cervelle
Un beau reste de jeunesse.
Va-t’en. La reine vient.
Sort Ruy Gomez.
Entre la Reine avec ses femmes, et Henrietta.

La Reine
Et maintenant je dis adieu
Pour longtemps à tout bonheur
Eboli, où êtes-vous ?

Eboli
Ici, madame.

La Reine
De nouvelles craintes
M’assaillent de toutes parts.
On me dit que Carlos a été arrêté.

Eboli
Madame, il s’est dérobé à l’ordre.
Il proclame hardiment
Qu’il veut partir pour les Flandres,
Qu’il veut prendre la tête des rebelles,
Dont il dit qu’ils sont ses amis.
Mais avant de partir, par mon entremise
Il vous demande humblement la permission
De venir vous dire un dernier adieu.

La Reine
Il veut donc à la fin forcer la Destinée.
Va le voir, Eboli. Hâte-toi.
Dis-lui que je le prie
De remettre à plus tard son projet.
Ou, si cela ne suffit pas à l’arrêter,
Dis-lui que j’ai juré de ne plus vivre
A l’heure où il sera parti d’ici.
Dis-lui que j’ai obtenu son pardon du roi.
Dis-lui… Pour l’arrêter, dis-lui ce que tu veux.

Eboli
Un mot de vous peut suffire
A le ramener dans le devoir.
Vous avez promis, il est vrai,
De ne plus jamais le revoir.
Peut-être pourriez-vous, cependant,
Avec d’aussi bonnes raisons…
Entre Don Carlos.
Le voici.

Don Carlos
Le destin me fait perdre le souffle.
La haine de mon père me poursuit.
Je suis fatigué. Je viens, tout tremblant,
Me coucher à vos pieds pour mourir.
Il s’agenouille ; il lui baise les mains.

La Reine
Oh malheureux Carlos ! Et pourtant si brutal !
J’ai donc voulu vous faire bien du mal,
Puisque vous décidez, avec cette violence,
Ingrat, pour finir, de m’assassiner.

Don Carlos
Répands, ô Ciel, sur ma tête
Toutes tes malédictions !
J’ai mérité le pire châtiment.
J’aurai donc eu l’audace de vivre,
Jusqu’au moment de m’entendre dire,
Que je lui ai fait tort.
Il se relève.
Dites-moi, ai-je attaqué votre honneur ?
Ai-je tendu des pièges
Pour y prendre votre vertu ?
Dites-le. Ou alors, pourquoi m’accusez-vous ?

La Reine
Vous ne saurez jamais quelles souffrances
Vous m’imposez. Ma dernière requête,
N’était-elle pas que vous viviez ?
Je vous en ai conjuré p ar tous nos serments d’autrefois.
Mais, je le vois, vous les avez tous oubliés,
Et vous ne pensez pas non plus à moi ;
Sans égard pour rien, vous machinez
Votre propre ruine. Vous êtes pourtant
Certain de provoquer aussi la mienne.

Don Carlos
Vous m’avez ordonné de vivre.
J’ai obéi avec orgueil.
C’était beaucoup plus dur que de mourir.
Mais ma vie refuse qu’on lui prenne
Sa liberté. Mes bras ne sont pas faits
Pour qu’on les charge de chaînes.
Mon père aurait dû mettre à part une couronne
Et m’imposer d’aller la conquérir.
Il aurait vu ce dont Carlos était capable.
Mais me priver de liberté !
M’enfermer dans un cachot ignoble,
Où l’on n’a plus aucun réconfort !
Non, ce triste bourreau, le sombre désespoir,
Se trompe. Malgré tout, ce fardeau de misère
A donné à mon âme un choc trop fort ;
Il a fait se lever
Le lion qui dormait dans mon cœur.

La Reine
Prenez garde, pourtant. La fureur de votre père,
Le plus petit geste de soumission
Suffit à l’adoucir. Je le sais.
Votre jeunesse est pleine de feu ;
Sa vieillesse souffre de la bile.
Allez le voir. Montrez-vous
Réellement obéissant. Soyez humble.
Comportez-vous comme un fils.
Carlos ! Je vous le demande.
Allez-vous me le refuser ?

Don Carlos
Je sais que c’est dur, mais je le ferai.
Il faut que je suive ce chemin
Puisqu’il vous paraît être le meilleur.
Vous êtes toute divine ;
Vous ne pouvez pas vous tromper.
On ne changera rien à mon destin.
Ce chemin-là me conduit à ma perte,
Comme tout autre, mais au moins
Il est plus honorable. Les princes
Seront moins sévères pour ma lâcheté,
Si, souffrant par lui, je souffre pour vous.

La Reine
Nous en débattrons plus longuement chez moi.
Une issue heureuse vous attend.
Il ne pourra pas trouver à redire
A votre présence dans mon appartement.
Elle ne signifie que ma bienveillance
Et votre sens du devoir.
Sortent don Carlos et la Reine.

Eboli
Victoire, Gomez ! Tout est mûr. Le piège
S’est refermé sur eux. Et le Destin sourit
De les y voir. Jusqu’ici, c’est moi
Qui faisais le travail de la fatalité.
Mais il te revient de couronner l’œuvre.
Et je m’en réjouis. Va vite voir le roi.
Prépare son âme à du sang.
Voilà un mystère que tu as percé.
A part
Moi, je vais prendre du repos
Dans les bras d’un amant. Et je vais
Pour don Juan déployer tous mes charmes.
Elle sort.

Ruy Gomez
Destin, ouvre ton livre, et inscris leurs noms.
Je te les ai déjà montrés.
Entrent le roi, et Posa qui reste à distance.
Monseigneur le roi !

Le Roi
Gomez !

Ruy Gomez
Lui-même.

Le Roi
As-tu vu le prince ?

Ruy Gomez
Oui.

Le Roi
Où est-il ?

Ruy Gomez
Avec la reine.

Le Roi
Vous qui habitez les flammes éternelles,
Qui gardez en mémoire les noms
De tous ceux que vous damnerez,
Dites-moi, l’un de ceux qui président
Vos tribunaux a-t-il jamais vu
Un fils comme lui, une femme comme elle ?
Ecoute, Gomez. Ecoute l’Enfer qui rugit.
Fais silence un moment, Enfer !
Et ils seront à toi.

Posa, à l’écart.
Qu’est-ce que cela ? Le roi et Gomez.
Je voudrais que Carlos soit en sécurité.
Les dépêches pour la Flandre sont prêtes.

Le Roi
Qui est là ? C’est Posa,
C’est le maquereau de leurs voluptés.
Il s’approche de Posa.
Gomez, plonge-lui ta dague dans le cœur.
Pousse la vengeance aussi loin que possible.
Va au plus profond, et blesse Carlos, si tu peux.

Ruy Gomez
Nous serons, lui et moi, aussi près l’un de l’autre
Que deux amants heureux qui s’embrassent.
Si je manque son cœur, qu’il transperce le mien.
Monsieur…
Il le frappe.

Posa
Ah ! Gomez ! Scélérat ! Voilà le plus méchant
De tes forfaits. Mais je ne mourrai pas seul.
Ici, chien…
Il le frappe.

Ruy Gomez
Belle défense ! Voilà un autre coup.
Tout simplement pour alléger vos peines.
Ils se battent. Les dépêches tombent à terre. Ruy Gomez frappe à nouveau Posa, qui s’écroule.
Posa
Monseigneur le Roi…
Mais ma vie est trop loin déjà.
Je meurs. Souvenez-vous
De votre femme et de votre fils.
Il meurt.

Le Roi
L’esclave, au moment de mourir,
A des remords et tient à m’avertir.
Oui. Je m’en souviendrai. Qu’est-ce que cela ?
Il ramasse les dépêches.
Pour la Flandre ! Scellées du sceau du prince !
Voilà un méfait qui m’était inconnu.
Regarde, Gomez. Un complot contre ma couronne.
La trahison et la putasserie
Joignent leurs efforts pour me jeter à bas.
Mais je reste debout comme un rocher solide.
Pour eux, ils ont porté le coup,
Mais ils ont volé en éclats.
C’est attendre trop longtemps.
Fais savoir que j’arrive.

Ruy Gomez
Hola ! le roi est là ! Ouvrez !

On tire un rideau et l’on découvre don Juan et Eboli étroitement enlacés.

Le Roi
Que ma fureur ajoute encore à ma fureur !
Que ma foudre les frappe, et les mette à mort .
Ah ! Gomez !
Ta vie est suspendue à cette vérité.
Il regarde plus attentivement
Mais c’est notre frère don Juan.

Ruy Gomez
Avec ma femme,
Qu’il embrasse de près. Je me démenais
Pour provoquer la ruine de quelqu’un,
Et voilà la mienne. Oh ! j’aurais dû mourir
Avant que tout soit éclairci.

Le Roi
C’est donc là le nid qui couve
La luxure et le mensonge. N’est-ce pas merveilleux ?
Don Juan et Eboli sortent, toujours enlacés.

Ruy Gomez
Oui, sire.
Que dix mille démons déchirent la sorcière !

Le Roi
Mais les voilà partis, et mon déshonneur approche.
Entrent don Carlos et la Reine en grand débat.
Voilà mon fils incestueux. Voilà ma femme.
Regarde-le, Gomez ; il languit, il se pâme.
Par la mort ! Elle a les yeux qui se révulsent d’aise.
Don Carlos s’approche du roi.

Don Carlos
Que dans la paix le Ciel
Protège le roi de tout malheur,
Que dans la guerre il couronne ses armes,
Lui donne le succès, le fasse triompher.
Que toutes les nations de ce monde à ses pieds
Humblement se prosternent comme moi.
Il se met à genoux.
On m’a dit que votre rage
Avait décidé ma mort.
J’ai mérité le pire.
Mais vous pouvez être bon.
Considérez que je suis
Votre pauvre fils, votre fils malheureux.
Ne versez pas ce sang qui est le vôtre.

Le Roi
Quand j’ai du sang mauvais, je n’hésite pas
Pour ma santé à le faire couler.
Le tien m’est étranger comme ton âme.
Ou bien alors que soit maudite
La mémoire de ta mère.
Maudite doublement cette nuit malheureuse
Où mon plaisir a produit mon tourment.

Don Carlos, se lève d’un air fier.
Je renonce à tous les droits du sang.
Maudire ma mère ! Elle était juste et bonne,
Trop bonne, tyran, pour vivre avec toi ici-bas.
C’est pourquoi elle est sainte
Et de là-haut règne sur toi.
Comment ma soumission est-elle ici reçue ?

Le Roi
On l’accepte,
Tant que la trahison n’est pas connue.
Tes projets sont venus à la lumière.
Immenses, trop affreux
Pour que la nuit consente à les cacher.
Voici une souillure
Sur mon honneur et ton devoir.
Il montre les dépêches.
J’ai payé ton secrétaire pour sa peine.
Il montre le cadavre de Posa.
Il t’attend. Tu peux conférer avec lui.
Demande-lui des nouvelles de Flandre.

Don Carlos
Mon ami, tué ! Mon fidèle Posa !
Dieux de bonté ! Qu’ai-je fait
Pour mériter cela ? Quel temple ai-je pillé ?
Quels pays ai-je dévastés,
Pour attirer cette vengeance sur ma tête ?
A Ruy Gomez.
Scélérat ! C’est ton œuvre.
Ai-je causé du tort à un de tes amis
Pour que tu fasses mourir le mien ?
Mais je ferai qu’il y ait des représailles.
Il tire son épée.

Le Roi
Courage, Gomez. Le roi te protège.
Viens, rebelle, et mets le comble à tes forfaits.

Don Carlos
Non. Tout injuste que tu sois, tu es mon père.
Il jette son épée.
C’est à ce mot que tu dois ton salut.
C’est lui qui fait peur à ma main,
Ce n’est pas ta couronne.
Oui. Tout ce qui est écrit là,
Je voulais le faire.
Votre jalousie était montée si haut.
C’était la seule voie que je pouvais trouver
Pour faire votre paix, et assurer la mienne.

Le Roi
Vous pensiez que la force de ma jeunesse
Déclinait. Pour me mettre en paix,
Vous vouliez me débarrasser de ma couronne.

Don Carlos
Votre interprétation va chercher trop loin.
Un royaume ne pourrait réparer
Ni votre injustice envers moi,
Ni vos torts envers elle.
Vous avez oublié l’amour paternel.
Vous m’avez privé de tous mes droits
De fils et de prince.
Vous avez souillé mon honneur,
Cherché à prendre ma vie.
Il y a longtemps que mon devoir
Lutte contre la nature.
Ce n’est pas que je craignais
Que mon nom et ma gloire aient à souffrir
De ce que dit la renommée,
Que j’ai toujours jugée bien au-dessous
De mon orgueil. Car, même condamné
Par tout le monde qui m’entoure,
Pourvu que vous me croyiez juste,
Je pouvais mourir.
A la fin je n’ai trouvé que ce moyen
Pour fuir votre colère
Et vous faire oublier votre jalousie :
Aller en Flandre, et ainsi m’éloigner
De tout ce que je vénère,
De tout ce que j’aime.
Là-bas, pour assurer votre droit,
J’espérais accomplir, en dépit de mon sort,
Quelque grande action pour effacer,
Par ma fidélité et mes souffrances,
Votre haine, et pour esquiver
L’orage qui grondait ici.

La Reine
Cela mérite-t-il de la haine ? Il voulait
Renoncer à la vie de cour et à ses charmes
Pour vous gagner à lui. Il s’exile,
Il arrête le flot périlleux
De l’anarchie qui vous outrage,
De l’orgueil qui se rebelle.

Le Roi
Comme elle plaide noblement pour le défendre !
Quand il veut paraître innocent,
Le péché est aveugle.
Elle croit que sa douceur va désarmer ma rage.
Non, sorcière. Vous vous trompez de sortilège.
Vous voulez calmer la tempête.
Vous ne lui donnez que plus de force.
La Reine regarde Carlos.
Oui, regardez-le, cet esclave fort et prêt à tout.
Regardez-le bien. Vous n’en aurez pas d’autre.

Don Carlos
Vous avez sur moi pouvoir de vie et de mort.

Le Roi
Sans doute, et tu vas mourir.

Don Carlos
Si elle le permet.
Elle est l’étoile qui régit ma destinée.
Si son aspect m’est favorable,
Je ne peux pas mourir.

La Reine
Non, prince, mais vivez toujours dans le bonheur.

Le Roi
Oui, je veux l’envoyer au repos éternel.
Si j’étais parti plus tôt, moi, pour ce voyage,
Je ne connaîtrais pas les peines
Qui à présent me torturent.

La Reine, s’approchant de lui
Quelles peines ? Quelles tortures ?

Le Roi
Arrière ! Ne me touche pas !
Je te vois laide, souillée d’inceste.
Tes serments bafoués s’étalent
Sur ton visage coupable.

La Reine
N’y a-t-il plus pour moi
De place dans votre pitié ?

Le Roi
C’est ainsi que naguère vous m’avez séduit.,
En me promettant de ne jamais le revoir.
Mais maintenant vos plus fines ruses
N’ont plus de force. J’ai conquis ma liberté
Et j’entends bien la conserver.

La Reine
Puissiez-vous être toujours libre !
Mais comment votre esprit peut-il s’imaginer
Que nous ayons pensé à mal ?
Le prince est venu pour vous témoigner
Son obéissance, pour se réconcilier avec vous.
Vous avez vu comment il vous a parlé,
Humblement, respectueux de son devoir.

Le Roi
Mais vous aviez commencé
Par signer une heureuse paix.
Entre Eboli.
Merci, princesse,
Pour tous les soins que vous prenez.
Mais dites-moi. Comment ce monstre
A-t-il pu entrer ? Parlez.

Eboli
Le Ciel m’est témoin que ce fut à mon insu.

Ruy Gomez, à part
Non, elle avait autre chose à faire.
Sang et meurtre !

Le Roi
Tout le monde ment. Gardes !
Entrent des gardes.
Emparez-vous de ce traître.
Il montre Carlos.

Don Carlos.
Soit. Je suis prêt.

La Reine
Sire, arrêtez. Faites moi mourir aussi.
Je l’accepte.

Le Roi prend un air de bonté
Non, tu vivras.
A part.
Par le Ciel, moins d’un jour.
J’ai machiné une vengeance si subtile
Qu’elle mourra sans repentir,
Et, par conséquent, sera damnée.

Henrietta
Si votre cœur est accessible à la pitié,
Si vous voulez que le Ciel vous favorise
Quand vous serez vieux, écoutez la prière
D’une pauvre fille encore vierge.

Le Roi
Je n’ose me risquer à le croire.
Tu es trop jolie. Que veux-tu dire ?

Henrietta
Ne détruisez pas dans un seul homme
Plus de vertus que le monde n’en verra jamais.
C’est le plus ancien gage de votre premier amour.
Vous n’aviez pas connu de femme, c’était votre première joie.
Ce souvenir pourrait vous inspirer de la pitié.

Le Roi
Non, les torts qu’on m’a fait
Sont un terrible contrepoids.
Je ne voudrais pas épargner sa vie
Même pour sauver la mienne.
Va-t’en. Ta langue ne me prendra pas
A sa glu.

Henrietta
Au nom de tout ce qu’on peut espérer,
Je vous supplie. Non ? Alors
Que vous tue sans pitié une main méprisable,
Que des mères sans enfants
Maudissent votre mémoire.
Pour l’honneur, pour l’amour, pour la vie !

Le Roi
Arrière, folle ! Mordieu, je vais te faire tuer.
Tu es encore là ! La mort ne te fait pas peur ?

Henrietta
Non, j’ai décidé
De mourir si vous ne cédez pas.

Don Carlos
Belle et douce, ne gaspillez pas votre pitié
Pour moi. J’ai trop de malheurs.
Je ne mérite pas une larme.
Pour vous, de fortes joies vous attendent,
Quand j’aurai disparu, couché dans la poussière.
A la Reine
Oh ! Madame !

La Reine
O mon Carlos, faut-il que vous mouriez
Pour moi ? Les yeux de votre père
N’auront-ils aucune pitié ?

Don Carlos
Cachez, cachez vos larmes. Elles instillent en moi
Une faiblesse qui messied à mon cœur.
Puisqu’il me faut mourir je mourrai comme un prince.
Que viennent à mon aide les esprits
Qui font de moi un homme.

La Reine pleure
Mourez donc comme un homme
Aussi brutalement que vous voudrez ;
Permettez-moi de rester femme.

Le Roi
Oui tu es femme, exacte copie
De la première en qui la race
Humaine fut maudite tout entière.
Le Ciel à votre sexe a donné la beauté.
Mais votre maître le démon
Vous a fait découvrir l’orgueil.
Il était ange, lui aussi, avant sa révolte.
Et vous, vous êtes à coup sûr
Les étoiles tombées en même temps que lui.
Oui, pleurez. Vous avez des larmes à revendre,
Autant que de serments.
Tout est paré pour le mensonge.

La Reine
Monstre de cruauté ! Bête féroce !
O mon âme, pourquoi devrais-je renoncer
A ce beau nom de femme,
A cause de quelqu’un qui n’a jamais été
Capable de comprendre ?
Je suis déchirée. Je ne sais que faire.
Le sentiment de cette injustice est si fort
Que mes esprits succombent sous la charge.
Elle est près de défaillir.
Avec passion.
Tiens bon, tyran. Je te déteste. Et je voudrais savoir
Si mon mépris suffit à me faire mourir.

Don Carlos
Mon doux ange !
Il la prend dans ses bras.

La Reine
Carlos, c’est la première fois
Que vous m’embrassez, et c’est devant lui.

Don Carlos
Dans l’Orient aux mille trésors,
Aucun des magnifiques souverains
Entourés des splendeurs de leurs empires,
N’est aussi riche que moi,
Aussi favorisé du Ciel.
Mais de cette faveur la chute est effroyable.
Eux aussi, comme nous, il faut qu’ils meurent
Et abandonnent tout.

Le Roi
Et devant moi ! C’est insupportable.
Séparez-les de force.
Un officier s’approche.

Don Carlos
Esclave, tu y perdras la vie.
Mieux vaudrait pour toi faire face à un lion
Et vouloir lui arracher la proie qu’il tient.
Elle est la souveraine de mon âme.
Pour me préparer à la mort,
Il faut que je lui parle.

Ruy Gomez, ironique
Ayez pitié !

Le Roi
Va-t’en. Malheur au roi
Qui n’a pour serviteurs que des lâches,
Que des imbéciles pour conseillers.
Quel tourment !

Don Carlos
Elève-toi, mon âme, et considère
La maison de béatitude où tu t’en vas.
Il pose sa tête sur le sein de la Reine.
Mais ici-bas j’ai éprouvé de telles joies.
Que je ne sais comment me figurer
Celles qu’on voit là-haut,
Douces comme des fleurs et plus douces encore,
Plus douces que l’encens qui monte au ciel.
Ici ce sont des mains d’anges qui les dispensent.

Le Roi
Elle est toujours dans ses bras.
Lâches ! Arrachez-le de là !

Don Carlos
Vous auriez plus vite arraché
La terre de son axe.
Je l’étreindrai jusqu’à ma dernière heure.
Je ne la céderai qu’au moment de ma mort.

Le Roi
Coupez-lui les bras. Faites quelque chose.

Don Carlos
Venez, tuez-moi, emportez-moi dans le tombeau.
Mon monument, vous le voyez d’ici.
Ce sont des bras mutilés
Qui se referment sur elle.

Les gardes s’approchent avec des haches.

La Reine
Arrêtez ! Je me sépare de lui.

Le Roi
Emmenez-la.
Les gardes s’empressent.

La Reine
Sinistre tyran !
Arrêtez, malheureux prince !
Revenez. Quel supplice !
Faut-il vraiment que je vous quitte ?
Allez, emmenez-moi où vous devez aller.

Don Carlos
Esclaves, écoutez. Ma déesse m’ordonne
De rester. Chiens, avez-vous des yeux ?
Pouvez-vous la voir et désobéir ?
Oh, que je puisse seulement la toucher.

Le Roi
Non, par l’Enfer !
Etes-vous ses esclaves ou les miens ?

La Reine
Ma vie !

Don Carlos
Adieu, mon âme.
Sort don Carlos.

La Reine
Il est parti. Il est parti.
Je suis maintenant seule, exposée à ta rage,
Tyran. Donne-moi la mort.
Je déteste la vie comme je te déteste.

Le Roi
Je le sais bien. Donc, tu vas vivre.

La Reine se jette à terre.
Oh misère.
Je suis donc née pour la malédiction.
On me force à vivre, alors que la mort est si douce.

Le Roi, à Eboli
Toi, femme, tu m’as menti.
Pour relever ton crédit dans mon cœur,
Songe à m’aider. Prépare
Un poison qui agisse lentement.
Et qui tue en faisant souffrir de plus en plus.
Donne-le à la reine. Et de peur
Qu’elle sente venir la mort,
Dis-lui que j’ai libéré le prince
Et qu’il viendra la voir avant le jour.
Je me déguiserai, je jouerai son rôle.
Voilà de quoi assouvir ma rage.
Je sourirai en la voyant mourir.

Eboli
Votre Majesté sera obéie.

Ruy Gomez, à part
Va, pousse jusqu’à leur terme tes forfaits.
Quand tu en auras fini, je te tuerai.

Le Roi
Gomez, excite ma rage. Tiens-la bien chaude.
J’ai triomphé de l’amour et de la nature.
Il regarde la reine.
Le charme de la beauté
Brille toujours dans ses yeux.
Mais pour ma gloire et mon repos
Elle va mourir.
Sort la Reine avec ses femmes.
Mais que vaudra ce calme que j’attends
S’il me faut l’acheter à si haut prix ?

 

Acte cinquième.

Entre le Roi, seul.

Le Roi
Il est nuit. C’est le moment
Où reposent les gens heureux.
Seuls veillent les misérables.
Les fantômes frustrés commencent leur ronde,
Hantent les maisons en ruine
Et les terrains dangereux.
Ils s’installent au chevet
De ceux qui ne dorment pas.
Ils leur font peur en leur contant
Les tristes histoires du destin.
Même si je voulais dormir,
Je ne le pourrais pas.
Les torts que j’ai subis règnent sur mon sommeil.
Ils reviennent, devenus rêves, et me tourmentent.
L’entreprise fatale a déjà commencé.
Je suis brisé. Je frémis
Quand je pense à ce que j’ai fait.
Mais j’oublie à quel point je dois être Philippe
Dont la Renommée célèbre partout la constance.
Jamais pendant ma vie je n’ai connu
Ni l’espérance folle,
Ni l’abattement de la peur.
Mais maintenant, il est trop tard pour reculer.
Mon obstination rendra grande mon action.
Entre Eboli en robe de nuit.
Qui va là ? Eboli ?

Eboli
Monseigneur !

Le Roi
Est-ce fait ?

Eboli
Oui. Et la reine est allée se reposer.

Le Roi
Elle songe au repos, et elle a pris le mien.
Non, Eboli, il faut que ses rêves
Soient tout remplis d’horreurs,
Qu’ils soient infernaux comme son âme.
Croit-elle que le prince a retrouvé la liberté ?

Eboli
Oui.

Le Roi
Comment a-t-elle accueilli la nouvelle ?

Eboli
Sur son visage
Ont passé des rougeurs errantes,
Comme en font naître les espoirs trop faibles
Pour vaincre la peur.
Quand elle a été enfin sûre,
On n’a jamais vu amante plus tendre.
Elle m’a prise dans ses bras ;
Elle m’a couverte de caresses, appelée amie.
J’en ai profité pour lui donner
Le poison. Elle va vivre jusqu’au jour.

Le Roi
Retournez vite près d’elle. Dites-lui
Que Carlos attend, qu’il veut l’assurer
De son bonheur. Allez.
J’ai hâte que s’achève ma vengeance.
Elle ne serait pas parfaite.
Si je manquais le spectacle.
Mais il faut éviter que je sois reconnu.
Il faut qu’elle me prenne pour mon fils.
Emportez toutes les lumières ;
Laissez juste ce qu’il faut pour qu’elle voie
Sa méprise au moment de mourir.

Eboli
Vous la trouverez vêtue de noir,
Comme une pénitente ; une faible lampe
Jette une lueur imparfaite,
Comme une ombre spectrale
Dans un caveau voûté
Où de malheureuses veuves
Viennent prier la nuit. C’est ainsi qu’elle veut
Mourir, ou vivre dans le deuil
Jusqu’à ce que Carlos lui apparaisse libre.

Le Roi
O péché obstiné ! Luxure incorrigible !
Elle échapperait à la damnation ? C’est impossible.
Je suis impatient de la voir souffrir,
Pendant que le poison coulera dans ses veines.
Entre Don Juan avec sa suite.
Qui est là ? Mon frère !

Don Juan
Oui, Sire, et votre ami.

Le Roi
O Don Juan, le destin est à l’œuvre.
Ce qui se passe va glacer ton jeune cœur.
Examine-moi bien. N’ai-je pas changé ?

Don Juan
Vous avez l’apparence d’un roi d’Espagne
Et d’un puissant seigneur,
De quelqu’un qui vole vers la gloire.
Vous ressemblez à ce que je serais
Si j’étais roi.

Le Roi
Roi ! Je suis plus encore. Et je suis
Tout ce que dans un homme on tient pour misérable.
Mais tu vas voir comment je retrouve mon calme.
Je vais être aussi gai, aussi heureux que toi.

Don Juan
Non, seigneur. Mon bonheur n’est pas à votre portée,
Tant que vous resterez esclave de vos abjectes passions.
Si vous voulez goûter à ma tranquillité,
Ayez des pensées semblables aux miennes.
Soyez moins roi, soyez plus homme.

Le Roi
J’y viens. Longtemps je me suis débattu,
Il est vrai, contre les conseils de la nature ;
J’ai lutté contre l’amour.
Ses sortilèges avaient lié mon âme.
Mais le temps des enchantements
Est désormais fini pour moi.
Ma rage va les abattre comme des ruines
Et, souverain véritable, je les foulerai aux pieds.

Don Juan
Je sais que vous avez voué à la mort
La reine et votre fils.
Je crains que s’approche l’heure fatale.
Pourquoi voulez-vous donc
Vous priver de tout successeur ?
Vos amis s’en attristeront.
Vos ennemis pourront en rire.
Avec l’âge, en cessant de grandir,
Vous devenez méchant, vous aimez à détruire.

Le Roi
N’en doute pas, don Juan, tu es mon frère.
Tu as part à mon sang, je le sais.
Reconnais que ma vengeance est juste.
Et je ferai de toi l’héritier de l’Espagne,
Et mon fils adoptif.

Don Juan
Une couronne a bien des charmes, je l’accorde.
Je veux bien m’en assurer une,
Mais sur un champ de bataille,
Au milieu des armes et du sang.
Faire tort à mon neveu !
L’éteindre pour que je brille !
Non. Je veux bien escalader un trône
En montant à l’assaut d’un bastion,
Où la mort m’attendrait.
Mais attendre la mort d’un autre !
Avez-vous jamais aimé ? Avez-vous mesuré
L’immense valeur de votre généreux fils ?

Le Roi
A l’avance j’avais deviné ta réponse.
C’est un effet de ta bonté, rien de plus.
Hélas ! tu es libre, toi ;
Tu prends tout, dans la vie, à la légère.
Tu crois que tous les cœurs
Sont honnêtes comme le tien.

Don Juan
Non, Sire, je ne prends pas tout à la légère.
Ce que je vais vous dire hardiment,
Vous n’aimeriez sans doute pas l’entendre.
Vos sujets les plus vils font de vous leur esclave.
Leur docilité est une tache
Sur votre royale bonté.
Vous les suivez aveuglément,
Alors qu’ils vous égarent,
Ces valets gloutons, ces bourreaux sordides.
On les reconnaît à leur docilité.
Quand votre front se ride, ils se font tout petits.
Si vous souriez, ils frétillent.
Ce sont eux qui vous font du mal, qui vous abusent,
Qui s’emparent de votre esprit,
Qui l’emplissent de fausses craintes mal fondées.

Le Roi
Craintes mal fondées ! Peut-on faire confiance
A des serments de femme, à des jeunes gens indociles ?
Je croirais plus facilement que le monde est un paradis,
Alors qu’il ne m’a rien donné
Que des tourments et des supplices.
Aucun homme jamais n’y a trouvé le réconfort.
Mais tu vas voir comment j’exerce ma vengeance.

On tire un rideau et l’on découvre la Reine,
seule, sur son lit, triste. Une lampe près d’elle.

Regarde-la, calme et sereine.
Ironiquement.
On dirait que jamais elle n’a songé au péché.
Elle gémit pour faire entendre
Qu’on a fait tort à son innocence.
Elle a prononcé tant de serments
Qu’elle finit par se croire fidèle.
Accablée de douleurs, elle vit dans l’obscurité.
On parle de sorcières au fond d’une cellule,
Occupées à traiter avec le Malin,
A signer des traités avec l’Enfer.

La Reine se lève et marche vers lui.

La Reine
Prince Carlos ! Puis-je le croire ?
Quelle joie pour mes yeux ! Ils ne me trompent pas ?

Le Roi
Ma reine, mon amour, je suis là
Il l’embrasse.

La Reine
Monseigneur le roi ! Quelle surprise !
Quelle bonté ! Vous êtes là !
Pouvez-vous à la fin croire en mon innocence ?
Il me semble soudain que ma tristesse a disparu.

Le Roi
Oh, cette langue, qui ne sait que mentir !
Elle a percé à jour mon imposture ;
Lui, elle le connaît de trop près.
Oui, femme vile, incestueuse, c’est moi,
Le roi. Regarde-moi bien. Désespère et meurs.

La Reine
Pourquoi n’aviez-vous pas
Prononcé plus tôt ma sentence,
Lorsqu’il vous était impossible
De rien ajouter à mon affliction ?
La mort ne me semble plus aussi bien venue,
Maintenant que je sais que vous avez pu
Simuler un regard de bonté.

Le Roi
Non. Tu es à point pour la mort. Si j’avais cru
Que tu pouvais être pire, tu aurais vécu,
Vécu et continué tes folles débauches.
Mais je suis sûre que, si jeune,
Tu es mûre pour l’Enfer.
Tu n’échapperas pas à ton châtiment.
Cette nuit, tu as bu ta mort. Tu es empoisonnée.
Oui. Tu l’es.

La Reine
Bienvenue alors à la béatitude éternelle !
Mais avant de mourir, je veux faire un serment.
Par le Ciel et par tout ce que j’en espère, je suis pure.

Le Roi
Dès que vous ouvriez la bouche,
Vous faisiez un serment. Combien en avez-vous
Offerts, que vous n’avez jamais tenus ?
Mais il est un pouvoir qui vous entend,
Un pouvoir juste, et qui vous laisse vivre
Pour faire des serments.
Comment se peut-il qu’au-dessus de nous
Demeure une pitié qui permet le péché
Et nous transforme tous en infidèles ?

La Reine
Voilà comment toujours vous avez traité
Tout ce qui est du côté du bien. Voilà pourquoi
Mon innocence n’est pas reconnue.
Votre amour n’a jamais été que de l’orgueil.
Quand je suis arrivée,
Quand je devais épouser votre fils,
Vous étiez un père indulgent et bon.
Pour mon malheur, vous m’avez trouvée belle.
Vous avez estimé que je valais trop cher
Pour que ce soit lui qui me possède.
Vous avez envahi mon cœur ;
Vous avez imposé votre pouvoir,
Personne ne vous résistait.
Votre propre fille n’aurait pu
Vous aimer davantage. Alors soudain
Vous avez pris conscience de votre âge.
Et vous avez douté de ma fidélité,
Vous avez inventé un ignoble adultère.
Vous m’avez accusé d’inceste, avec votre fils.
Mon pire ennemi n’aurait pas fait mieux.

Le Roi
Certainement. Je ne voudrais pas qu’on déclare
Que ma vengeance présente le moindre défaut.
Vous prétendez m’aimer ! Basse comédie,
Et mal bâtie ! Mais les coupables en mourant
Font toujours cette faute-là.
Ils sont innocents jusqu’à leur dernier cri.
Quand tout espoir est perdu,
Ils persistent à ne pas pouvoir se repentir.

La Reine
Votre méchanceté atteint sa perfection.
Vous venez, au moment où je meurs,
Vous moquer de moi férocement.
Si j’étais homme et que ma femme
Fût infidèle, je lui arracherais la vie
Très vite dans l’emportement de ma fureur.
Je m’ouvrirais jusqu’à son cœur
Un large passage et je dévasterais
Tout ce que j’y trouverais de souillé.
Je triompherais, je rirais,
En regardant jaillir le flot.
Je baignerais mes mains folâtres dans le sang.
Voilà qui ferait pâlir votre mesquine vengeance,
Vengeance de femme, et non pas de roi.

Le Roi
Je suis heureux de vous entendre dire
Quelle est la mort que vous auriez voulue.
Elle vous aurait permis de descendre au tombeau
Sans rien dire. La renommée
Ne n’aurait rien su de vos crimes,
Ni aujourd’hui, ni plus tard.
Ils seraient enterrés avec vous.
Non. Je veux, moi, que ma justice soit comprise.
Avoue ton mensonge. Crie bien fort des saletés.

La Reine
Allons ! Mets-toi à l’œuvre ! Elle est digne de toi.
Sois fier, vante-toi de ta cruauté.
Quel grand moment pour la gloire d’un roi !
Que la France soit tôt informée !
J’ai là-bas un frère qui est jeune.
Il te fera payer l’outrage de sa sœur ;
Il fera pénétrer son armée en Espagne,
Te jettera à bas de ton trône, misérable,
Il fera oublier que tu as été roi.

Le Roi
Jusqu’à cette nuit jamais
Elle ne m’avait donné de plaisir.
La vipère a senti qu’on l’écrasait.
Elle tente de mordre, mais en vain.
Oh, s’il venait, s’il osait essayer
De soutenir son droit, moi, comme un aigle,
Je saisirais cet oisillon, je serrerais
Jusqu’à ce qu’il en hurle, le lâche.
Puis je le jetterais, pantelant,
A côté de sa sœur.

La Reine (à don Juan)
Ah, je défaille, je meurs. Seigneur, donnez-moi la main.
La vie m’abandonne. Je n’ai plus la force
De me tenir debout.

Don Juan (la conduit vers un siège)
O jalousie,
Sort maudit dont personne n’a idée,
Sinon celui qui porte le fardeau.
Peut-on accepter de vivre
Quand on a détruit si riche trésor ?

Le Roi
Le poison agit.
Fasse le Ciel qu’il y en ait assez !
Elle est si corrompue. On peut craindre
Qu’elle ne soit à l’épreuve du poison.
Alors, belle menteuse…

La Reine
Arrière, tyran !
Cette heure est ma dernière. Laisse-la moi.
Va-t’en, va-t’en. Je ne veux pas perdre la lumière
Avec, devant les yeux, un objet de dégoût.

Le Roi
Non. Je reste. Je veux t’empêcher de prier.
Je ne veux pas que tu aies le loisir
De te repentir au dernier moment.
Que tous tes péchés se rassemblent
Et viennent en foule torturer ton âme
Comme tu as fait souffrir la mienne.

La Reine
Gavez alors vos yeux, assouvissez votre rage.
Tyran, chantez victoire !
Mais rappelez-vous, quand je serai morte,
Que sur votre lit d’agonie
Vous pourrez éprouver les mêmes souffrances
Que vous m’infligez aujourd’hui.
Je suis de force à supporter tous vos reproches.
Accablez m’en. Vous ne m’arracherez
Pas une larme.

Le Roi
Voilà, don Juan, comment j’obtiens ma liberté.
Une fois de plus, je serai moi-même.
L’amour me dominait comme un garçon stupide.
J’étais fou de cette chose
Parce que je la trouvais jolie.
Mais j’ai jeté ce jouet de pacotille.

On entend Eboli dans la coulisse.

Eboli
A l’aide ! au meurtre ! à l’aide !

Le Roi
Va voir, don Juan, ce que c’est que ce cri.
Appelle la garde. Il y a peut-être du danger.
Entrent des gardes. Puis Eboli, en robe
de nuit, toute sanglante, poursuivie par
Ruy Gomez.

Eboli
Protégez-moi contre cet assassin !
Il est trop tard. La lame a pénétré
Trop profond.
Regarde-moi, roi misérable.
J’ai quelque chose à révéler.
Je ne pourrai jamais mourir
Si je ne te dis pas ce douloureux secret.

Le Roi
Cette femme est folle !
Emmenez-la dans une chambre quelconque ;
Qu’elle s’y calme, et qu’elle meure.
La Destinée nous envahit ; ce soir, elle sévit partout.
Il embrasse Ruy Gomez.
Je suis heureux d’avoir dans ma vengeance
Un sympathique compagnon.

Eboli
Si la vérité peut être bien reçue dans votre cœur,
Si jamais vous songez à vous repentir
De vos péchés secrets, écoutez-moi.

Le Roi
Que veux-tu dire ? Sois brève.

Eboli
Faites votre possible pour sauver
Cette précieuse vie. Essayez tout ce qui peut
Lui éviter la mort.
On vous a trompé. Elle est innocente.
Quand j’ai compris que je n’arriverais
Avec vous à rien, toujours brûlante de désirs,
J’ai mis tous mes charmes en œuvre
Pour attirer le prince Carlos dans mes bras.
Nouvel échec. J’ai changé de projet.
Elle montre Ruy Gomez.
L’orgueil a fait de cet homme pour moi
Une machine de vengeance.
Je lui ai appris comment pousser à bout
Votre jalousie alors naissante.
Elle montre don Juan.
Alors ma folle passion s’est jetée sur ce prince,
Et nous avons fait ce qui maintenant me tue.

Le Roi
Parle, Gomez, et vite. C’est cela ?

Ruy Gomez
Vous en doutez ? Cela m’offense.
Impudique assez pour trahir mon honneur,
Elle est assez méchante pour vouloir ma tête.
Voilà pourquoi elle simule
Le repentir.

Eboli
O don Juan, fais disparaître
Ce hideux démon. Il sourit.
Il se moque. Il attend mon âme.
Regarde comme il roule ses yeux rouges.

Ruy Gomez
Sa faute lui brouille l’imagination.
Mais si vous voulez mon sang, prenez-le.

Le Roi (à Ruy Gomez)
Assez !
A Eboli
Parle. Je te l’ordonne
Au nom de ce repos que tu espères,
Au nom de la vérité.
Parle, et tu seras récompensée.

Eboli
Les choses sont comme je les ai dites.
Puissé-je obtenir,
Là où de tout je dois répondre,
Ce dont j’aurai le plus besoin,
La Pitié du Ciel pour mon âme.
Elle meurt.

Le Roi
Par le Ciel !
Elle savait qu’elle allait mourir.
Elle n’a pas pu, en un pareil moment,
Dire un mensonge.

Don Juan
On sait très bien qu’il est coupable.
Regardez cet œil fixe.
Il croit prouver son innocence
En gardant l’air indifférent.
Mais les coupables endurcis
Quand ils ne savent comment se défendre
Ont toujours l’art de simuler
La soumission parfaite.
Vous semblez n’avoir pas souci
De votre vie. Cela veut dire
Que vous perdez l’espoir
Et non que vous êtes sans faute.

Le Roi
Sa vie ! Que peut-on en tirer ?
Voici que je vais vivre à jamais dans le doute
Que je vais perdre le repos…
Et pourtant je voudrais savoir la vérité.
Qu’on le mette à la torture.
Qu’à l’instant on l’attache sur la roue !

Ruy Gomez
Je n’ai pas mérité cela. Je n’ai fait
Qu’obéir à vos ordres. Je les ai respectés.
Que vouliez-vous que je fasse ?

Le Roi
Je veux que tu dises
La vérité, Gomez, et tout ira bien.

Ruy Gomez
Sire, hélas ! Je suis, comme vous,
Dans le brouillard. Tout ce que je peux dire
N’est rien que conjecture.
Vous m’avez chargé d’espionner le prince ;
Je vous ai donné toutes les informations
Que j’ai pu récolter. Mais voyant qu’il se méfiait,
J’ai pris d’autres mesures, grâce à elle.
J’ai dessiné d’après des relevés fautifs,
Donc j’ai partagé votre malchance.

Le Roi
Tu n’a rien d’autre à dire pour sauver ta vie ?

Ruy Gomez
Pardon, mon cher seigneur, je n’en sais pas plus long.

Le Roi
Alors je suis damné autant que toi.
O Ciel, ta providence est endormie
Si elle a si peu soin de l’innocence.
O don Juan, j’aurais dû choisir
Ta vérité. J’aurais dû être presque aussi bon
Que tu es généreux. Mais je suis trop mesuré.
Qu’on s’assure de ce traître !
Des gardes saisissent Ruy Gomez.
Oh, que la terre s’ouvre, qu’elle m’engloutisse,
Qu’elle cache à jamais ma tête impie !
O belle créature, la plus belle
Que le Ciel ait jamais façonnée,
J’ai compris trop tard quelle offense
On avait faite à ta fidélité.
Vis, sois immortelle, autant que tu es bonne.

La Reine
La parole de cette femme aura suffi
Pour que tu me crois innocente.
A la mienne tu n’as pas cru.
Le poison agit sur mon cœur.
Je vois la mort qui contre moi
Brandit son aiguillon.
Pourquoi soudain tant de bonté ?
Ma mort n’en sera que plus âpre.
Obstinez-vous plutôt. Continuez vos injures.
Dites que je suis vile, incestueuse,
Pourrie au-delà de toute idée.

Le Roi
O pitié, pitié, pour mon âme au désespoir !
Ne l’abandonne pas trop vite.
Ne la laisse pas sombrer si tôt.
Faites venir les médecins.
Vite, avant qu’il ne soit trop tard.
Promettez-leur des récompenses
Pour exciter le zèle de leur art.
Je donnerai ma couronne
A quiconque saura sauver cette vie.
A Ruy Gomez
Chien maudit !

Don Juan
Canaille vendue !

Le Roi
Démon acharné !
Mais j’ai presque oublié.
Allez chercher Carlos.
Protégez-le contre le désespoir.

Entre Henrietta

Henrietta
Horreur ! horreur ! infini malheur !
Le prince ! le prince !

Le Roi
Ah ! parle !

Henrietta
Il meurt, il meurt.
Il est couché tout sanglant sur son lit.
On l’a sorti du bain, les veines ouvertes,
Et le sang jaillit en vives fontaines.
Il menace de tuer quiconque s’oppose
A son destin, pour sauver la vie qu’il veut perdre.

Le Roi
Don Juan, vite ! Use de tout ton pouvoir.
Dis-lui qu’il offense l’amitié.
Dis-lui que son père se repent.
Supplie-le de vivre !

Ruy Gomez
Ce sera difficile. Sachez-le,
Puisque c’est vous qui avez décidé sa mort.
En préparant son bain, j’y ai mis du poison.
Je lui devais cette attention, pour le payer
De son orgueilleux dédain.

Le Roi
On n’a jamais vu un scélérat aussi affreux.
Mais pour sa punition, il va passer par des tortures
Telles que jamais n’a pu en inventer
Même la cruauté des religions.
Qu’on le déchiquette ! Je veux qu’il soit grillé,
Brûlé très progressivement.
A chaque heure je trouverai
Un supplice nouveau, jusqu’à ce qu’il maudisse
Le Ciel et crève comme un misérable.

La Reine
Ma fidèle Henrietta, tu es venue
Accompagner jusqu’au tombeau
Ta malheureuse maîtresse ?
Tu étais bien jeune quand je t’ai enlevée
A tes parents pour te mener ici.
Et voici que je vais t’abandonner
A des dangers que je ne devine pas.
Mais le Ciel prendra sous sa protection
Ta bonté. Et qu’il pardonne à ta reine.

Henrietta
Personne ne peut dire
Combien je vous ai aimée,
Madame. C’est impossible.
Le monde verra bientôt
Une preuve de cet amour.
Si vous mourez, je ne veux pas vous survivre.

Entre don Carlos, tout sanglant,soutenu
par deux serviteurs.

Don Juan
Sire, voyez votre fils.

Le Roi
Mon fils ! Et j’ose prononcer
Ce mot en face de ce triste objet !
Prince offensé, regarde qui est à tes pieds.
Ce n’est plus ton père,
C’est le plus humble des esclaves.
Regarde ces larmes qui coulent.

Don Carlos
Je viens prendre congé avant d’aller
Dans le lieu de lumière où il n’est pas de place
Pour le sang, où les cruels n’ont pas accès.

Le Roi
Je le sais bien, et je perds tout espoir.
Ciel ! C’est ta cruauté que je ne puis souffrir.
N’entends-tu pas comment ton père te supplie ?

Don Carlos
Mon père ? Dites encore ce mot. Est-ce vous ?
Puis-je croire que votre repentir est vrai ?
Oh si je le pouvais…

Le Roi
Tu le peux. Par le Ciel ! C’est vrai.
Permets-moi de t’entourer de mes bras,
De poser mes lèvres sur tes genoux tremblants.
Pourquoi veux-tu mourir ? Non, Carlos, vis.
Pardonne-moi le mal que je t’ai fait.

Don Carlos
Ma vie n’a été qu’une malédiction.
On me l’a donnée par malveillance.
J’aurais dû mourir dès que j’ai vu le jour.
Je n’aurais pas attiré sur vous
Toutes ces misères. Et vous ne m’auriez pas
Cru coupable. Soutenez-moi.
Je sens cette vie qui s’enfuit à grands pas.
Je n’ai que peu de temps à demeurer sur terre.
Montrant la Reine.
Permettez-moi de rester là.
Ne le prenez pas pour une offense.
Pourquoi seriez-vous jaloux maintenant ?

Le Roi
Brise-toi, brise-toi, mon cœur !
Il conduit don Carlos à un siège.

Don Carlos
Vous témoignez d’une grande bonté,
Plus que si vous m’aviez couronné
Et fait asseoir sur votre trône.
Mon bonheur me semble si haut maintenant
Que je devrais avoir pitié de vous,
En voyant où vous êtes.
Ramenez-moi à ma place. Vous êtes trop bon.

La Reine
Carlos, est-ce vous ? Arrêtez ce flot royal !
Vivez, prenez le trône de votre père,
Quand j’errerai oubliée
Parmi les ombres noires
Au milieu des ténèbres.

Don Carlos
Les couronnes sont au-dessous de moi.
Mon orgueil vise plus haut. Je vous regarde.
Je meurs près de vous. Je méprise
Et la vie et le pouvoir.
Nous allons monter au ciel,
Nous y régnerons tous les deux,
Au-dessus de tous les maux
Sans plus jamais avoir à gémir.

La Reine
O héros sans égal, ô divine constance !
On n’a jamais vu un amour comme le tien,
Une malheureuse pareille à moi.
Désormais les jeunes filles
A qui l’amour a fait tort
Diront dans leurs chansons,
Pour se consoler, tes malheurs.
En souvenir de toi, chaque année,
Elles formeront un cortège.
Les belles viendront en pèlerinage
Dans la pureté de leur ferveur
Couvrir ta tombe de lys et de jacinthes.
Une chose encore, et puis adieu
A la vanité de ce monde.
Je veux vous réconcilier, mon seigneur et vous.

Don Carlos
Il ne m’a fait aucun tort.
J’ai tout ce que je désire.
Je suis heureux au-delà de toute attente.
Mais quelque chose dans mon cœur
Me dit que je ne doit pas partir trop brutalement.
Approchez-vous, mon père, aidez-moi
A me redresser. Avant que je meure,
Que me commandez-vous ?

Le Roi
Le don que je te demande
Te paraîtra presque impossible.
Je voudrais être pardonné.
J’ose à peine le dire. Car je suis maudit,
Alors que j’aurais pu vivre dans la bénédiction.

Don Carlos
Oh, ce que j’ai souffert ! Oh, ces malheurs passés !
Que votre souvenir les efface,
Comme si jamais ils n’avaient existé.
Oubliez-les ; je les ai oubliés.
C’est le destin qu’il faut blâmer et non pas vous.
Car vous n’avez suivi que ce que prescrit l’honneur.
J’ai été un mauvais fils. Réellement.
Rebelle à vos lois, rebelle à mon devoir.
Têtu, trop fier pour accepter des limites.
J’ai méprisé vos ordres, détesté vos joies.
Lorsque sur mon amour vous avez fait valoir
Votre privilège royal,
J’aurais dû accepter l’offense et obéir.
Mais je voulais, dans mon ardeur,
Faire valoir mon droit. Vous m’avez pardonné.
Une nouvelle fois je me suis révolté.
Seule la mort peut laver cette tache.

Le Roi
Pourquoi es-tu d’aussi noble facture ?
Pourquoi ne t’ai-je pas compris plus tôt ?
Mais j’étais maudit, aveugle, égaré.
Oh, pour ton père, prie pour ton père !
Je suis trop vil pour oser formuler
Les prières que, toi, tu peux faire.
Ne m’abandonne pas au désespoir.

Don Carlos et la reine glissent à bas
de leurs sièges et tombent à genoux.

Don Carlos
Sois à jamais délivré de tout mal,
Puisque nous voilà à genoux
Avec notre reste de vie.

La Reine
Et que la paix repose à jamais sur toi.

Le Roi
Pas un mot de plus.
La lumière de ces vertus est une lumière divine.
Mon âme noire est familière de la nuit ;
La lumière l’aveugle et la confond.
Qu’on les relève. Doucement, serviteurs !
Glorieux hochets, sceptre, couronne,
Soyez oubliés. A votre place
C’est un deuil éternel qui couvrira ma tête.

La Reine
Où êtes-vous ? Adieu. Il faut partir.

Le Roi
Ame sainte, ne t’envole pas si tôt.
Attends ma mort, pour me prendre avec toi,
Et m’empêcher de tomber dans l’abîme.

La Reine
Loin de toute injustice et loin de toute crainte,
Loin de la jalousie,
Cette affreuse inquiétude qui exile l’amour,
Je m’en vais pour trouver un étrange repos.
Ta main, Carlos.
Laisse-moi m’appuyer sur ta poitrine.
Dans un instant, comme nous serons heureux !

Don Carlos
Bien au-dessus
De tout ce que nos vœux peuvent figurer,
De tout ce que l’espoir peut dessiner.
Là où nous allons, nous rencontrerons les anges,
En foule autour de nous, et souriants.

La Reine
Venez vite, je vous attends dans la première sphère.
Puis nous irons tous deux vers le jour éternel.
Adieu !
Elle meurt.

Don Carlos (se penche sur son sein)
Je vous suis. Fermez-vous, mes yeux.
Voici que Carlos meurt, dans la béatitude.

Le Roi
Ils sont partis, ils sont partis pour un royaume
Où je n’aurai jamais part.
Courez, sortez de ces remparts,
Mettez le feu au monde.
Criez « alarme » à la nature,
Déchaînez tous les vents.
Libérez les esprits des sortilèges
Qui les retiennent prisonniers.
Que la terre ouvre ses veines de soufre,
Que les démons quittent l’enfer,
Qu’ils secouent leurs entraves,
Que l’harmonie disparaisse de partout,
Et que le chaos règne comme en moi.
Je veux rester ici, à terre,
Ne plus jamais me relever.
Hurlez sur ma vie, déchirez l’air avec vos cris.

Don Juan
Arrêtez, Sire, donnez quelque repos
A votre pauvre cœur qui souffre.

Le Roi
Oubliez ce mot ! La paix n’existe plus.
A ces lèvres encore chaudes,
Je veux prendre un baiser.
Oh, comme mon cœur bat !
S’il pouvait se briser, le rebelle…
Mon aimé, mon Carlos, je suis ton père,
Parle-moi. Oh !
Il ne veut pas regarder ma misère.
Il est sourd à ma plainte.
J’ai été sourd à la sienne.
Mais maintenant je vois plus clair : tout est bien.
Voici quelqu’un qui va descendre en Enfer.
Comment se fait-il ? Il n’est pas déjà parti ?
Il traîne, le paresseux. Un coup d’aiguillon..
Regardez comme il vole.
Il poignarde Ruy Gomez.

Ruy Gomez
Bien visé. Droit au cœur.
La force me manque pour riposter.
Vie terne, il me faut te quitter comme un lâche.
Pestes et malédictions ! Où es-tu, Vengeance ?
Attends-moi là-bas, dans ta sombre maison.
Il meurt.

Le Roi
Il est parti. Maintenant il n’y a plus rien
Qui soit aussi vil que moi.

Don Juan
Rappelez-vous, Sire. Vous êtes roi.

Le Roi
Roi ? C’est trop peu. Je veux être bien plus.
Je te le dis. Néron fut empereur.
Il a tué sa mère. Moi, j’ai détruit, assassiné
Une femme fidèle et un fils innocent.
Mais, don Juan, me faut-il
Pour autant perdre la raison ?
J’ai eu de la malchance. Est-ce ma faute ?

Don Juan
Reprenez vos esprits, Sire, calmez-vous.

Le Roi
Prends garde. Le destin prépare
D’étranges choses. Don Juan, tu vas vieillir.
Et tu radoteras, mon héros.
Une longue barbe grise, des yeux toujours humides,
Des joues creuses, voilà des charmes
Qui t’assureront des succès.
Méfie-toi par-dessus tout de la jalousie.
C’est elle, la malédiction qui m’a perdu.

Don Juan
Sire, oubliez vos craintes.

Le Roi
O mon cœur ! O Ciel ! Arrêtez.
Ai-je dit : « Ciel » ? Oui. Et le mot
(Je crois que je l’ai vu) a fait frémir l’azur.
Oh, que les saints accueillent
Ma reine et mon fils.
Mais je vais les poursuivre.
Là-haut je les atteindrai.
Tourbillons, arrêtez le soleil,
Retenez celui qui le conduit !
Jetez-le à bas, je veux monter sur son char.
Oh, je lance le feu, je m’élance
Je monte au ciel…
Il s’enfuit en délire.

Don Juan
Occupez-vous du roi.
Montrant Henrietta.
Prenez grand soin de cette belle.
Désespoir ! partout tu as triomphé.
Je renonce à l’amour, à ses charmes trop tendres.
Je répudie toute douceur !
Je vole vers les camps
Où le désir de gloire anime le héros.
Ce dont la Paix m’avait privé,
La Guerre me le rend.

FINIS