L’HISTOIRE DISLOQUÉE
Boris
Godounov, si l’on s’en tient aux critères habituels, s’éloigne
beaucoup du modèle de la tragédie : le lieu de la scène change sans
cesse ; l’action s’étend sur plusieurs années, comme en témoignent les
dates qui figurent en tête de certaines scènes ; le tragique se mêle à l’enjoué, voire au bouffon ; Pouchkine est même allé,
dans une scène, jusqu’à mélanger les langues. Tous ces traits, visibles,
feraient presque oublier un phénomène beaucoup plus important : Boris
Godounov comporte, au regard des normes classiques, une faute contre le
dogme de l’unité d’action.
La faute
est connue, enregistrée : c’est celle qu’on reproche à Corneille d’avoir
commise dans son Attila : la mort du terrible héros est le fait du
hasard ; elle ne découle pas nécessairement  de ce qui précède, et vient à point nommé,
comme un deus ex machina, pour sauver ceux que menaçait le tyran.
Il en va
de même dans Boris Godounov. La mort du tsar n’est nullement
attendue ; elle ne se rattache à aucune des séries causales qui courent
tout au long de la pièce. Elle a pour conséquence fortuite de ramener la
victoire dans le camp de l’imposteur ; or ce personnage, après de
brillants débuts, avait essuyé de graves revers et s’enlisait dans une inaction
sans gloire. 
La
comparaison avec l’opéra de Moussorgski est éclairante : le compositeur a
fait se succéder la scène où l’on raconte les miracles accomplis sur la tombe
du tsarévitch et la scène de la mort de Boris. Un spectateur épris de
vraisemblance peut toujours supposer que le tsar est étouffé par l’émotion
violente qui s’empare de lui à l’audition d’un récit qui le condamne : il
ne peut pas supporter l’idée qu’il a fait tuer un saint. Quelle que soit la
valeur de cette interprétation, elle fait ressortir, par contraste, que
Pouchkine n’y a pas seulement songé. Chez lui, plusieurs mois séparent les deux
scènes. La mort, inattendue, de Boris provoque un revirement, non moins
inattendu, de la fortune de l’imposteur.
On note
que cette mort est celle même que Corneille prête à Attila : 
« Il avait déjà pris place à son trône,
Soudain il est tombé, le sang jaillit
Partout de ses oreilles, de sa bouche (BG, p. 158) 
                                    На троне
он сидел и
вдруг упал
                                    Кровь
хлынула из
уст и из ушей.
            À peine
sortions-nous, pleins de trouble et d’horreur, 
            Qu’Attila recommence à saigner de
fureur,
            Mais avec abondance ; et le
sang qui bouillonne
            Forme un si gros torrent, que
lui-même il s’étonne.
                                               (Corneille.  Attila. Acte V, sc.VI)
Il n’est
pas nécessaire de supposer que Pouchkine a délibérément imité la faute de son
illustre prédécesseur, dont il faudrait d’abord prouver qu’il l’a lu en entier,
ce qui n’est pas sûr. Attila a été longtemps réduit à néant par une
épigramme stupide de Boileau.
On peut
se contenter de penser que Pouchkine a simplement suivi le texte de l’Histoire
de l’État russe de Karamzine, comme Shakespeare avait suivi Plutarque pour
écrire Antoine et Cléopâtre, ou procédé, pour ses
« histoires », à un découpage un peu mécanique des chroniques de Holinshed. Il suffira de remarque que ni le poète anglais,
ni le poète russe ne se sont crus obligés de recomposer l’histoire pour aboutir
à un schéma narratif satisfaisant, comme le font le plus souvent nos classiques.
La
réalité historique est complexe et, à certains égards, discontinue ; elle
reste discontinue dans sa représentation dramatique.
Il
serait intéressant de mettre en parallèle Boris Godounov et le Cromwell
de Hugo. La comparaison était faite dans certains salons de Pétersbourg, et
exaspérait Pouchkine (OC3, p. 376). Peut-être ces sottises mondaines sont-elles
à l’origine de l’éreintement auquel il se livre quelques années plus tard (OC3,
p.695). Son propos est alors de montrer que Victor Hugo a donné dans son drame
une image fausse et grotesque du poète Milton. La page de Pouchkine est donc
entièrement axée sur l’idée que le dramaturge doit être exact dans la peinture
des personnages. On peut alors songer qu’il a lui-même plus d’une fois insisté
sur la « bonne foi » avec laquelle il respectait les informations
données par les sources. Il est clair que, pour lui, la fidélité au détail
l’emportait sur le souci de la belle construction.
Or Cromwell
est une architecture magnifiquement agencée ; des dizaines de personnages
agissent, comme s’ils s’étaient donné le mot, pour que soit possible la
catastrophe finale. Toutes les séries causales se rencontrent en quelque point.
Aucune d’entre elles n’est indépendante. Si on mène l’analyse en algébriste, on
trouve de quoi se délecter.
Il
semble clair que Pouchkine ne rêve nullement à ce genre de construction. Eugène
Onéguine peut en servir de preuve. 
LA
DISCONTINUITÉ DANS EUGÈNE ONÉGUINE
Eugène Onéguine est, on le sait, « non pas
un roman, mais un roman en vers ». En suggérant cette restriction,
Pouchkine ajoute : « ce qui est diablement différent » (OC3, p.
77). Il faut comprendre que Eugène Onéguine est
non seulement un roman en vers, mais même un roman en strophes. Et la
différence n’est pas moins diabolique. Un ensemble de quatorze vers, dont les
rimes sont organisées toujours selon un même schéma assez complexe, constitue
la base de la construction ; en général une strophe correspond à une
phrase complète ou à un ensemble de phrases complètes. Une strophe est une
unité sémantique aussi bien qu’une unité métrique. Les enjambements d’une
strophe sur l’autre apparaissent très rarement.
On
pourrait prendre les choses d’un autre point de vue, et dire que l’existence
des strophes multiplie les blancs : blancs visibles sur la page, blancs
audibles sous la forme de silences entre deux strophes qui correspondent à
autant de paragraphes. Il arrive que le blanc soit plus marqué encore :
une strophe entière manque et est remplacée par des points.
Le
procédé a déjà été utilisé  dans des
textes antérieurs, composés, eux, dans une forme versifiée en continu. Il n’y a
de strophes ni dans Le Prisonnier du Caucase, ni dans La Fontaine de Bakhtchisaraï, ni dans Les Tsiganes. Les vers
pourraient se suivre sans rupture, comme dans les épopées classiques, n’était
que, de temps à autre, intervient une ligne de points qui dépend entièrement du
sens et non des conventions formelles. Dans Eugène Onéguine,
les deux procédés se liguent : le système des strophes, convention
formelle, règle posée d’abord, ménage des blancs ; et d’autre part
certaines strophes manquent, sont remplacées par des points ; mais la page
donne à lire un numéro ou plusieurs : la strophe 9 du premier chapitre
n’existe pas, mais on lit « 9 » sur la page ; ces lacunes ont
une raison d’être sémantique. Le lecteur a l’impression qu’un passage a été
effacé, qu’on lui cache quelque chose qui avait d’abord été écrit.
Il
importe de souligner que, quoi qu’on en puisse penser, aucune de ces ratures ne
semble  motivée par le souci de ne pas
effaroucher le censeur. Dans nombre de cas, les strophes écartées nous ont été
conservées en manuscrit : on ne voit vraiment pas ce que l’autorité aurait
pu avoir envie d’y condamner. Il faut évidemment faire une exception pour ce
qu’on appelle, à la suite de Pouchkine lui-même, le « dixième
chapitre » d’Onéguine. Il s’agit d’un
texte qui jamais n’a été destiné à la publication : le poète y évoque les
sociétés secrètes qui ont fleuri à la fin du règne d’Alexandre Ier et où s’est
préparée l’insurrection de décembre 1825. Sans doute Onéguine
devait-il faire partie de ces sociétés ; peut-être Pouchkine avait-il
songé à la faire mourir lors de l’insurrection ou à l’envoyer en Sibérie. Nous
ne le saurons jamais : le dixième chapitre ne nous est parvenu que par
fragments et nous ne pouvons pas même affirmer qu’il ait
jamais été achevé. Mais ce n’est pas parce que ce chapitre fait partie
des textes absolument impubliables dans les conditions qui régnaient alors en
Russie qu’il faut supposer une intention politique derrière la moindre strophe
supprimée.
Dans la majorité des cas la strophe disparaît
pour une raison qui relève de l’art. Il n’est pas sûr que Pouchkine en ait
toujours été conscient. Il note, en 1830 :
« Les strophes supprimées
ont soulevé plus d’une fois la réprobation. 
Qu’il y ait des strophes dans Eugène Onéguine
que je n’ai pas pu ou pas voulu imprimer — cela n’a rien d’étonnant. Mais une
fois retranchées, elles rompent le cours du récit, et, de cette façon,
l’endroit où elles devraient être est clairement indiqué. Il aurait mieux valu
remplacer ces strophes par d’autres ou refaire et ressouder celles que j’avais
conservées. Mais c’est ma faute, je suis trop paresseux pour cela. » 
                                    (OC3, p.
334, trad. de L. Jonac, modifiée)
Пропущенные
строфы
подавали
неоднократно
повод к
порицанию. Что есть
строфы в
«Евгении
Онегине»,
которые я не
мог или не
хотел
напечатать,
этому дивиться
нечего. Но,
будучи
выпущены, они
прерывают
связь
рассказа, и
поэтому
означается
место, где
быть им
надлежало.
Лучше было бы
заменять эти
строфы
другими или
переправлять
и
сплавливать
мною
сохраненные. Но виноват, на это я слишком
ленив.
NARRATIONS
BRISÉES
Cette
allégation se retrouve ailleurs : Pouchkine est capable de s’accuser de
paresse ; Musset aussi. Au nom de cette paresse, ils écrivent l’un La
Petite Maison de Kolomna, l’autre Namouna.
La prétendue paresse est un prétexte pour écrire sans plan — c’est ce que
Pouchkine déclare avoir fait avec Onéguine
(EO, I, 60)—, une raison pour sauter constamment du coq à l’âne, pour
multiplier les digressions, pour oublier de raconter sérieusement. Tous traits
qui caractérisent aussi bien Eugène Onéguine que
Namouna. Admettons qu’ils viennent de Byron, et
particulièrement de Beppo ; on
comprendra pourquoi Pouchkine se réjouissait de trouver dans Mardoche  un bon usage des techniques byroniennes.
Fallait-il
vraiment « ressouder » les strophes séparées par des lacunes ?
On connaît, dans Pouchkine, plus d’un passage où la discontinuité est voulue.
On en trouve dès Rouslan et Ludmila. La rupture est alors réalisée au niveau de la
seule narration, sans que souffre la forme conventionnelle, sans qu’il soit
fait usage de toute une ligne de points de suspension. Rouslan
chevauche dans la nuit sombre. Soudain il est attaqué par un chevalier inconnu
et féroce. Le combat s’engage… et la narration oublie le danger où se trouve le
héros pour se transporter dans le château où la belle Ludmila
est retenue prisonnière. Familière aujourd’hui aux bandes dessinées, bien
connue déjà du roman feuilleton, la technique remonte au moins à l’Arioste, de
qui Pouchkine l’a reprise, comme il a repris, pour Rouslan
et Ludmila, l’enchanteur volant et autres
fantasmagories.
La Fontaine de Bakhtchisaraï (EE1,
p. 429) est ponctuée par des lacunes qui permettent de ne pas raconter les
moments les plus affreux de l’affreuse histoire. Le lecteur devine sans trop de
peine ce qui s’est passé. Mais on ne lui a rien dit. Byron avait, de cette
manière, dans son Giaour, dissimulé sous une brume épaisse meurtres et
vengeances effroyables. Victor Hugo l’a suivi, et de très près, dans le
« Clair de lune » de ses Orientales :
« Ce sont des sacs pesants,
d’où partent des sanglots.
On verrait, en sondant la mer
qui les promène,
Se mouvoir dans leurs flancs
comme une forme humaine… — 
La lune était sereine et jouait
sur les flots. »
Tout
un drame en trois points suivis d’un tiret. La strophe imperturbable a déroulé
ses quatre vers, avec rimes embrassées, à la fin d’un poème organisé selon une
sage énumération.
Dans La Fontaine de Bakhtchisaraï
(EE1, p. 442), Pouchkine se permet une toute petite bizarrerie : juste
avant une ligne de points, il laisse un vers qui ne rimera avec aucun
autre :
« La rose embaumait,
j’oubliais
Malgré moi le monde ; mon
âme
D’une mystérieuse flamme
S’embrasait, et mes  yeux voyaient
Passer comme un léger fantôme.
………………………………… »
Дыханье
роз, фонтанов
шум
Влекли
к невольному
забвенью,
Невольно
предавался
ум
Неизъяснимому
волненью,
И по
дворцу
летучей
тенью
Мелькала
дева предо
мной!..
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
(Une
traduction plus précise donnerait : « Le parfum des roses, le
murmure de la fontaine/ M’entraînaient dans un oubli involontaire,/ Mon esprit
s’abandonnait sans le vouloir/ À une émotion incompréhensible / Et dans la
cour, comme une ombre aérienne/ Passa devant moi une jeune fille ! ... /……… »)
La ligne
de points tient la place d’un vers non écrit, qui rimerait avec
« fantôme », si l’on s’en tient à la traduction citée ; mais
elle sert aussi à suggérer l’imprécision, voire l’indicible : qui est
cette femme qui passe ? La suite du texte laisse planer un doute : il
s’agit peut-être d’une des deux héroïnes du conte ; il s’agit peut-être
d’une femme que le narrateur a connue. Passé et présent, réalité et fiction
tendent à se mêler, à se confondre, comme dans Onéguine.
Dans Onéguine, le début du quatrième chapitre est une
immense lacune, parfaitement voulue. Tatiana a écrit au héros une lettre
passionnée. Elle attend la réponse. Et voici qu’Onéguine
arrive en personne. Tatiana s’enfuit au fond du jardin. Quand il la rejoint, le
chapitre trois se termine capricieusement, comme un chant du Roland furieux.
Le chapitre quatre fait attendre pendant quatre mois (il n’est publié qu’en
février 1828, alors que le chapitre trois l’a été en octobre 1827) et pendant
onze strophes, dont six sont remplacées par des points, que le héros ouvre la
bouche. Ici trois procédés sont joints, pour produire le même effet :
l’interruption immotivée d’un chapitre, les strophes supprimées, la digression.
Les strophes 7 à 11 comportent des réflexions générales, puis un rapide retour
en arrière.
Dans ce cas la lacune a, si l’on veut, une
fonction dramatique. Mais il faut aller plus loin que cet effet de
ralentissement du temps qui sert à souligner un coup de théâtre. Les strophes
supprimées « rompent le cours du récit », avons-nous lu plus haut.
Une traduction servile donnerait non « le cours » mais « le
lien » du récit. On peut alors songer à la fameuse notion de
« liaison » qui joue un si grand rôle dans l’esthétique classique.
Corneille évite de laisser la scène vide : les personnages ne quittent
jamais le plateau tous à la fois. Écrivant Athalie, Racine se félicite
que la nécessité où il se trouve de prévoir un chœur lui permette d’obtenir la
liaison non seulement de scène à scène, mais même d’acte à acte :
« J’ai
[…] essayé d’imiter des Anciens cette continuité d’action qui fait que leur
théâtre ne demeure jamais vide ; les intervalles des actes n’étant marqués
que par des hymnes et par des moralités du chœur, qui ont rapport à ce qui se
passe. »
                                               (Préface
d’Athalie)
Renoncer
à l’unité de temps, à l’unité de lieu, changer de décor à chaque scène comme le
fait Shakespeare, c’était renoncer à la liaison des scènes, à cette belle
continuité qu’aimaient, dit-on, les Grecs, et à laquelle Flaubert a encore très
consciemment sacrifié dans Madame Bovary. Ce que Pouchkine a fait dans Boris
Godounov, il le recommence, autrement, dans Eugène Onéguine :
la durée qu’il évoque est pour ainsi dire trouée.
RUPTURES
DE L’ENCHAÎNEMENT CAUSAL
Par une
conséquence qu’on n’aurait peut-être pas attendue, une histoire racontée de
cette façon perd comme nécessairement la rigueur quasi logique de son
enchaînement. On ne l’a que trop dit : la tragédie classique présente une
suite d’événements qui découlent inévitablement les uns des autres, ou tout au
moins en donnent l’impression. Une faute grave consiste à introduire au milieu
de la pièce une donnée nouvelle : le deus ex machina  passe pour une facilité inacceptable.
Pouchkine, dans Boris Godounov, a oublié
cette règle. Une grande part revient au hasard à l’inattendu, à l’imprévisible.
Le poète ne s’est soucié de savoir ni si 
l’histoire telle qu’elle s’est passée réellement offrait un caractère
suffisant de rationalité, ni s’il lui incombait à lui de la reconstruire pour
que la raison reçoive son dû. Des phénomènes analogues se produisent dans Eugène
Onéguine. C’est par hasard, le hasard d’un
héritage, que le héros se retrouve séjourner à la campagne ; c’est par
hasard, le hasard d’un voisinage, qu’il lie amitié avec Lenski :
« Que
d’amitiés (je bats ma coulpe)
Naissent
d’un grand désœuvrement. »
                                                           (EO,
II, 13)
Так
люди (первый
каюсь я)
От делать нечего друзья.
Une
traduction plus exacte serait : «  Que de gens sont amis (je suis le
premier à m’en repentir) parce qu’ils n’ont rien à faire ! » Le texte
original souligne « rien à faire » . On se persuade aisément
que cette raison n’en est pas une, que l’implication ici ne repose sur rien.
Le motif
pour lequel, plus tard, Onéguine tue Lenski en duel n’est pas moins futile. En lisant le
cinquième puis le sixième chapitre on peut comprendre les choses à deux
niveaux : on parlera de psychologie ou l’on songera aux réalités sociales.
Blessé parce que Lenski lui a menti, Onéguine se venge en courtisant la belle Olga, qui se
laisse faire. D’où jalousie et fureur de Lenski, d’où
duel. Le lecteur peut se dire que ces jeunes gens sont bien prompts à
s’échauffer ; il énonce ainsi une vérité générale d’expérience , et
quelques jugements de valeur : les motifs invoqués pour ces vengeances
valaient-ils qu’on se mette martel en tête ? Telle est la psychologie
littéraire, pétrie de morale : elle fonctionne par énoncé de généralités.
Mais il se rencontre des généralités d’un autre
type. Une fois la machine en marche, elle ne peut pas s’arrêter ; nous
sommes ans une société où le duel fleurit, où il serait ignominieux de reculer
devant le danger qu’il représente. Le personnage de Zaretski,
« Pilier de tripots, grand
braillard,
Capitaine de polissons, »
                        (EO, VI, 4)
                                    Зарецкий,
некогда буян,
                                    Картежной
шайки атаман,
                                    Глава
повес, трибун
трактирный,
(plus
exactement : « Zaretski, jadis braillard,/Hetman
d’une bande de joueurs,/ Chef de voyou, tribun de tripots ») sert à
figurer la loi  qui interdit toute
réconciliation. Le destin, il faut le dire, n’a pas grande allure.
Le roman, roman en vers, dans sa discontinuité,
peut multiplier les points de vue. Le début du chapitre VI passe très
rapidement en revue les différents personnages, mêle impitoyablement les tons,
depuis le tableau de la strophe 2 : 
                     « Tout
est calme ; dans le salon
                     Ronfle
l’imposant Poustiakov
                     Avec
son imposante épouse. »
                                    Все успокоилось:
в гостиной
                                    Храпит
тяжелый
Пустяков
                                    С
своей тяжелой
половиной.
jusqu’aux terreurs résignées de Tatiana dans
la strophe suivante :
                        « On dirait qu’une
main glacée
                        A saisi son cœur, qu’un
abîme
                        Noir, hurlant, s’ouvre
sous ses pas. »
                                    Как
будто
хладная рука
                                    Ей
сердце жмет,
как будто
бездна
                                    Под
ней чернеет и
шумит...
Et
soudain le narrateur rompt le fil : 
                        « Allons ! en
avant, mon histoire !
                        Voici un nouveau
personnage. »
                                    Вперед, вперед, моя исторья!
                                    Лицо нас новое зовет.
Lorsque
Tchaïkovski a fait un opéra avec le roman de Pouchkine, il a mis en scène le
duel ; le tableau est grandiose, émouvant, dramatique. Un contraste
efficace s’instaure entre les élans lyriques de Lenski
et l’extrême sécheresse de ton qui caractérise Zaretski.
Mais, naturellement, il est impossible de montrer au spectateur qui ne connaît
pas Pouchkine quel triste sire est le personnage. La continuité de la
représentation théâtrale, même distribuée en quelques tableaux, s’oppose à la
multiplicité des regards qui caractérise le texte original : chez
Pouchkine, le duel n’est pas moins tragique parce que celui qui l’organise est
peint comme un imbécile. La fatalité a presque au même moment un aspect
grandiose et un aspect médiocre, voire sordide. 
Il
semble que les événements puissent naître de rien, ou de presque rien, et que,
du coup, on ne sache plus exactement quelle valeur leur attribuer. Qui est Onéguine ? Deux strophes, au début du chapitre VIII,
donnent à lire un faux dialogue entre deux voix anonymes :
                        « — Pourquoi
avez-vous sur son compte
                        Une opinion si
malveillante ? »  (EO, VIII, 9)
                                    — Зачем же так неблагосклонно
                                    Вы отзываетесь
о нем?
Ces
strophes font écho à d’autres, où Tatiana se pose des questions analogues, sans
pouvoir les résoudre :
                        « A-t-elle
résolu l’énigme ?
                        A-t-elle deviné le
mot ? » (EO, VII, 25)
                                    Ужель
загадку
разрешила?
                                    Ужели слово найдено?
La
construction discontinue du texte invite le lecteur à pratiquer ces lectures à
distance, à rapprocher ces insolubles questions. On dirait que s’effacent
simultanément la linéarité du texte, la progressivité de la lecture, et la
stabilité du personnage.
L’AUTONOMIE
DES ÉPISODES
Il est
un point sur lequel, pour avoir méconnu les lois classiques de la narration
liée, Pouchkine innove de manière frappante. Au chapitre V,  il met à profit le dernier jour de
décembre  pour deviner l’avenir :
c’est la date convenable ; toutes les jeunes filles russes, au seuil de
l’année nouvelle, cherchent à voir dans un miroir ou dans un rêve l’image de
leur futur mari.
Ce
chapitre peut être lu comme un tableau de mœurs, un essai pittoresque et
touchant, qui rivaliserait avec les grands romans campagnards de George Sand,
par exemple. On n’a pas manqué de souligner son côté pour ainsi dire
ethnologique : les rituels populaires ont tendance à se perdre, et il fait
bon en lire la description. Avant Pouchkine, une tradition littéraire russe
s’est déjà constituée : Joukovski a construit plusieurs ballades
autour de la célèbre Lenore de Bürger, en utilisant la technique de la
variation ; sa Svetlana, le dernière nuit de l’année, interroge l’avenir
selon la méthode russe.
Tatiana
recourt à différents procédés, et finit par se coucher tout simplement, pour
rêver, non sans avoir enlevé la ceinture qui, en tout temps, la protège. Rêver
est dangereux ; mais on ne connaîtra pas l’avenir si l’on n’accepte pas de
s’exposer sans défenses aux influences des lointains :
                        « Tatiana ôte sa
ceinture
                        De soie, se dévêt, et se
couche
                        Dans son lit. Léli la protège. » (EO, V,10).
                                               Татьяна
поясок
шелковый
                                               Сняла,
разделась и в
постель
                                               Легла. Над нею вьется
Лель
Léli est un
dieu slave, que les amateurs de belles-lettres avaient un peu inventé au XVIIIe
siècle, pour avoir une mythologie à eux, pour ne pas dépendre des Grecs.
En fait, ce Léli n’est qu’un Cupidon qui aurait
vaguement l’accent russe. La vraie mythologie slave va intervenir dans les
strophes suivantes, alors que Tatiana fait un rêve. 
Ce rêve
est longuement raconté ; au matin, Tatiana tente d’en découvrir le sens,
en se plongeant dans une savante Clé des songes. Elle n’y trouve
« rien de certain » (EO, V, 24)
Le
lecteur moderne n’est pas beaucoup mieux partagé qu’elle, quoi qu’il puisse en
penser. Certes, s’il connaît la fin de l’histoire, il peut lire la mort de Lenski, que le rêve a déguisée.
                        « Le ton
monte ; soudain Eugène 
                        Saisit un long
couteau ; Lenski
                        Est transpercé. »                         (EO,
V, 21)
                                               Спор громче, громче; вдруг Евгений
                                               Хватает
длинный нож,
и вмиг
                                               Повержен
Ленский.
Mais
que  signifie tout ce qui précède ?
On se persuade parfois que la psychanalyse va offrir des interprétations toutes
prêtes. C’est confondre Freud avec Martin Zadeka,
auteur de cette clé des songes que feuillette fébrilement Tatiana :
                        « Elle y trouve
dans un index
                        Rangé par ordre
alphabétique
                        Les mots :
brouillard, buisson, forêt,
                        Ombre, ours, pin, pont,
sapin, sorcière,
                        Et cetera. »                                (EO, V, 24)
                                               Татьяна
в оглавленье
кратком
                                               Находит
азбучным
порядком
                                               Слова:
бор, буря,
ведьма, ель,
                                               Еж,
мрак, мосток,
медведь,
метель
                                               И
прочая.
(Pour
être exact, il faudrait traduire : « forêt, tempête, sorcière, sapin,
hérisson, obscurité, pont, ours, bourrasque, etc. » Mais on perdrait
l’ordre alphabétique).
Il faut
beaucoup d’outrecuidance pour affirmer que Pouchkine n’avait pas vu dans
le  rêve de Tatiana un fantasme de viol
et des tendances masochistes. Son vocabulaire était, certes, différent. Mais il
y a fort longtemps, lorsqu’il écrit, que la rencontre d’une femme et d’un ours,
dans le folklore, a des significations non équivoques. Mérimée s’en est fait
l’écho dans son Lokis.
Cette
traduction facile, dont ne se contenterait aucun psychanalyste sérieux, est
loin d’épuiser le contenu du rêve. À s’y arrêter, on négligerait un phénomène
de grande importance : le rêve que Pouchkine raconte tout au long se
développe de manière pour ainsi autonome par rapport au récit et, en
particulier, ne remplit que de manière très marginale sa fonction prémonitoire.
Or il a
été, en principe, composé pour remplir cette fonction ; c’est pour
connaître l’avenir que l’héroïne s’est offerte au monde ténébreux. Mais le
monde ténébreux lui apporte une réponse beaucoup plus ample par rapport à ce
qu’elle demandait.
Dans la
Bible, dans la tradition classique, Shakespeare inclus, le rêve a un rôle
prophétique ; il est donné comme incompréhensible, mais le dénouement de
l’histoire en expliquera tous les détails. Que l’on se rappelle le rêve
d’Athalie ; la tragédie qui porte ce nom est organisée autour de sa
lecture : quand chacune de ses images est devenue claire, la mort peut
frapper, la reine est tuée. Il en va de ce rêve comme des prédictions des
sorcières, dans Macbeth, inintelligibles et pourtant justifiées dans leur
moindre détail : leur explication, là aussi, est mortelle.
Le rêve
de Tatiana a, dans la narration, une tout autre fonction. Pouchkine ne se
donnera pas la peine de rappeler , le moment venu, que la mort de Lenski avait été annoncée. Il ne sera plus jamais question
des images terribles que la jeune fille a vues dans la nuit
En fait,
la comparaison littéraire la plus convaincante pourrait se faire non pas avec
des textes anciens mais avec des textes plus récents, et notamment avec les
romans de Dostoïevski. Dans  Crime et
châtiment, par exemple, les nombreux récits de rêves apparaissent le plus
souvent comme des variations libres sur le passé des personnages ; le côté
prémonitoire a presque complètement disparu. Autrement dit, le récit de rêve ne
s’explique pas en fonction de la fin du texte, en fonction du dénouement. Il
semble se développer pour lui-même, prendre son autonomie. 
Il en va
de même du rêve de Tatiana. Aussi bien peut-on se demander si Eugène Onéguine possède réellement un dénouement.
FIN,
DÉNOUEMENT, CONCLUSION
Le
schéma classique immortalisé par Aristote pourrait bien ne pas s’y
appliquer ; et l’on se prend soudain à se demander si Aristote, en
proclamant qu’une tragédie devait avoir un commencement, un milieu et une fin,
s’est réellement contenté d’énoncer la plus plate des évidences. Le schéma de
l’action unique est un schéma parmi d’autres ; il se rencontre dans les
contes russes, et singulièrement dans les contes merveilleux ; il se
rencontre aussi dans les tragédies classiques. Ce n’est peut-être pas une raison
pour le croire universel.
À quoi
tient l’impression que le roman de Pouchkine est malgré tout, fini ? À
cette impression le poète a consacré une épigramme à l’antique, dont le rythme
calque un rythme grec :
                        « J’ai désiré cet
instant : mon travail enfin touche à son terme ». (EE1, p.
162) 
                                    Миг вожделенный
настал: окончен
мой труд многолетний.
On peut
invoquer d’abord un parallélisme : de même que Tatiana, au chapitre III, a
envoyé une lettre d’amour à Onéguine, de même, au
chapitre VIII, Onéguine lui écrit, et presque sur le
même ton. Les deux textes se font pendant, en particulier parce qu’ils sont
étrangers l’un et l’autre au système des strophes. On a donc une symétrie
renversée : la jeune fille s’offre au jeune homme, qui la refuse ;
puis c’est au jeune homme de s’entendre dire non. La figure aboutit,
formellement, à une conclusion. L’ensemble du roman a été construit comme une aria da capo.
Par
ailleurs, il faut prendre en compte une accélération. Le premier épisode des
amours de Tatiana et d’Onéguine a occupé au moins
trois chapitres ; le second épisode tient tout entier en un chapitre. Et
ce chapitre, le dernier, est, pour ainsi dire, entouré de blancs. Après la mort
de Lenski, Onéguine a
disparu. Il a voyagé. Pouchkine a renoncé à insérer dans son roman les strophes
qui disaient ce voyage ; il les a publiées par ailleurs, laissant dans le
texte une lacune immense, que rien ne signale formellement. Pendant le même
temps, qui s’étend au moins sur deux années (EO, VIII, 18), Tatiana a quitté la
campagne et s’est mariée : mais le roman ne le dit pas tout de
suite ; il interrompt sa narration au moment où, dans un bal à Moscou, la
jeune fille a été remarquée par un « vieux général ». Le dernier
chapitre a presque une allure d’épilogue. Au fond tout est fini à partir du
moment où Onéguine a quitté son village. Ou bien à
partir de la mort de Lenski. Ou bien dès la scène où Tatiana
a essuyé un noble refus.
À
l’époque de Pouchkine, il n’était pas impossible que le mot « roman »
désigne encore une narration qui accumule les épisodes sans grand souci de les
lier les uns aux autres ; nombreux sont les romans du XVIIe ou
du XVIIIe siècle qui sont restés inachevés sans grand dommage, comme
les romans de Marivaux ; qui ont longtemps attendu leur fin, comme le Gil
Blas de Lesage ; qui ont reçu la fin la plus arbitraire qui soit,
comme le Quichotte. Walter Scott, incontestablement, offre un autre
modèle, qui se rapproche de l’épopée classique et de sa petite sœur selon
Aristote, la tragédie. À ce modèle, Pouchkine se soumettra dans  La Fille du capitaine. Mais dans Onéguine, écrit, dit-il, sans plan, il éprouve une
plus grande liberté. On peut se demander s’il considère comme un
« roman » le Tristram Shandy de Sterne qu’il connaît de toujours ; Tristram Shandy est
inachevé, et il s’y trouve au moins un chapitre en blanc.
Le
dixième chapitre aurait-il pu prendre place après les adieux définitifs de
Tatiana et d’ Onéguine ? Il est clair, eu égard
à son sujet, aux invectives violentes qu’il contient contre Alexandre Ier,
que jamais il n’aurait pu être imprimé. Aurait-il vraiment constitué un
dénouement ? Son existence en lambeaux prouve au moins que le roman, d’un
certain point de vue, reste inachevé ; il y a un blanc avant le chapitre
VIII ; il y a aussi un blanc après ce chapitre.
Un temps
discontinu est-il aussi nécessairement un temps infini, ou plutôt
indéfini ?