L’HISTOIRE DISLOQUÉE

 

Boris Godounov, si l’on s’en tient aux critères habituels, s’éloigne beaucoup du modèle de la tragédie : le lieu de la scène change sans cesse ; l’action s’étend sur plusieurs années, comme en témoignent les dates qui figurent en tête de certaines scènes ; le tragique se mêle à l’enjoué, voire au bouffon ; Pouchkine est même allé, dans une scène, jusqu’à mélanger les langues. Tous ces traits, visibles, feraient presque oublier un phénomène beaucoup plus important : Boris Godounov comporte, au regard des normes classiques, une faute contre le dogme de l’unité d’action.

La faute est connue, enregistrée : c’est celle qu’on reproche à Corneille d’avoir commise dans son Attila : la mort du terrible héros est le fait du hasard ; elle ne découle pas nécessairement  de ce qui précède, et vient à point nommé, comme un deus ex machina, pour sauver ceux que menaçait le tyran.

Il en va de même dans Boris Godounov. La mort du tsar n’est nullement attendue ; elle ne se rattache à aucune des séries causales qui courent tout au long de la pièce. Elle a pour conséquence fortuite de ramener la victoire dans le camp de l’imposteur ; or ce personnage, après de brillants débuts, avait essuyé de graves revers et s’enlisait dans une inaction sans gloire.

La comparaison avec l’opéra de Moussorgski est éclairante : le compositeur a fait se succéder la scène où l’on raconte les miracles accomplis sur la tombe du tsarévitch et la scène de la mort de Boris. Un spectateur épris de vraisemblance peut toujours supposer que le tsar est étouffé par l’émotion violente qui s’empare de lui à l’audition d’un récit qui le condamne : il ne peut pas supporter l’idée qu’il a fait tuer un saint. Quelle que soit la valeur de cette interprétation, elle fait ressortir, par contraste, que Pouchkine n’y a pas seulement songé. Chez lui, plusieurs mois séparent les deux scènes. La mort, inattendue, de Boris provoque un revirement, non moins inattendu, de la fortune de l’imposteur.

On note que cette mort est celle même que Corneille prête à Attila :

« Il avait déjà pris place à son trône,

Soudain il est tombé, le sang jaillit

Partout de ses oreilles, de sa bouche (BG, p. 158)

                                    На троне он сидел и вдруг упал

                                    Кровь хлынула из уст и из ушей.

 

            À peine sortions-nous, pleins de trouble et d’horreur,

            Qu’Attila recommence à saigner de fureur,

            Mais avec abondance ; et le sang qui bouillonne

            Forme un si gros torrent, que lui-même il s’étonne.

                                               (Corneille.  Attila. Acte V, sc.VI)

Il n’est pas nécessaire de supposer que Pouchkine a délibérément imité la faute de son illustre prédécesseur, dont il faudrait d’abord prouver qu’il l’a lu en entier, ce qui n’est pas sûr. Attila a été longtemps réduit à néant par une épigramme stupide de Boileau.

On peut se contenter de penser que Pouchkine a simplement suivi le texte de l’Histoire de l’État russe de Karamzine, comme Shakespeare avait suivi Plutarque pour écrire Antoine et Cléopâtre, ou procédé, pour ses « histoires », à un découpage un peu mécanique des chroniques de Holinshed. Il suffira de remarque que ni le poète anglais, ni le poète russe ne se sont crus obligés de recomposer l’histoire pour aboutir à un schéma narratif satisfaisant, comme le font le plus souvent nos classiques.

La réalité historique est complexe et, à certains égards, discontinue ; elle reste discontinue dans sa représentation dramatique.

Il serait intéressant de mettre en parallèle Boris Godounov et le Cromwell de Hugo. La comparaison était faite dans certains salons de Pétersbourg, et exaspérait Pouchkine (OC3, p. 376). Peut-être ces sottises mondaines sont-elles à l’origine de l’éreintement auquel il se livre quelques années plus tard (OC3, p.695). Son propos est alors de montrer que Victor Hugo a donné dans son drame une image fausse et grotesque du poète Milton. La page de Pouchkine est donc entièrement axée sur l’idée que le dramaturge doit être exact dans la peinture des personnages. On peut alors songer qu’il a lui-même plus d’une fois insisté sur la « bonne foi » avec laquelle il respectait les informations données par les sources. Il est clair que, pour lui, la fidélité au détail l’emportait sur le souci de la belle construction.

Or Cromwell est une architecture magnifiquement agencée ; des dizaines de personnages agissent, comme s’ils s’étaient donné le mot, pour que soit possible la catastrophe finale. Toutes les séries causales se rencontrent en quelque point. Aucune d’entre elles n’est indépendante. Si on mène l’analyse en algébriste, on trouve de quoi se délecter.

Il semble clair que Pouchkine ne rêve nullement à ce genre de construction. Eugène Onéguine peut en servir de preuve.

 

 

LA DISCONTINUITÉ DANS EUGÈNE ONÉGUINE

 

Eugène Onéguine est, on le sait, « non pas un roman, mais un roman en vers ». En suggérant cette restriction, Pouchkine ajoute : « ce qui est diablement différent » (OC3, p. 77). Il faut comprendre que Eugène Onéguine est non seulement un roman en vers, mais même un roman en strophes. Et la différence n’est pas moins diabolique. Un ensemble de quatorze vers, dont les rimes sont organisées toujours selon un même schéma assez complexe, constitue la base de la construction ; en général une strophe correspond à une phrase complète ou à un ensemble de phrases complètes. Une strophe est une unité sémantique aussi bien qu’une unité métrique. Les enjambements d’une strophe sur l’autre apparaissent très rarement.

On pourrait prendre les choses d’un autre point de vue, et dire que l’existence des strophes multiplie les blancs : blancs visibles sur la page, blancs audibles sous la forme de silences entre deux strophes qui correspondent à autant de paragraphes. Il arrive que le blanc soit plus marqué encore : une strophe entière manque et est remplacée par des points.

Le procédé a déjà été utilisé  dans des textes antérieurs, composés, eux, dans une forme versifiée en continu. Il n’y a de strophes ni dans Le Prisonnier du Caucase, ni dans La Fontaine de Bakhtchisaraï, ni dans Les Tsiganes. Les vers pourraient se suivre sans rupture, comme dans les épopées classiques, n’était que, de temps à autre, intervient une ligne de points qui dépend entièrement du sens et non des conventions formelles. Dans Eugène Onéguine, les deux procédés se liguent : le système des strophes, convention formelle, règle posée d’abord, ménage des blancs ; et d’autre part certaines strophes manquent, sont remplacées par des points ; mais la page donne à lire un numéro ou plusieurs : la strophe 9 du premier chapitre n’existe pas, mais on lit « 9 » sur la page ; ces lacunes ont une raison d’être sémantique. Le lecteur a l’impression qu’un passage a été effacé, qu’on lui cache quelque chose qui avait d’abord été écrit.

Il importe de souligner que, quoi qu’on en puisse penser, aucune de ces ratures ne semble  motivée par le souci de ne pas effaroucher le censeur. Dans nombre de cas, les strophes écartées nous ont été conservées en manuscrit : on ne voit vraiment pas ce que l’autorité aurait pu avoir envie d’y condamner. Il faut évidemment faire une exception pour ce qu’on appelle, à la suite de Pouchkine lui-même, le « dixième chapitre » d’Onéguine. Il s’agit d’un texte qui jamais n’a été destiné à la publication : le poète y évoque les sociétés secrètes qui ont fleuri à la fin du règne d’Alexandre Ier et où s’est préparée l’insurrection de décembre 1825. Sans doute Onéguine devait-il faire partie de ces sociétés ; peut-être Pouchkine avait-il songé à la faire mourir lors de l’insurrection ou à l’envoyer en Sibérie. Nous ne le saurons jamais : le dixième chapitre ne nous est parvenu que par fragments et nous ne pouvons pas même affirmer qu’il ait jamais été achevé. Mais ce n’est pas parce que ce chapitre fait partie des textes absolument impubliables dans les conditions qui régnaient alors en Russie qu’il faut supposer une intention politique derrière la moindre strophe supprimée.

Dans la majorité des cas la strophe disparaît pour une raison qui relève de l’art. Il n’est pas sûr que Pouchkine en ait toujours été conscient. Il note, en 1830 :

« Les strophes supprimées ont soulevé plus d’une fois la réprobation.  Qu’il y ait des strophes dans Eugène Onéguine que je n’ai pas pu ou pas voulu imprimer — cela n’a rien d’étonnant. Mais une fois retranchées, elles rompent le cours du récit, et, de cette façon, l’endroit où elles devraient être est clairement indiqué. Il aurait mieux valu remplacer ces strophes par d’autres ou refaire et ressouder celles que j’avais conservées. Mais c’est ma faute, je suis trop paresseux pour cela. »

                                    (OC3, p. 334, trad. de L. Jonac, modifiée)

Пропущенные строфы подавали неоднократно повод к порицанию. Что есть строфы в «Евгении Онегине», которые я не мог или не хотел напечатать, этому дивиться нечего. Но, будучи выпущены, они прерывают связь рассказа, и поэтому означается место, где быть им надлежало. Лучше было бы заменять эти строфы другими или переправлять и сплавливать мною сохраненные. Но виноват, на это я слишком ленив.

 

 

 

NARRATIONS BRISÉES

 

Cette allégation se retrouve ailleurs : Pouchkine est capable de s’accuser de paresse ; Musset aussi. Au nom de cette paresse, ils écrivent l’un La Petite Maison de Kolomna, l’autre Namouna. La prétendue paresse est un prétexte pour écrire sans plan — c’est ce que Pouchkine déclare avoir fait avec Onéguine (EO, I, 60)—, une raison pour sauter constamment du coq à l’âne, pour multiplier les digressions, pour oublier de raconter sérieusement. Tous traits qui caractérisent aussi bien Eugène Onéguine que Namouna. Admettons qu’ils viennent de Byron, et particulièrement de Beppo ; on comprendra pourquoi Pouchkine se réjouissait de trouver dans Mardoche  un bon usage des techniques byroniennes.

Fallait-il vraiment « ressouder » les strophes séparées par des lacunes ? On connaît, dans Pouchkine, plus d’un passage où la discontinuité est voulue. On en trouve dès Rouslan et Ludmila. La rupture est alors réalisée au niveau de la seule narration, sans que souffre la forme conventionnelle, sans qu’il soit fait usage de toute une ligne de points de suspension. Rouslan chevauche dans la nuit sombre. Soudain il est attaqué par un chevalier inconnu et féroce. Le combat s’engage… et la narration oublie le danger où se trouve le héros pour se transporter dans le château où la belle Ludmila est retenue prisonnière. Familière aujourd’hui aux bandes dessinées, bien connue déjà du roman feuilleton, la technique remonte au moins à l’Arioste, de qui Pouchkine l’a reprise, comme il a repris, pour Rouslan et Ludmila, l’enchanteur volant et autres fantasmagories.

La Fontaine de Bakhtchisaraï (EE1, p. 429) est ponctuée par des lacunes qui permettent de ne pas raconter les moments les plus affreux de l’affreuse histoire. Le lecteur devine sans trop de peine ce qui s’est passé. Mais on ne lui a rien dit. Byron avait, de cette manière, dans son Giaour, dissimulé sous une brume épaisse meurtres et vengeances effroyables. Victor Hugo l’a suivi, et de très près, dans le « Clair de lune » de ses Orientales :

« Ce sont des sacs pesants, d’où partent des sanglots.

On verrait, en sondant la mer qui les promène,

Se mouvoir dans leurs flancs comme une forme humaine… —

La lune était sereine et jouait sur les flots. »

Tout un drame en trois points suivis d’un tiret. La strophe imperturbable a déroulé ses quatre vers, avec rimes embrassées, à la fin d’un poème organisé selon une sage énumération.

Dans La Fontaine de Bakhtchisaraï (EE1, p. 442), Pouchkine se permet une toute petite bizarrerie : juste avant une ligne de points, il laisse un vers qui ne rimera avec aucun autre :

« La rose embaumait, j’oubliais

Malgré moi le monde ; mon âme

D’une mystérieuse flamme

S’embrasait, et mes  yeux voyaient

Passer comme un léger fantôme.

………………………………… »

Дыханье роз, фонтанов шум

Влекли к невольному забвенью,

Невольно предавался ум

Неизъяснимому волненью,

И по дворцу летучей тенью

Мелькала дева предо мной!..

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

(Une traduction plus précise donnerait : « Le parfum des roses, le murmure de la fontaine/ M’entraînaient dans un oubli involontaire,/ Mon esprit s’abandonnait sans le vouloir/ À une émotion incompréhensible / Et dans la cour, comme une ombre aérienne/ Passa devant moi une jeune fille ! ... /……… »)

La ligne de points tient la place d’un vers non écrit, qui rimerait avec « fantôme », si l’on s’en tient à la traduction citée ; mais elle sert aussi à suggérer l’imprécision, voire l’indicible : qui est cette femme qui passe ? La suite du texte laisse planer un doute : il s’agit peut-être d’une des deux héroïnes du conte ; il s’agit peut-être d’une femme que le narrateur a connue. Passé et présent, réalité et fiction tendent à se mêler, à se confondre, comme dans Onéguine.

Dans Onéguine, le début du quatrième chapitre est une immense lacune, parfaitement voulue. Tatiana a écrit au héros une lettre passionnée. Elle attend la réponse. Et voici qu’Onéguine arrive en personne. Tatiana s’enfuit au fond du jardin. Quand il la rejoint, le chapitre trois se termine capricieusement, comme un chant du Roland furieux. Le chapitre quatre fait attendre pendant quatre mois (il n’est publié qu’en février 1828, alors que le chapitre trois l’a été en octobre 1827) et pendant onze strophes, dont six sont remplacées par des points, que le héros ouvre la bouche. Ici trois procédés sont joints, pour produire le même effet : l’interruption immotivée d’un chapitre, les strophes supprimées, la digression. Les strophes 7 à 11 comportent des réflexions générales, puis un rapide retour en arrière.

Dans ce cas la lacune a, si l’on veut, une fonction dramatique. Mais il faut aller plus loin que cet effet de ralentissement du temps qui sert à souligner un coup de théâtre. Les strophes supprimées « rompent le cours du récit », avons-nous lu plus haut. Une traduction servile donnerait non « le cours » mais « le lien » du récit. On peut alors songer à la fameuse notion de « liaison » qui joue un si grand rôle dans l’esthétique classique. Corneille évite de laisser la scène vide : les personnages ne quittent jamais le plateau tous à la fois. Écrivant Athalie, Racine se félicite que la nécessité où il se trouve de prévoir un chœur lui permette d’obtenir la liaison non seulement de scène à scène, mais même d’acte à acte :

« J’ai […] essayé d’imiter des Anciens cette continuité d’action qui fait que leur théâtre ne demeure jamais vide ; les intervalles des actes n’étant marqués que par des hymnes et par des moralités du chœur, qui ont rapport à ce qui se passe. »

                                               (Préface d’Athalie)

Renoncer à l’unité de temps, à l’unité de lieu, changer de décor à chaque scène comme le fait Shakespeare, c’était renoncer à la liaison des scènes, à cette belle continuité qu’aimaient, dit-on, les Grecs, et à laquelle Flaubert a encore très consciemment sacrifié dans Madame Bovary. Ce que Pouchkine a fait dans Boris Godounov, il le recommence, autrement, dans Eugène Onéguine : la durée qu’il évoque est pour ainsi dire trouée.

 

 

 

 

RUPTURES DE L’ENCHAÎNEMENT CAUSAL

 

Par une conséquence qu’on n’aurait peut-être pas attendue, une histoire racontée de cette façon perd comme nécessairement la rigueur quasi logique de son enchaînement. On ne l’a que trop dit : la tragédie classique présente une suite d’événements qui découlent inévitablement les uns des autres, ou tout au moins en donnent l’impression. Une faute grave consiste à introduire au milieu de la pièce une donnée nouvelle : le deus ex machina  passe pour une facilité inacceptable.

Pouchkine, dans Boris Godounov, a oublié cette règle. Une grande part revient au hasard à l’inattendu, à l’imprévisible. Le poète ne s’est soucié de savoir ni si  l’histoire telle qu’elle s’est passée réellement offrait un caractère suffisant de rationalité, ni s’il lui incombait à lui de la reconstruire pour que la raison reçoive son dû. Des phénomènes analogues se produisent dans Eugène Onéguine. C’est par hasard, le hasard d’un héritage, que le héros se retrouve séjourner à la campagne ; c’est par hasard, le hasard d’un voisinage, qu’il lie amitié avec Lenski :

« Que d’amitiés (je bats ma coulpe)

Naissent d’un grand désœuvrement. »

                                                           (EO, II, 13)

Так люди (первый каюсь я)

От делать нечего друзья.

Une traduction plus exacte serait : «  Que de gens sont amis (je suis le premier à m’en repentir) parce qu’ils n’ont rien à faire ! » Le texte original souligne « rien à faire » . On se persuade aisément que cette raison n’en est pas une, que l’implication ici ne repose sur rien.

Le motif pour lequel, plus tard, Onéguine tue Lenski en duel n’est pas moins futile. En lisant le cinquième puis le sixième chapitre on peut comprendre les choses à deux niveaux : on parlera de psychologie ou l’on songera aux réalités sociales. Blessé parce que Lenski lui a menti, Onéguine se venge en courtisant la belle Olga, qui se laisse faire. D’où jalousie et fureur de Lenski, d’où duel. Le lecteur peut se dire que ces jeunes gens sont bien prompts à s’échauffer ; il énonce ainsi une vérité générale d’expérience , et quelques jugements de valeur : les motifs invoqués pour ces vengeances valaient-ils qu’on se mette martel en tête ? Telle est la psychologie littéraire, pétrie de morale : elle fonctionne par énoncé de généralités.

Mais il se rencontre des généralités d’un autre type. Une fois la machine en marche, elle ne peut pas s’arrêter ; nous sommes ans une société où le duel fleurit, où il serait ignominieux de reculer devant le danger qu’il représente. Le personnage de Zaretski,

« Pilier de tripots, grand braillard,

Capitaine de polissons, »

                        (EO, VI, 4)

                                    Зарецкий, некогда буян,

                                    Картежной шайки атаман,

                                    Глава повес, трибун трактирный,

(plus exactement : « Zaretski, jadis braillard,/Hetman d’une bande de joueurs,/ Chef de voyou, tribun de tripots ») sert à figurer la loi  qui interdit toute réconciliation. Le destin, il faut le dire, n’a pas grande allure.

Le roman, roman en vers, dans sa discontinuité, peut multiplier les points de vue. Le début du chapitre VI passe très rapidement en revue les différents personnages, mêle impitoyablement les tons, depuis le tableau de la strophe 2 :

                     « Tout est calme ; dans le salon

                     Ronfle l’imposant Poustiakov

                     Avec son imposante épouse. »

                                    Все успокоилось: в гостиной

                                    Храпит тяжелый Пустяков

                                    С своей тяжелой половиной.

jusqu’aux terreurs résignées de Tatiana dans la strophe suivante :

                        « On dirait qu’une main glacée

                        A saisi son cœur, qu’un abîme

                        Noir, hurlant, s’ouvre sous ses pas. »

                                    Как будто хладная рука

                                    Ей сердце жмет, как будто бездна

                                    Под ней чернеет и шумит...

Et soudain le narrateur rompt le fil :

                        « Allons ! en avant, mon histoire !

                        Voici un nouveau personnage. »

                                    Вперед, вперед, моя исторья!

                                    Лицо нас новое зовет.

Lorsque Tchaïkovski a fait un opéra avec le roman de Pouchkine, il a mis en scène le duel ; le tableau est grandiose, émouvant, dramatique. Un contraste efficace s’instaure entre les élans lyriques de Lenski et l’extrême sécheresse de ton qui caractérise Zaretski. Mais, naturellement, il est impossible de montrer au spectateur qui ne connaît pas Pouchkine quel triste sire est le personnage. La continuité de la représentation théâtrale, même distribuée en quelques tableaux, s’oppose à la multiplicité des regards qui caractérise le texte original : chez Pouchkine, le duel n’est pas moins tragique parce que celui qui l’organise est peint comme un imbécile. La fatalité a presque au même moment un aspect grandiose et un aspect médiocre, voire sordide.

Il semble que les événements puissent naître de rien, ou de presque rien, et que, du coup, on ne sache plus exactement quelle valeur leur attribuer. Qui est Onéguine ? Deux strophes, au début du chapitre VIII, donnent à lire un faux dialogue entre deux voix anonymes :

                        « — Pourquoi avez-vous sur son compte

                        Une opinion si malveillante ? »  (EO, VIII, 9)

                                    Зачем же так неблагосклонно

                                    Вы отзываетесь о нем?

Ces strophes font écho à d’autres, où Tatiana se pose des questions analogues, sans pouvoir les résoudre :

                        « A-t-elle résolu l’énigme ?

                        A-t-elle deviné le mot ? » (EO, VII, 25)

                                    Ужель загадку разрешила?

                                    Ужели слово найдено?

La construction discontinue du texte invite le lecteur à pratiquer ces lectures à distance, à rapprocher ces insolubles questions. On dirait que s’effacent simultanément la linéarité du texte, la progressivité de la lecture, et la stabilité du personnage.

 

 

L’AUTONOMIE DES ÉPISODES

 

Il est un point sur lequel, pour avoir méconnu les lois classiques de la narration liée, Pouchkine innove de manière frappante. Au chapitre V,  il met à profit le dernier jour de décembre  pour deviner l’avenir : c’est la date convenable ; toutes les jeunes filles russes, au seuil de l’année nouvelle, cherchent à voir dans un miroir ou dans un rêve l’image de leur futur mari.

Ce chapitre peut être lu comme un tableau de mœurs, un essai pittoresque et touchant, qui rivaliserait avec les grands romans campagnards de George Sand, par exemple. On n’a pas manqué de souligner son côté pour ainsi dire ethnologique : les rituels populaires ont tendance à se perdre, et il fait bon en lire la description. Avant Pouchkine, une tradition littéraire russe s’est déjà constituée : Joukovski a construit plusieurs ballades autour de la célèbre Lenore de Bürger, en utilisant la technique de la variation ; sa Svetlana, le dernière nuit de l’année, interroge l’avenir selon la méthode russe.

Tatiana recourt à différents procédés, et finit par se coucher tout simplement, pour rêver, non sans avoir enlevé la ceinture qui, en tout temps, la protège. Rêver est dangereux ; mais on ne connaîtra pas l’avenir si l’on n’accepte pas de s’exposer sans défenses aux influences des lointains :

                        « Tatiana ôte sa ceinture

                        De soie, se dévêt, et se couche

                        Dans son lit. Léli la protège. » (EO, V,10).

                                               Татьяна поясок шелковый

                                               Сняла, разделась и в постель

                                               Легла. Над нею вьется Лель

Léli est un dieu slave, que les amateurs de belles-lettres avaient un peu inventé au XVIIIe siècle, pour avoir une mythologie à eux, pour ne pas dépendre des Grecs. En fait, ce Léli n’est qu’un Cupidon qui aurait vaguement l’accent russe. La vraie mythologie slave va intervenir dans les strophes suivantes, alors que Tatiana fait un rêve.

Ce rêve est longuement raconté ; au matin, Tatiana tente d’en découvrir le sens, en se plongeant dans une savante Clé des songes. Elle n’y trouve « rien de certain » (EO, V, 24)

Le lecteur moderne n’est pas beaucoup mieux partagé qu’elle, quoi qu’il puisse en penser. Certes, s’il connaît la fin de l’histoire, il peut lire la mort de Lenski, que le rêve a déguisée.

                        « Le ton monte ; soudain Eugène

                        Saisit un long couteau ; Lenski

                        Est transpercé. »                         (EO, V, 21)

                                               Спор громче, громче; вдруг Евгений

                                               Хватает длинный нож, и вмиг

                                               Повержен Ленский.

Mais que  signifie tout ce qui précède ? On se persuade parfois que la psychanalyse va offrir des interprétations toutes prêtes. C’est confondre Freud avec Martin Zadeka, auteur de cette clé des songes que feuillette fébrilement Tatiana :

                        « Elle y trouve dans un index

                        Rangé par ordre alphabétique

                        Les mots : brouillard, buisson, forêt,

                        Ombre, ours, pin, pont, sapin, sorcière,

                        Et cetera. »                                (EO, V, 24)

                                               Татьяна в оглавленье кратком

                                               Находит азбучным порядком

                                               Слова: бор, буря, ведьма, ель,

                                               Еж, мрак, мосток, медведь, метель

                                               И прочая.

(Pour être exact, il faudrait traduire : « forêt, tempête, sorcière, sapin, hérisson, obscurité, pont, ours, bourrasque, etc. » Mais on perdrait l’ordre alphabétique).

Il faut beaucoup d’outrecuidance pour affirmer que Pouchkine n’avait pas vu dans le  rêve de Tatiana un fantasme de viol et des tendances masochistes. Son vocabulaire était, certes, différent. Mais il y a fort longtemps, lorsqu’il écrit, que la rencontre d’une femme et d’un ours, dans le folklore, a des significations non équivoques. Mérimée s’en est fait l’écho dans son Lokis.

Cette traduction facile, dont ne se contenterait aucun psychanalyste sérieux, est loin d’épuiser le contenu du rêve. À s’y arrêter, on négligerait un phénomène de grande importance : le rêve que Pouchkine raconte tout au long se développe de manière pour ainsi autonome par rapport au récit et, en particulier, ne remplit que de manière très marginale sa fonction prémonitoire.

Or il a été, en principe, composé pour remplir cette fonction ; c’est pour connaître l’avenir que l’héroïne s’est offerte au monde ténébreux. Mais le monde ténébreux lui apporte une réponse beaucoup plus ample par rapport à ce qu’elle demandait.

Dans la Bible, dans la tradition classique, Shakespeare inclus, le rêve a un rôle prophétique ; il est donné comme incompréhensible, mais le dénouement de l’histoire en expliquera tous les détails. Que l’on se rappelle le rêve d’Athalie ; la tragédie qui porte ce nom est organisée autour de sa lecture : quand chacune de ses images est devenue claire, la mort peut frapper, la reine est tuée. Il en va de ce rêve comme des prédictions des sorcières, dans Macbeth, inintelligibles et pourtant justifiées dans leur moindre détail : leur explication, là aussi, est mortelle.

Le rêve de Tatiana a, dans la narration, une tout autre fonction. Pouchkine ne se donnera pas la peine de rappeler , le moment venu, que la mort de Lenski avait été annoncée. Il ne sera plus jamais question des images terribles que la jeune fille a vues dans la nuit

En fait, la comparaison littéraire la plus convaincante pourrait se faire non pas avec des textes anciens mais avec des textes plus récents, et notamment avec les romans de Dostoïevski. Dans  Crime et châtiment, par exemple, les nombreux récits de rêves apparaissent le plus souvent comme des variations libres sur le passé des personnages ; le côté prémonitoire a presque complètement disparu. Autrement dit, le récit de rêve ne s’explique pas en fonction de la fin du texte, en fonction du dénouement. Il semble se développer pour lui-même, prendre son autonomie.

Il en va de même du rêve de Tatiana. Aussi bien peut-on se demander si Eugène Onéguine possède réellement un dénouement.

 

 

 

 

FIN, DÉNOUEMENT, CONCLUSION

 

Le schéma classique immortalisé par Aristote pourrait bien ne pas s’y appliquer ; et l’on se prend soudain à se demander si Aristote, en proclamant qu’une tragédie devait avoir un commencement, un milieu et une fin, s’est réellement contenté d’énoncer la plus plate des évidences. Le schéma de l’action unique est un schéma parmi d’autres ; il se rencontre dans les contes russes, et singulièrement dans les contes merveilleux ; il se rencontre aussi dans les tragédies classiques. Ce n’est peut-être pas une raison pour le croire universel.

À quoi tient l’impression que le roman de Pouchkine est malgré tout, fini ? À cette impression le poète a consacré une épigramme à l’antique, dont le rythme calque un rythme grec :

                        « J’ai désiré cet instant : mon travail enfin touche à son terme ». (EE1, p. 162)

                                    Миг вожделенный настал: окончен мой труд многолетний.

On peut invoquer d’abord un parallélisme : de même que Tatiana, au chapitre III, a envoyé une lettre d’amour à Onéguine, de même, au chapitre VIII, Onéguine lui écrit, et presque sur le même ton. Les deux textes se font pendant, en particulier parce qu’ils sont étrangers l’un et l’autre au système des strophes. On a donc une symétrie renversée : la jeune fille s’offre au jeune homme, qui la refuse ; puis c’est au jeune homme de s’entendre dire non. La figure aboutit, formellement, à une conclusion. L’ensemble du roman a été construit comme une aria da capo.

Par ailleurs, il faut prendre en compte une accélération. Le premier épisode des amours de Tatiana et d’Onéguine a occupé au moins trois chapitres ; le second épisode tient tout entier en un chapitre. Et ce chapitre, le dernier, est, pour ainsi dire, entouré de blancs. Après la mort de Lenski, Onéguine a disparu. Il a voyagé. Pouchkine a renoncé à insérer dans son roman les strophes qui disaient ce voyage ; il les a publiées par ailleurs, laissant dans le texte une lacune immense, que rien ne signale formellement. Pendant le même temps, qui s’étend au moins sur deux années (EO, VIII, 18), Tatiana a quitté la campagne et s’est mariée : mais le roman ne le dit pas tout de suite ; il interrompt sa narration au moment où, dans un bal à Moscou, la jeune fille a été remarquée par un « vieux général ». Le dernier chapitre a presque une allure d’épilogue. Au fond tout est fini à partir du moment où Onéguine a quitté son village. Ou bien à partir de la mort de Lenski. Ou bien dès la scène où Tatiana a essuyé un noble refus.

À l’époque de Pouchkine, il n’était pas impossible que le mot « roman » désigne encore une narration qui accumule les épisodes sans grand souci de les lier les uns aux autres ; nombreux sont les romans du XVIIe ou du XVIIIe siècle qui sont restés inachevés sans grand dommage, comme les romans de Marivaux ; qui ont longtemps attendu leur fin, comme le Gil Blas de Lesage ; qui ont reçu la fin la plus arbitraire qui soit, comme le Quichotte. Walter Scott, incontestablement, offre un autre modèle, qui se rapproche de l’épopée classique et de sa petite sœur selon Aristote, la tragédie. À ce modèle, Pouchkine se soumettra dans  La Fille du capitaine. Mais dans Onéguine, écrit, dit-il, sans plan, il éprouve une plus grande liberté. On peut se demander s’il considère comme un « roman » le Tristram Shandy de Sterne qu’il connaît de toujours ; Tristram Shandy est inachevé, et il s’y trouve au moins un chapitre en blanc.

Le dixième chapitre aurait-il pu prendre place après les adieux définitifs de Tatiana et d’ Onéguine ? Il est clair, eu égard à son sujet, aux invectives violentes qu’il contient contre Alexandre Ier, que jamais il n’aurait pu être imprimé. Aurait-il vraiment constitué un dénouement ? Son existence en lambeaux prouve au moins que le roman, d’un certain point de vue, reste inachevé ; il y a un blanc avant le chapitre VIII ; il y a aussi un blanc après ce chapitre.

Un temps discontinu est-il aussi nécessairement un temps infini, ou plutôt indéfini ?