BRIÈVETÉ DE POUCHKINE

Le plus grand poète de la Russie est un maître de la petite forme. Plusieurs s’en sont étonnés, pour avoir trop lu Dostoïevski, Tolstoï et leurs épigones.
La brièveté qui le caractérise se retrouve partout. Son œuvre en prose la plus longue, qui a été comprise, et d’abord par lui, comme un roman à la manière de Walter Scott, dépasse à peine les cent pages : il s’agit de La Fille du capitaine, publiée en 1836. Walter Scott était nettement plus ample.
Est-il besoin de rappeler que Pouchkine est un maître de la nouvelle ? Beaucoup de lecteurs préfèrent à tout La Dame de pique, publiée en 1834. Une trentaine de pages. Et les Récits de Belkine, publiés en 1831, sont plus courts encore.
Boris Godounov, composé en 1825 et publié en 1830, est une tragédie de dimensions comparables à celles des tragédies classiques ; mais c’est sans exagération que Pouchkine qualifie de « petites tragédies » les autres textes dramatiques qu’il écrit : deux scènes pour Mozart et Salieri, composé en 1830, représenté en 1832, une seule pour Le Festin pendant la peste, composé en 1830, publié en 1836.
Rouslan et Ludmila, le premier grand poème de son auteur, publié en 1820, tient en six petits chants. La vivacité du récit, le romanesque des aventures autorisent toutes les comparaisons qui ont été faites avec l’Arioste. À une différence près : le Roland furieux s’étale sur quarante-six chants. Or Rouslan est le plus long poème de Pouchkine. Poltava, épopée, publiée en 1829, tient en trois chants
Eugène Onéguine, composé de 1823 à 1831, publié chapitre par chapitre à partir de 1825 (première version intégrale en 1833), est un « roman en vers ». Que signifie cette alliance de mots, aussi étrange que « poème en prose » ? Certainement pas que l’œuvre va prendre des dimensions colossales. Eugène Onéguine, avec ses vers brefs, occupe autant de pages que La Fille du capitaine.

Et cette brièveté éclate dans l’œuvre lyrique. C’est là qu’il est le plus facile de comprendre sa raison d’être.

 

L’ÉPIGRAMME
Dans la tradition classique – celle qui a formé Pouchkine – brièveté égale futilité. L’épigramme est, selon Boileau, « un bon mot de deux rimes orné ». « Épigramme » veut dire « inscription », et désigne chez les Grecs un bref poème qui peut figurer sur un objet, au bas d’un tableau, sur le socle d’une statue, sur une pierre tombale. Mais chez les classiques français, toute étymologie oubliée, le genre sert à la seule raillerie.
Pouchkine a composé, au cours de son existence, plusieurs dizaines de ces petits riens qui épinglent un ridicule. Il est, de ce point de vue, dans la ligne de Boileau, de Voltaire, ou de Racine, qui écrivait

Sur l'Iphigénie de Le Clerc

Entre Le Clerc et son ami Coras,
Tous deux auteurs rimant de compagnie,
N'a pas longtemps sourdirent grands débats
Sur le sujet de son Iphigénie.
Coras lui dit : "La pièce est de mon cru" ;
Le Clerc répond : "Elle est mienne, et non vôtre".
Mais aussitôt que l'ouvrage a paru,
Plus n'ont voulu l'avoir fait l'un et l'autre.

Un lecteur moderne goûte difficilement ces plaisanteries souvent cruelles, qui visent des personnages aujourd’hui oubliés ; il lui faut un commentaire, qui fait mauvais ménage avec la légèreté du poème. Mais on ne doit pas s’y tromper : les contemporains appréciaient, ou redoutaient, ces petits textes. Et Pouchkine s’est attiré l’attention de la police et l’animosité des gens en place – ce qui signifie beaucoup d’ennuis – par ses épigrammes bien plus que par tout autre écrit.

On pourrait citer comme exemple ce quatrain sur l’Histoire de l’État russe de Karamzine :

Son ouvrage, simple, élégant,
Tend à prouver, mais impartialement,
Qu’on n’est rien sans tsar autocrate
Et que le knout est un outil charmant.

(trad. Louis Martinez. Poésies, p. 30. – Poème daté de 1818).


В его «Истории» изящность, простота
Доказывают нам, без всякого пристрастья,
Необходимость самовластья
И прелести кнута.


Le livre de Karamzine est un livre important ; Pouchkine lui-même s’en servira pour composer Boris Godounov. Moins que l’historien, c’est le régime politique de la Russie, le « despotisme tempéré par la strangulation » qui est visé. Pour une fois, l’épigramme ne s’attaque pas à un petit adversaire. Souvent la cible est moins respectable :


Moitié milord, moitié marchand,
Moitié savant, moitié ignorant,
Moitié coquin, mais l’on s’attend
Qu’il le devienne pleinement.

(Op. cit., p. 47. – Poème daté de 1818.)

Полу-милорд, полу-купец,
Полу-мудрец, полу-невежда,
Полу-подлец, но есть надежда,
Что будет полным наконец.


Le comte Vorontsov, gouverneur d’Odessa, ne serait peut-être pas passé à la postérité si ce petit quatrain ne figurait dans toutes les anthologies.
Or, à côté de ces railleries brèves et féroces, Pouchkine compose, dès le début des années vingt, des textes de quelques vers, qui ne prennent ni la forme classique de l’épigramme, ni le tour du madrigal.

 

FRAGMENTS OU MINIATURES ?
Voici, en entier, un poème qui date de 1823. Pouchkine n’a pas encore, disent certains critiques très sûrs d’eux, trouvé son vrai style.

NUIT
Ma voix se fait pour toi caressante et languide ;
Elle rompt le silence au cœur de la nuit sombre.
Tout près de mon chevet une triste chandelle
Se consume : mes vers jaillissent et murmurent,
Coulent, ruisseau d’amour, coulent tout pleins de toi.
Dans l’ombre devant moi, je vois briller tes yeux.
Je les vois me sourire et j’entends une voix :
Ami, mon doux ami, je suis à toi… je t’aime…

(Trad. JLB. Pouchkine par lui-même (Seuil, 1966), p.144)

Мой голос для тебя и ласковый и томный
Тревожит поздное молчанье ночи темной.
Близ ложа моего печальная свеча
Горит; мои стихи, сливаясь и журча,
Текут, ручьи любви, текут, полны тобою.
Во тьме твои глаза блистают предо мною,
Мне улыбаются, и звуки слышу я:
Мой друг, мой нежный друг... люблю... твоя... твоя!...

 

On aurait peut-être dit, à l’époque, que ce poème relevait de l’élégie. Le ton adopté, les motifs qui s’y rencontrent rappellent plusieurs pages de Parny ou de Chénier. Mais un lecteur d’élégies sait bien que le genre suppose une certaine abondance, des développements plus importants. Chose étrange ; le texte suggère, en comparant le travail poétique à la fluidité d’un ruisseau babillard, que les vers pourraient se succéder, faciles et un peu mous, pendant des pages et des pages. Cette possibilité n’est pas exploitée ; il suffira de l’avoir indiquée. Et le poème se limite à un programme d’élégie plutôt qu’il ne réalise une élégie en raccourci.
Il est à noter, en passant, que, dans sa dix-septième année, Pouchkine a lui-même composé nombre d’élégies un peu longues, que jamais il n’a publiées, mais dont il a donné plus tard une image gentiment parodique dans les poèmes qu’il attribue à Lenski, l’un des héros d’Eugène Onéguine.(Chapitre VI, strophes 21 et 22).

 


Le poème « Ma voix se fait pour toi… » doit-il être considéré comme un fragment ? On pourrait le supposer.
Le destin a voulu que nombre de poèmes de Chénier parviennent inachevés à la postérité. Il n’est pas impossible néanmoins de leur trouver une forme parfaite. Le même effet se rencontre avec des peintures, des dessins, des sculptures. Pouchkine a-t-il souhaité s’en servir ?
Il a un autre modèle : Byron. Autant que Byron, et parfois pour les mêmes raisons, il aime les points de suspension, qu’il utilise parfois par lignes entières, comme pour suggérer que le poème a été brisé.

Le jour gris s’est éteint ; la brume des nuits grises
Comme un voile de plomb sur le ciel se déploie ;
Comme une apparition sur le bosquet de pins,
La lune s’est levée, brumeuse…
Tout verse sur mon âme une tristesse sombre.
Au loin, là-bas, la lune se lève en splendeur ;
Là-bas l’air est grisé de la chaleur des soirs ;
Là-bas la mer s’émeut en somptueuse écume,
Sous les cieux d’un bleu clair, profond…
À travers la montagne elle va maintenant
Au rivage noyé de vagues murmurantes ;
Là-bas, sous les rochers secrets
Maintenant douloureuse et seule elle est assise…
Seule…Nul à ses pieds ne pleure, ne s’attriste,
Et nul, ivre d’oubli n’embrasse ses genoux ;
Seule … Pas une lèvre à qui abandonner
Son épaule, sa lèvre humide, son sein blanc.
………………………….
………………………….
Nul n’est digne là-bas de son amour divin.
N’est-ce pas ? Tu es seule… et pleures… je suis calme.
………………………….     
Mais si jamais……………………

( trad.Pouchkine par lui-même, p.147)

Ненастный день потух; ненастной ночи мгла
По небу стелется одеждою свинцовой;
Как привидение, за рощею сосновой
Луна туманная взошла...
Все мрачную тоску на душу мне наводит.
Далеко, там, луна в сиянии восходит;
Там воздух напоен вечерней теплотой;
Там море движется роскошной пеленой
Под голубыми небесами...
Вот время: по горе теперь идет она
К брегам, потопленным шумящими волнами;
Там, под заветными скалами,
Теперь она сидит печальна и одна...
Одна... никто пред ней не плачет, не тоскует;
Никто ее колен в забвенье не целует;
Одна... ничьим устам она не предает
Ни плеч, ни влажных уст, ни персей белоснежных.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Никто ее любви небесной не достоин.
Не правда ль: ты одна... ты плачешь... я спокоен;
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Но если . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

  

Mais il n’y a pas de lacunes évidentes dans le poème Nuit. Le lecteur a au contraire l’impression d’un tout achevé. Il doit cette impression au fait que le texte ne raconte rien, ne développe aucune pensée, se contente de noter un instant prolongé. Il est presque impossible de déterminer comment sont liées les différentes notations : l’apparition du personnage féminin est-elle contemporaine des autres événements ? Intervient-elle plus tard ? On pourrait penser à un rituel d’évocation ; on dirait : c’est parce que le poète compose des vers que la vision finit par se produire ; plus tard, Pouchkine écrira une  Évocation  qui joue de la magie.

O s’il est vrai que dans la nuit
Lorsque dorment tous les vivants
Et que les rayons de la lune
Glissent sur les dalles des morts,
O s’il est vrai qu’à ces instants
Les tombeaux  sont abandonnés,
Leïla, j’invoque ton ombre,
Viens, ma douce, viens près de moi.

Ombre de ce que j’ai aimé,
Sois comme ta dernière image,
Livide comme un jour d’hiver,
Défigurée par la souffrance.
Parais, que tu sois une voix,
Un souffle, une étoile lointaine,
Une horreur qui glace le sang,
Peu m’importe. Viens près de moi.

Si je t’appelle, ce n’est pas
Pour punir ceux qui ont tué
Méchamment celle que j’aimais,
Ni pour que la tombe révèle
Son secret, parce que parfois
Le doute est trop fort… Dans l’angoisse,
Je veux te dire que je t’aime.
Je suis à toi. Viens près de moi.

(Poème écrit en 1830).

ЗАКЛИНАНИЕ

О, если правда, что в ночи,
Когда покоятся живые,
И с неба лунные лучи
Скользят на камни гробовые,
О, если правда, что тогда
Пустеют тихие могилы, —
Я тень зову, я жду Леилы:
Ко мне, мой друг, сюда, сюда!

Явись, возлюбленная тень,
Как ты была перед разлукой,
Бледна, хладна, как зимний день,
Искажена последней мукой.
Приди, как дальная звезда,
Как легкой звук иль дуновенье,
Иль как ужасное виденье,
Мне все равно, сюда! сюда!..

Зову тебя не для того,
Чтоб укорять людей, чья злоба
Убила друга моего,
Иль чтоб изведать тайны гроба,
Не для того, что иногда
Сомненьем мучусь... но, тоскуя,
Хочу сказать, что все люблю я,
Что все я твой: сюда, сюда!

 

Le poème "Nuit" pourrait tout aussi bien suggérer une image classique d’inspiration : l’inspiratrice rêvée est là dès le premier souffle et sa présence fait naître le poème.


La même ambiguïté s’observe dans un poème de la même époque, intitulé « La Néréide ».

Au milieu des flots verts qui baisent la Tauride
À la pointe du jour j’ai vu la Néréide.
Caché dans un buisson, je n’osais respirer.
Au-dessus de l’eau claire ont paru se lever
Des seins blancs comme cygne et la jeune déesse
Faisait jaillir en pleurs l’écume de sa tresse.

(Poème daté de 1820)

НЕРЕИДА
Среди зеленых волн, лобзающих Тавриду,
На утренней заре я видел Нереиду.
Сокрытый меж дерев, едва я смел дохнуть:
Над ясной влагою полубогиня грудь
Младую, белую как лебедь, воздымала
И пену из власов струею выжимала.

 

Là encore un seul événement. Un seul instant a l’air de se prolonger indéfiniment : une divinité est apparue sur le bord de la mer. On la voit, et rien de plus. Une forme achevée reflète une expérience unique, quelque chose que l’on serait tenté d’appeler « fantasme », étant bien entendu qu’importe seulement le mode selon lequel le fantasme est vécu et non la question de savoir s’il correspond ou non à une réalité.

 

« La Néréide » repose sur une image mythologique ; sur le manuscrit Pouchkine a noté : "épigramme dans le goût des Anciens". On pourrait mettre le poème en relation avec un genre assez apprécié dans la tradition russe, et auquel on donne le nom, trompeur, d’ « anthologique ». Le mot s’explique par la référence à l’Anthologie grecque, recueil d’épigrammes composées à la fin de l’Antiquité, « épigramme » étant pris ici au sens étymologique d’ « inscription ». Derjavine, Batiouchkov ont composé, dans cette tradition, des miniatures encore appréciées. Par exemple :

Sur une statue de Catherine II

Même si le brouillard entourait cette idole,
Tout l'univers reconnaîtrait sa souveraine.

(Gavriil Derjavine, 1797)

К статуе Екатерины II

Хотя бы окружен был тмою сей кумир,
Но в нем владычицу свою познал бы мир.


L’audace au front, la flamme au cœur
Je naviguais ; mais la tempête
M’a soudain mis face à l’affreuse mort.
Jeune navigateur, comme ta vie est belle !
Fais confiance à ta barque ! Lance-toi ! 

(Konstantin Batiouchkov, 1817)

С отвагой на челе и с пламенем в крови
Я плыл, но с бурей вдруг предстала смерть ужасна.
О юный плаватель, сколь жизнь твоя прекрасна!
‎Вверяйся челноку! плыви!

 

Dans la dernière année de sa vie, Pouchkine a écrit des inscriptions pour des statues.

 

Mais « La Néréide » n’est pas une inscription. On aurait peine à dire qu’il s’agit d’une pièce « anthologique ». Il reste que le succès du genre anthologique en Russie a eu un effet important : le lien supposé nécessaire entre brièveté et futilité a été rompu.  Il est soudain apparu que l’on pouvait être bref et grave à la fois.
Il faut lire, de ce point de vue, les deux textes imités du Cantique des cantiques. Dans ces poèmes, qui sont contemporains de Boris Godounov, on perçoit que l’allusion à des textes célèbres doit permettre une concentration. Il faut le remarquer : le texte biblique n’est pas composé selon les principes du développement rhétorique ; un lecteur formé à la tradition classique a plutôt le sentiment d’une juxtaposition, dont l’ordre lui échappe. Pouchkine ne rétablit pas cet ordre : il se contente de reprendre une ou deux images, les entrelace et en fait un instant unique, un moment de haute intensité :


Le désir fait brûler mon sang,
d’amour tu m’as l’âme blessée.
Donne tes lèvres : tes baisers
me valent la myrrhe et le vin.
Penche sur moi ta tête tendrement
Que je goûte un sommeil sans trouble
Jusqu’au souffle joyeux du jour
Qui chassera l’ombre nocturne.

(Trad. Louis Martinez. Op. cit., p.65)

В крови горит огонь желанья,
Душа тобой уязвлена,
Лобзай меня: твои лобзанья
Мне слаще мирра и вина.
Склонись ко мне главою нежной,
И да почию безмятежный,
Пока дохнет веселый день
И двигнется ночная тень.

 

 

 

Le dernier vers du poème laisse percevoir un avenir, en suggérant l’approche de l’aurore. Le second poème, après avoir évoqué les fleurs d’un jardin qui est aussi une jeune fille, conclut sur une quasi promesse.

Le jardin clos de ma sœur
est un verger retiré
et l’on n’y voit point descendre
l’eau de roche bien scellée.
Mon verger brille de fruits
pleins de suc, de fruits dorés.
Mon verger ruisselle d’eaux,
chantonnantes, pures, vives.
L’aloès, le cinnamome
et le nard sont lourds d’odeur.
Vienne à souffler l’aquilon –
La pluie en est embaumée.

(Ibidem, p. 66)

Вертоград моей сестры,
Вертоград уединенный;
Чистый ключ у ней с горы
Не бежит запечатленный.
У меня плоды блестят
Наливные, золотые;
У меня бегут, шумят
Воды чистые, живые.
Нард, алой и киннамон
Благовонием богаты:
Лишь повеет аквилон,
И закаплют ароматы.

Cette discrète annonce d’un futur a pour effet, dans plusieurs textes brefs, d’éviter que l’instant décrit semble figé dans le présent perpétuel d’un tableau. Le mot « instant » s’impose, car jamais ne disparaît la sensation du temps ; la forte intensité qui caractérise le moment retenu présuppose, sans qu’il soit besoin de le dire, que la minute de grâce se déroule entre deux abîmes de monotonie.

 

LE BREF, L’INSTANTANÉ, LE VIVANT

La nécessité de la forme brève, dans nombre de cas, apparaît comme indépendante de toute considération rhétorique. La question n’est pas de savoir si le sujet sera plus ou moins longuement développé, si la description entrera dans le détail, si des arguments nombreux seront avancés, si des énumérations produiront la copia verborum, l’ « abondance des paroles » recommandée par Cicéron.
La brièveté n’est pas laconisme, souci d’en dire le moins possible, de laisser au lecteur la liberté de deviner. La brièveté est liée à une expérience du temps. Elle suppose que soit noté un « instant merveilleux », un éclair, et qu’il soit saisi selon son rythme véritable, selon la forme qu’il donne à la durée.

 

L’expression figure dans le premier vers d’un poème illustre, adressé à une inconnue.

К***                                                                   
Я помню чудное мгновенье:           
Передо мной явилась ты,                 
Как мимолетное виденье,                
Как гений чистой красоты             

 

À***

Je me rappelle un instant merveilleux :
Devant moi tu es apparue,
Comme une vision fugitive,
Comme l’esprit de la pure beauté.

(En fait la destinataire est parfaitement identifiée. Mais le poète n’a pas jugé nécessaire de faire figurer son nom ni dans le titre, ni dans le poème.)


Dans les poèmes plus étendus, on observe souvent une composition discontinue : c’est que l’histoire racontée – Pouchkine développe rarement de manière abstraite, il préfère la narration – n’est pas suivie dans son déroulement, mais saisie à travers des instants privilégiés que séparent des moments de vide. Il n’est pas indifférent que certains textes un peu longs puissent donner à la fois l’impression d’une excessive rapidité et d’une absence de continuité. On note que Pouchkine n’a jamais réellement renoncé à l’emploi fréquent de tours comme : « mais soudain… », « mais voici que… » qui émaillent ses poèmes d’enfant.
La relative discontinuité du récit, sous couvert de désinvolture ou sans prétexte proclamé, est une technique largement utilisé par Byron, de qui Pouchkine affirme l’avoir apprise et qu’il est heureux de retrouver chez le Musset de Mardoche. C’est une entorse, et de taille, aux dogmes de la rhétorique classique. C’est une entorse que les romantiques français n’ont, semble-t-il, jamais osé se permettre avant que ne paraissent, justement, les Contes d’Espagne et d’Italie.qui ont fait d'emblée la notoriété du jeune poète.

 

Et dans le conte Mardoche, Musset est le premier des Français à avoir saisi le ton de Byron dans ses œuvres facétieuses, ce qui n’est pas une plaisanterie.

(Extrait de l’article : « A propos d’Alfred de Musset », 1830).

– А в повести «Mardoche» Musset первый из французских поэтов умел схватить тон Байрона в его шуточных произведениях, что вовсе не шутка.– (Voir, pour une autre traduction, OC3, p. 362).

 


Or c’est sans doute par ce trait, qui mérite de longues analyses, que Pouchkine est réellement romantique dans le sens qu’il donne à ce mot. Supposons – tout le permet – que, pour lui comme pour tant d’autres, le mot « romantisme » ait partie liée avec le mot « liberté ». La liberté de la composition passe par la destruction de certains modèles narratifs trop rigoureux ou trop simples. On le remarque sur un point : dans son manifeste en faveur du drame romantique, Victor Hugo s’en prend aux fameuses unités classiques, aux « deux unités » de temps et de lieu ; il ne lui paraît pas possible toucher à l’unité d’action. Pouchkine ne prend pas parti sur cette question, mais il faudra se demander si sa tragédie – il ne croit pas nécessaire d’éviter le mot – respecte cette unité, au moins telle que l’entendaient les classiques.
En vérité, les romantiques français sont, pense Pouchkine, des classiques qui s’ignorent et qui ont gardé du classicisme ce qu’il avait de plus conventionnel, pour ne pas dire de plus scolaire.
Les leçons de romantisme, à supposer qu’il en ait besoin, c’est chez Byron qu’il va les prendre.
Le romantisme est la vie. La brièveté de certains poèmes, le rythme inégal de certaines longues narrations nous ont semblé aller dans le sens de cette « vie », à laquelle Pouchkine tient comme à une qualité artistique de première importance.
Cette vie, sera-t-il nécessaire de la confondre avec la biographie, avec la réalité biographique ?