L’article a paru en 1911 dans le journal Fleurs du Nord (Северные цветы). Il a été repris dans Visages de la création (Лики творчества).  À l’origine se trouve une conférence prononcée en 1909, sous le même titre.
Les citations d’auteurs français, nombreuses et souvent fort longues, ont été traduites par Volochine lui-même, à l’exception de la page de Marcel Schwob. C’est évidemment le texte de Régnier qui est reproduit ci-dessous. Volochine pratique, sans le dire, d’importantes coupures. On est parfois obligé de modifier légèrement le texte original pour que la cohérence soit respectée.
Les coupures sont indiquées par des points entre crochets droits. Les modifications inévitables sont données en italiques, entre crochets droits.

 

 

APOLLON ET LA SOURIS

L’Œuvre d’Henri de Régnier

Quand Balmont (1) avait douze ans, une souris blanche grimpa sur son bureau.
Il lui tendit la main. Sans crainte elle monta sur la paume, s’assit sur ses pattes de derrière et se mit à chanter d’une toute petite voix de souris.
Depuis nombre de jours elle lui rendait visite pendant qu’il travaillait, elle courait sur la table, quand un jour, en s’accoudant pour méditer, il l’écrasa. Longtemps il ne put se consoler.
Il ne fait aucun doute que cette petite souris blanche prophétisait pour lui, et que, selon toute vraisemblance, c’était sa muse en personne. Cette idée est corroborée par le lien mythologique qui unit Apollon et les souris. Dans les premiers vers de l’Iliade, nous lisons une invocation à Apollon Sminthée, Apollon aux souris.(2) On connaît une statue d’Apollon, œuvre de Scopas : le dieu du soleil y est représenté écrasant du talon une souris. Des documents établissent que, dans certaines villes de Troade, sous les autels d’Apollon, vivaient des souris blanches dressées, et en Crète des souris se trouvaient représentées près des tables de sacrifice consacrées au dieu. Ainsi sont liées à Apollon Sminthée les deux régions de la Grèce que nous connaissons le plus profondément grâce aux pioches de Schliemann et d’Evans. Certains expliquent le lien entre Apollon et le petit animal par une histoire : Apollon, sur certaines îles, comme par exemple Ténédos, avait détruit les souris qu’il avait lui-même d’abord introduites dans le pays.
D’autres supposent que cet attribut est l’indication que dans certains lieux le culte des anciens dieux des champs, cultes en relation avec les mulots, avait été écarté par le culte d’Apollon.
Mais ces explications historiques ne satisfont pas notre curiosité. Un symbole, de par sa nature intérieure, ne peut pas être expliqué par le simple récit de son apparition. Il nous appelle à de nouveaux rapprochements et à de nouvelles analogies. Ainsi, en nous rappelant le mouvement de coude qui a écrasé la souris blanche de Balmont, nous les mettons en relation avec la souris représentée sous le talon d’Apollon et nous pensons involontairement à une signification symbolique.
La souris n’est pas pour Apollon un compagnon de toujours comme le serpent ou le laurier, mais dans l’art apollinien on sent toujours, çà ou là, sa présence légère, émouvante, fuyante, à peine perceptible.
Comment comprendre le lien mystérieux qui unit la petite bête grise au dieu étincelant et à sa beauté terrible ? Comment déchiffrer l’énigme de la souris ?
Prenons garde aux moments de la vie de l’âme où la figure de la souris apparaît dans les œuvres des poètes apolliniens.

Le plus limpide, le plus apollinien des poètes russes, dans une période d’insomnie, entend un bruit :
« C’est une Parque qui jacasse ; c’est la vie à pas de souris. » (3)
Chez Balmont, dans une poésie comparable, écrite aussi pendant une insomnie, nous lisons :


Dans un coin les souris menaient leur bruit.
La maison tout entière était figée dans le sommeil
Il pleuvait, les gouttes glissaient
Du haut du toit le long des murs.
C’était une pluie molle, monotone
Le balancier allait son train.
L’âme en proie à la lassitude
Je ne me reconnaissais plus.(4)


Il y a chez Verlaine un vers : « La Dame-souris trotte dans le bleu crépuscule du soir. »(5)   Verlaine a écrit ce poème la nuit, pendant une insomnie, en prison.
Lorsqu’est interrompue la continuité du rêve apollinien, lorsque se produit un douloureux ralentissement de la vie, le poète sent la présence proche et fuyante d’une souris.
Au rêve s’oppose ici l’insomnie. Pendant l’insomnie, comme une petite fissure dans le monde lumineux, harmonieux, d’Apollon, apparaît une souris.
La présence de la souris est à peine perceptible et, au premier abord, elle semble fortuite et sans importance. Pendant une insomnie, quand l’oreille, tendue, perçoit plus nettement les plus petits bruits de la nuit, il est naturel d’entendre des souris piailler, s’affairer et courir.
Mais le mystère s’accroît de manière inattendue à cause de l’effroi sacré, irrésistible, que provoque chez plus d’un la présence d’une souris. La peur des souris est une des énigmes les plus étonnantes de l’âme humaine.
Cet effroi met réellement notre âme en relation avec d’anciennes, de ténébreuses réactions, dont nous avons conservé la mémoire sous la forme d’un symbole presque effacé, presque dépouillé de tout sens.
Il est difficile de définir et de rendre intelligible le caractère de cette effroi apollinien devant les souris : il n’est fondé sur rien de réel, sur rien de raisonnable. On n’y trouve ni la conscience d’un danger, ni le dégoût devant une monstruosité de forme. La souris n’est pas monstrueuse, ce n’est pas dans son apparence que se trouve la source de l’effroi. Ceux qui sont en proie à la terreur apollinienne n’ont pas le temps de distinguer sa forme. Ils inclinent plutôt à définir leur sensation par le mouvement rapide, par l’allure fuyante.
Pour ceux qui sont la proie de cette peur dans toute son extension, il suffit que, pendant leur sommeil, une souris passe sans bruit dans la chambre, pour que sa présence suffise à les réveiller. La souris est alors comme une fissure imperceptible, qui brise la continuité du sommeil.
Rappelons-nous que Nietzsche définit l’élément apollinien comme l’élément du RÊVE et lui oppose l’élément dionysiaque de l’IVRESSE.
« Mais cette frontière délicate que l’image du rêve ne doit pas franchir sous peine d’exercer une action pathologique (auquel cas l’apparence nous tromperait comme une grossière réalité), il ne faut pas non plus qu’elle manque à l’image d’Apollon. “ C’est un rêve ! Continuons de rêver.” »(6)
Le monde d’Apollon, c’est le monde beau de la vie ; la vie est belle seulement dans la mesure où nous la percevons comme notre rêve ; en même temps, nous n’avons pas le droit d’oublier que c’est seulement un rêve, de peur que le rêve ne se transforme en grossière réalité. Ainsi l’âme, initiée aux mystères du rêve apollinien, se trouve sur une crête entre deux abîmes : elle est menacée, d’un côté, par le danger de croire que ce n’est pas un rêve, et, de l’autre, par le danger de se réveiller. Se réveiller de la vie, c’est mourir ; croire à la réalité de la vie, c’est perdre son caractère divin.
La figure de la Fortune, figure banale, exposée à tous les vents de l’Adriatique, girouette dressée sur la tour de la Dogana de Venise, peut servir à figurer concrètement la situation de l’homme en proie au rêve apollinien.
La pointe qui glisse constamment sous nos pieds et qui en même temps est notre seul point d’appui dans le monde réel, le seul lien grâce auquel nous arrivons à ne pas perdre la sensation concrète de la vie réelle, et qui offre en même temps la seule possibilité de vérifier nos rêves, — c’est l’instant.
Se livrer entièrement à l’instant qui passe et, en même temps, ne pas perdre l’équilibre de l’âme, quand un instant est remplacé par un autre, qui efface le précédent, aimer tous les instants de sa vie avec une égale force, en préférant ce qui passe à ce qui est passé ou au futur, voilà ce qu’exige de nous la sagesse apollinienne.
Elle nous dit à peu près :


« Laisse aller ton moi au gré du moment.
Pense dans le moment. Toute pensée qui dure est contradiction.
[…]
Sois juste envers le moment. Toute justice qui dure est injustice.
[…]
Sois heureux avec le moment. Tout bonheur qui dure est malheur.
N’attarde pas le moment : tu lasserais une agonie.
Aie du respect pour tous les moments, et ne fais point de liaisons entre les choses.
[…] Tout moment est un berceau et un cercueil.
Que toute vie et toute mort te semblent étranges et nouvelles.
Ne dis pas : je vis maintenant, je mourrai demain. Ne divise pas la réalité entre la vie et la mort.
Dis : maintenant je vis et je meurs. »(7)

On peut dire que le sommeil apollinien est fondé sur l’instant et que chaque changement d’instant le détruit. C’est de là que provient, dans son évidence mythologique, la relation encore mal expliquée entre Apollon et l’idée de temps.
Cependant, dans nombre d’épithètes d’Apollon, nous voyons une nette indication que cette relation existait dans les représentations de l’Hellène d’autrefois.
Apollon n’est pas seulement Musagète, conducteur des Muses, mais aussi Moiragète,(8) conducteur des Moires ; les Parques lui sont soumises ; ce sont les muses affligées du temps.
Il est HÔRITÈS, dieu des Heures, et NÉOMÉNIOS, celui qui renouvelle le mois. Enfin est parvenue jusqu’à nous une épithète rare, utilisée une seule fois dans toute l’épigraphie antique telle que nous la connaissons, trouvée sur l’île de Tinos :
« Horomedon », que nous sommes en droit de traduire : « Conducteur du temps ».(9)
Dans le cortège habituel d’Apollon, au milieu des neuf muses, il semble que nous ne rencontrions aucune indication sur la relation d’Apollon au temps, jusqu’au moment où nous nous rappelons que les Muses sont filles de Mnémosyne, de Mémoire.
La Mémoire, Mnémosyne, est, pour ainsi dire, la plus anciennes de Muses ; la mémoire est l’ancêtre de tous les arts.
Paul Claudel dans son ode « Les Muses » la définit ainsi :

 

Dans le silence du silence
Mnémosyne soupire.
L'aînée, celle qui ne parle pas ! […]
Elle écoute, elle considère.
Elle ressent, (étant LE SENS INTÉRIEUR DE L'ESPRIT).
Pure, simple, inviolable ! elle se souvient.
Elle est le poids spirituel. Elle est le rapport exprimé par un chiffre très-beau.
Elle est posée d'une manière qui est ineffable
Sur LE POULS MÊME DE L'ETRE.
Elle est L'HEURE INTÉRIEURE ; […]
La jointure à ce qui n'est point temps du temps exprimé par le langage.
Elle ne parlera pas.
Elle est occupée à ne point parler. Elle coïncide.
Elle possède, elle se souvient, et toutes ses sœurs sont attentives
au mouvement de ses paupières (10)

 

 
 

Dans ces images et ces comparaisons que fait Claudel, il y a quelque chose qui nous amène à l’essence même de la compréhension du temps. Il parle de « l’heure intérieure », il dit que la mémoire est « le sens intérieur de l’esprit ».
Tout le monde comprend clairement qu’il n’existe pas de correspondance entre le sentiment intérieur du temps et le décompte mécanique des heures. Tout le monde connaît de ces jours où le Temps, que les horloges mesurent selon une parfaite régularité, s’écoule en nous tantôt avec une infinie lenteur, tantôt au grand galop des événements. Nous nous rappelons les lentes journées de l’enfance, où le matin et le soir étaient séparés comme par un jour polaire, qui durait six mois, et les journées rapides de notre âge mûr, où nous avons à peine le temps de remarquer quelques pâles rayons, comme à Pétersbourg, en décembre.
Cela vient de ce que dans la sphère intérieure de la conscience intuitive, là où nous percevons le temps, il n’existe aucune représentation de la quantité ou du nombre ; leur correspondent des représentations de la qualité et de la tension. Les représentations du monde intérieur se succèdent, sans s’exclure réciproquement ; elles s’interpénètrent, elles existent simultanément en un seul et même point, elles suivent chacune leur chemin en traversant les autres, comme les vagues de l’éther ou de l’élément humide.
Ce monde, qui s’écoule inchangé dans son essence, n’a aucun rapport ni avec le nombre, ni avec la logique de l’espace, qui se construit sur la loi de l’impossibilité de la présence de deux objets en un même point et, par conséquent, sur les lois de la successivité et du nombre. Entre les sphères du temps et de l’espace il y a la même absence de relations et de parallélisme qu’entre la connaissance intuitive et la conscience logique. La première apparaît au milieu des courants vitaux du monde, la seconde étudie de l’extérieur les limites des formes.(11)
Le seul lien entre l’espace et le temps, c’est l’instant. La conscience de notre être ne nous est accessible que dans les limites de l’instant ; c’est une perpendiculaire qui s’abaisse sur la ligne droite de notre mouvement spatial à partir des sphères du temps pur. Le décompte de ces points de rencontre de la droite avec la perpendiculaire nous donne la possibilité de compter mécaniquement les heures. Chaque perpendiculaire est alors pur notre conscience une porte sur l’infini, ouverte dans l’instant.

La conscience de l’instant, grâce à son lien avec le monde spatial, permet le contact de la conscience intuitive intérieure avec le monde spatial ; la connaissance intuitive peut alors percevoir les limites extérieures des objets ; pour la connaissance logique, l’instant est un point qui permet de voir l’espace de haut, de distinguer ce qui est devant et ce qui est derrière.
Le pouvoir de vision prophétique est directement lié à l’approfondissement dans l’instant. Et si est vraie notre proposition selon laquelle la souris, dans les cultes apolliniens, est un signe de l’instant qui passe, alors doivent être liés à la souris les mythes qui parlent de prophéties et d’oracles.
De fait, nous lisons chez Pline (Histoire naturelle, VIII, 82) que les Grecs appelaient la souris « zoon mantikotaton », le plus prophétique de tous les animaux.(12)
Dans le rapide mouvement de fuite de la petite bête grise, les Grecs voyaient une ressemblance avec l’instant fuyant, insaisissable et fatidique, avec la petite fissure qui menace constamment de détruire le rêve apollinien, lequel, en même temps, ne peut être rendu conscient que grâce à elle.
Dès que nous aurons compris la signification symbolique de ce mouvement rapide, terrible et mystérieux, à peine perceptible à l’œil, qui anime la souris en fuite, une autre figure familière et énigmatique deviendra pour nous compréhensible.
Le temps, c’est l’éternité, la sphère sous tension, toujours en mouvement, des sensations intuitives intérieures, qui apparaît à notre conscience logique comme une immense montagne de chaos et d’obscurité ; elle est ébranlée jusque dans ses fondements ; d’une fissure en elle naît l’infiniment petit, l’instant, la souris. La montagne donne naissance à la souris, comme l’éternité à l’instant. Chaque instant est une fissure imperceptible entre le passé et le futur. Chaque instant résonne dans le cristal du rêve apollinien, comme une fissure dans un vase de cristal. Pendant les insomnies, les instants chantent dans le silence de la nuit avec des voix cristallines, des voix de souris, et l’on entend « la vie à pas de souris ».
Ainsi, la souris-prophète, la souris qui chantait sur la paume de l’enfant Balmont, la souris sculptée par Scopas sous le talon d’Apollon, la souris que Pouchkine, et Balmont, et Verlaine entendaient courir dans leurs insomnies, la souris qui inspire à bien des gens un effroi incontrôlable, ancestral, voilà qu’elle nous apparaît maintenant comme la personnification de l’instant qui s’enfuit. En elle est concentrée toute l’irréconciliable tristesse qui fait le fond du clair rêve apollinien.
Nous tenons en main le bout du fil et le peloton embrouillé des symboles commence à se démêler.
Il existe une comptine pour enfants, assez connue, qui parle d’une poule : elle a pondu un œuf d’or ; une souris apparaît dans une atmosphère indubitablement apollinienne, mais dans un rôle nouveau et inattendu.


Il était une fois un vieux et une vieille,
Ils avaient une poule tachetée.
La poule a pondu un œuf
Pas un œuf tout simple, un œuf d’or.
Le vieux tapait, tapait, sans pouvoir l’ouvrir.
La vieille tapait, tapait, sans pouvoir l’ouvrir.
Passe une souris.
Un coup de sa queue.
L’œuf tombe,
Se casse.
Le vieux pleure, la vieille pleure.
La poule dit : « Cot ! cot ! cot !
Ne pleure pas, vieux ! Ne pleure pas, vieille !
Je vais vous pondre un autre œuf ;
Pas en or. Un œuf tout simple. 


Il ne fait aucun doute que l’œuf d’or (ne serait-ce que par la qualité du métal dont il est fait) est un don d’Apollon. Il n’y a pas d’efforts humains, ni ceux du vieux, ni ceux de la vieille, qui puissent briser le rêve d’or.
Mais il a suffi que passe une souris : un coup de queue, l’œuf tombe et se casse.
Comment et pourquoi la souris triomphe-t-elle ici d’Apollon ?
Et que signifie l’étrange caquètement consolateur de la poule : « Je vais vous pondre un autre œuf ; pas en or. Un œuf tout simple » ? Comme si cet œuf tout simple devait être meilleur que l’autre, qui est merveilleux, qui est en or… Pour répondre à ces questions, il faut se tourner vers les sources de la poésie apollinienne.
Dans les profondeurs de l’esprit apollinien repose une amère conscience de son caractère passager, éphémère. Souvent, avec insistance, dans ses instants les plus lumineux, il revient à cette pensée.
Toute grande joie renferme en son fond une tristesse. Plus : toute plénitude de joie apollinienne ne se réalise que lorsque la tristesse l’accompagne. On est en droit de parler d’une tristesse apollinienne comme d’une joie apollinienne.


Le vrai sage est celui qui fonde sur le sable
Sachant que tout est vain dans le temps éternel
Et que même l’amour n’est guère plus durable
Que le souffle du vent ou la couleur du ciel (13)


Ce même motif de joie et de tristesse déchirante résonne, comme une fissure dans un vase de cristal, dans toutes les époques créatrices, apolliniennes, de l’humanité, et de préférence dans les plus joyeuses.

Il résonne dans la lyrique grecque de Sappho et d’Anacréon, dans les chansons de l’Alexandrin Méléagre, il résonne dans le Quattrocento italien, dans le recueil de Lorenzo de Médicis, dans le Printemps  de Botticelli, et dans le triste Pan de Lucas Signorelli ; nous le trouvons chez Ronsard, dans les soirs dorés de Claude Lorrain ; il éclate comme un superbe feu d’artifice dans la Venise du XVIIIe siècle ; il revient avec insistance dans l’ancienne musique française, dans Rameau ou Grétry ; il est dans la strophe qui conclut Onéguine : « Heureux celui qui a quitté / Jeune le festin de la vie / Sans vider la coupe d’ivresse »…
Je n’entreprendrai pas de chercher des exemples de claire tristesse apollinienne dans la poésie de tous les pays et de tous les siècles ; je m’en tiendrai à l’œuvre de celui qui, de nos jours, est la plus haute et la plus parfaite incarnation de l’art apollinien. Je veux parler d’Henri de Régnier.
Ses poèmes et son livre de contes La Canne de jaspe, qui est encore un livre de jeunesse, nous donneront un ample matériau de symboles, de figures et de personnifications, où nous trouverons toutes les nuances nécessaires pour exprimer les relations de la poésie apollinienne avec l’instant.
Voici un poème qu’Henri de Régnier a placé en tête de son livre de vers Les Médailles d’argile.


J’ai feint (14) que des Dieux m’aient parlé ;
Celui-là ruisselant d’algues et d’eau,
Cet autre lourd de grappes et de blé,
Cet autre ailé,
Farouche et beau
En sa stature de chair nue,
Et celui-ci toujours voilé,
Cet autre encor
Qui cueille, en chantant, la ciguë
Et la pensée
Et qui noue à son thyrse d’or
Les deux serpents en caducée,
D’autres encor…

Alors j’ai dit : Voici des flûtes et des corbeilles,
Mordez aux fruits ;
Écoutez chanter les abeilles
Et l’humble bruit
De l’osier vert qu’on tresse et des roseaux qu’on coupe.
J’ai dit encor : Écoute,
Écoute,
Il y a quelqu’un derrière l’écho,
Debout parmi la vie universelle,
Et qui porte l’arc double et le double flambeau,
Et qui est nous
Divinement…

Face invisible ! Je t’ai gravée en médailles
D’argent doux comme l’aube pâle,
D’or ardent comme le soleil,
D’airain sombre comme la nuit ;
Il y en a de tout métal,
Qui tintent clair comme la joie,
Qui sonnent lourd comme la gloire,
Comme l’amour, comme la mort ;
Et j’ai fait les plus belles de belle argile
Sèche et fragile.

Une à une, vous les comptiez en souriant,
Et vous disiez : Il est habile ;
Et vous passiez en souriant.(15)

Aucun de vous n’a donc vu
Que mes mains tremblaient de tendresse,
Que tout le grand songe terrestre
Vivait en moi pour vivre en eux
Que je gravais aux métaux pieux,
Mes Dieux,
Et qu’ils étaient le visage vivant
De ce que nous avons senti des roses,
De l’eau, du vent,
De la forêt et de la mer,
De toutes choses
En notre chair,
Et qu’ils sont nous divinement.

La pudeur discrète, propre à Henri de Régnier, ne lui a pas permis d’appeler par son nom Éros, ce dieu qui est seul au milieu de la vie du monde, et qui unit en lui l’amour et la mort : l’arc double et le double flambeau, et qui est nous divinement. Ici s’exprime la conscience que tout grand rêve apollinien sur terre n’est en nous que pour revivre dans nos œuvres, que tous les visages que nous avons gravés sur nos médailles ne sont que des fragments brisés de son visage invisible, qui s’identifie ineffablement avec nos « moi » intérieurs.
Ce dieu muet exige instamment l’exécution de ses ordres et punit sans pitié ceux qui ont, sans réfléchir, souillé le sanctuaire de l’instant envoyé par les dieux. La femme près de la fontaine dans la forêt tend au voyageur « La coupe inattendue » (16) et prononce ces paroles :


« Passant, accepte de ma main cette coupe. Le cristal en est si pur qu’elle semble façonnée de l’eau même qu’elle contient. Bois-y, lentement ou vite, selon ta soif. […] Tu as mis longtemps à venir : c’est pour cela que tu me rencontres. Je crains le jour. Les voyageurs du soir me rencontrent seuls. […] Si ma chevelure paraît encore riche et rousse, c’est son automne qui la pare. Le fard de mon visage le rend pareil à un fruit trop mûr. […] Ne regarde pas ma figure ; bois et détourne la tête. […] Si le breuvage que je t'offre te réconforte, sois reconnaissant à la source. Assieds-toi un instant sur sa margelle de pierre et pense aux Nymphes qui l'habitèrent. Ne crois pas que j'en sois une et sache ce que j'ai été. Ce n'est pas un vain récit ; tu y apprendras un des secrets du bonheur et peut-être le vrai sens de l'amour. Écoute-moi parler sans lever les yeux, […] et, quand j'aurai fini de dire, tu ne me verras plus. L'ombre s'accroît vite ; j'y rentrerai à mesure qu'elle augmentera. […]
Les oiseaux, chaque année, passaient, à l'automne, en vols migrateurs, au-dessus de la ville que j'habitais. Ce fut peu de jours après leur départ annuel […] que mourut […] l'ami qui m'aimait […] Nous nous aimâmes peu à peu. Nos maisons se faisaient face. […] Je filais. […] Le bourdonnement du rouet se mêlait au roucoulement des colombes. […] Chaque jour il revint. Il eut toute mon âme. II le savait et nous nous le disions. Il posséda toutes les clefs de mes pensées et nous vécûmes dans la commune divination de nous-mêmes. […] Mais nos lèvres qui se dirent tout ne se touchèrent jamais. Les siennes, pourtant, pâlissaient peu à peu ; son sourire s'endolorit mais garda sa douceur, et s'il eût persisté sur sa face morte, j'ignorais à jamais l'irréparable tort de mon crime et de ma folie.
Je l'ai su, mais trop tard, hélas ! je lésais son attente par des dons inutiles. […] Qu'importait la connivence de nos pensées ? Y a-t-il rien dans une âme de femme qui n'existe dans un esprit d'homme ? Ah pourquoi me suis-je refusée à ses caresses, pourquoi n'ai je pas animé de mon souffle la statue mystérieuse que façonnait, à tâtons, notre double amour ? Ah ! comme il le souhaita dans le silence de son désir, […] et je n'ai pas compris la muette demande de ses lèvres qui ne touchèrent les miennes que mortes ! […] Il eut goûté la fraîcheur de ma peau et le parfum de ma beauté. Nue, j'aurais habité ses songes […] et j'aurais laissé dans son souvenir comme l'empreinte de mon corps sur du sable.

O sables! sables, sables du Styx, sables noirs des grèves éternelles, vous recouvrirez bientôt mon sommeil quand je descendrai vers vos rives. […] Ma vie s'achève ; je l'ai vécue, jour par jour, dans l'horreur de racheter ma faute. Pour me punir d'un refus imbécile et involontaire, j'ai abandonné mon corps aux bras vulgaires des passants. […] Ils furent nombreux, ceux qui goûtèrent le don repentant de moi-même. Il y en eut de lourds de vin qui confondaient leurs baisers avec les hoquets de leur saoulerie ; d'autres, hâves de jeûnes, se rassasièrent aux fruits de mes seins. Certains m'étreignirent au hasard, du soubresaut de leur caprice ; d'autres épuisèrent sur moi la ténacité de leur obstination. J’ai satisfait les hâtes de la passion et les acharnements de la luxure. […]
Maintenant, le crépuscule est arrivé ; les passants ne se retournent plus. J'ai quitté les villes ; personne ne m'a retenue par le pan usé de mon manteau. J'ai fui la ville pour ce bois écarté. […] Des routes se croisent autour de cette fontaine. […] Si quelqu'un vient […] je lui donne une coupe d’eau (17). Voilà, ô voyageur, pourquoi tu me rencontres ici. […] La nuit s'accroît, poursuis ta route. […] Les paroles sont vaines ; je me tais ; adieu.
L'amour est un dieu muet qui n'a de statues que la forme de notre désir. »

Ces derniers mots jettent une lumière nouvelle sur le visage du dieu qui porte l’arc double et le double flambeau.
La coupe mystérieuse de cristal limpide, que la femme, près de la fontaine dans la forêt, a tendue au voyageur attardé, se rencontre plus d’une fois dans les contes de Régnier.


« S’ils le venaient visiter en son logis et le consulter sur leur déboire, il leur indiquait en souriant et d’un geste délicieusement abdicateur une verrerie merveilleuse. […] C’était un vase fragile, compliqué et taciturne, d’un cristal froid et énigmatique ; il semblait contenir un philtre de quelque extraordinaire puissance. […]
Et, à qui ne comprenait pas le geste et l’emblème, Eustase disait : « Je l’ai trouvé dans le domaine d’Arnheim, Psyché et Ulalume le tinrent dans leurs mains merveilleuses ; « et il ajoutait plus bas : « Je n’y bois point ; il est fait pour qu’y boivent à jamais les seules lèvres de la Solitude et du Silence. »(18)


Parce que le moment d’amour n’a pas été bu, parce qu’il a péri et a disparu sans retour, la femme près de la fontaine de la forêt doit accorder son amour à la faim, au désir, au caprice du premier venu. Le cadeau qui était destiné à un seul être doit revenir au monde, inconnu, sans visage, comme la victime de tous. La coupe que ne devaient toucher que les lèvres de la Solitude et du Silence, une main coupable la tend à n’importe quel passant égaré sur les sentiers de la forêt. La coupe que ne devait remplir qu’un philtre de quelque extraordinaire puissance ne contient que de l’eau pure, puisée à la source de la forêt.
Nous trouverons le développement de ce symbole dans le conte « Le Sixième mariage de Barbe-Bleue. »(19)
Le poète raconte qu’un jour en Bretagne, il atteignit fort tard, au crépuscule, les ruines du château de Carnoët. Une paysanne, qui l’avait conduit jusque dans l’enceinte du château, lui dit que ce château avait appartenu à Barbe-Bleue, puis s’éloigna.


« Il était impossible que des ombres n’errassent pas autour de ces pierres, et je ne pus me les imaginer autrement que douces, mélancoliques et nues.
Nues de leurs robes appendues au mur du réduit sinistre où le sang successif des cinq épouses avait rougi les dalles !... Comment eussent-elles erré autrement que nues puisque leurs belles robes avaient été la raison de leur mort et le seul trophée que voulut d’elles leur singulier mari ?
L’une n’avait-elle pas péri, la première, à cause de sa robe blanche comme la neige que foulent, de leurs sabots de cristal, sur les tapisseries des chambres, des Licornes qui marchent à travers des jardins, boivent à des vasques de jaspe, et s’agenouillent, sous des architectures, devant des Dames allégoriques de Sagesses et de Vertus ? L’autre ne mourut-elle pas parce que sa robe était bleue comme l’ombre des arbres sur l’herbe, l’été, tandis que le vêtement de la plus jeune qui mourut aussi, douce et presque sans pleurer, imitait la teinte même de ces petites coquilles mauves qu’on trouve, sur le sable gris des grèves, là-bas, près de la Mer. Une autre encore fut égorgée.
Un artifice ingénieux avait disposé sa parure de façon que les branches de corail qui enjolivaient d’arabesques le tissu changeant s’appariassent à ses nuances afin d’être d’un rose vif où le lé était d’un vert vivace et qu’elles s’aigrissent ou s’amortissent alors qu’il devenait prasin ou glauque.
Une enfin, la cinquième, s’enveloppait d’une pièce de mousseline ample et si légère qu’en se superposant ou en se dédoublant elle paraissait selon son épaisseur ou sa transparence de la couleur de l’aube ou du crépuscule.
Toutes mortes, les douces épouses, avec des cris, des mains suppliantes ou des surprises stupéfaites et silencieuses.
Pourtant le bizarre et barbu Seigneur les aima toutes. Toutes elles passèrent par la porte du manoir, le matin, au son des flûtes qui chantaient sous des arcades de fleurs ou, le soir, au cri des cors clamant parmi les torches et les épées,(20) toutes, venues des pays lointains où il les avait été chercher, toutes, timides parce qu’il était hautain, amoureuses parce qu’il était beau, et fières de confier leur langueur ou leur désir à l’étreinte de sa main. […]
Hélas ! il ne les aima que pour leurs robes variées ces épouses, douces ou altières, et, sitôt qu’elles avaient façonné les étoiles qui les vêtaient aux grâces de leurs corps, qu’elles y avaient imprégné le parfum de leur chair et communiqué assez d’elles-mêmes pour qu’elles leur fussent devenues comme consubstantielles, il tuait d’une main cruelle et sage les Belles inutiles.
Son amour en détruisant substituait au culte d’un être celui d’un fantôme fait de leur essence dont le vestige et le mystérieux délice satisfaisaient son âme industrieuse.
Chacune de ces robes habitait une chambre spéciale du château. L’ingénieux Seigneur s’enfermait, pendant de longues soirées, tour à tour, dans l’une de ces salles où brûlait un parfum différent. Les mobiliers assortis aux tentures correspondaient à des intentions subtiles. Longtemps, passant sa main dans sa longue barbe parsemée de quelques poils d’argent, l’Amant solitaire regardait la robe appendue devant lui en la mélancolie de sa soie, l’orgueil de son brocart ou la perplexité de sa moire. […]
Elles sont six, ces ombres, qui errent, le soir, autour de l’antique ruine et [la] (21) dernière seule est vêtue.
 C’est parce que, petite bergère, tu (22) gardas tes moutons sur une lande de bruyères roses et d’ajoncs jaunes, à la lisière de la forêt, debout ou assise parmi ton troupeau, en ta grande cape de laine grossière où s’abritait parfois contre le vent quelque agnelle chétive.
Les beaux yeux font la simplicité d’un visage plus belle et la tienne était telle que le veuf Seigneur t’ayant vue en passant t’aima et te voulut épouser. Il avait alors la barbe toute blanche et son regard était si triste, ô Pastourelle, qu’il t’attendrit plus que ne te tenta l’aventure d’être grande Dame et d’habiter le château où tu lisais l’heure par l’ombre des tours sur la forêt.
Rien n’était parvenu dans la solitude de la petite gardienne du fâcheux renom du noble Sire, car comme elle était humble et pauvre on dédaignait de lui parler et, fière, elle n’interrogeait pas ceux qui passaient devant sa chaumière. […] D’ailleurs elle ne regrettait pas d’être telle puisqu’elle aimait et quoiqu’elle eût voulu se pouvoir acheter quelque robe neuve pour l’occasion de sa noce approchante, mais elle s’en consolait en pensant que son ami ne lui marqua jamais que lui déplussent sa cape de laine et sa coiffe de toile.
A l’aube, une fanfare de cors réveilla la forêt et quatre bannières, déployées en même temps, au sommet des quatre tours d’angle du manoir, ondulèrent au vent matinal. Une rumeur de fête emplissait la vaste demeure. […] Enfin le pont-levis s’abaissa. Le cortège sortit. En avant, des hommes d’armes, vêtus de buffles, soutenaient, de leurs longues lances entrecroisées, des corbeilles de fleurs. Venaient ensuite, en bon ordre, une multitude de valets et de pages passementés […] Ces derniers précédaient une litière vide portée sur l’épaule par des mulâtres et suivie, à cheval, par le Sire du lieu, en jaquette de soie blanche brodée de perles ovales sur qui descendait sa barbe argentée. […]
La petite chaumière devant laquelle toute cette pompe s’arrêta dormait, porte close. On entendait les moutons bêler doucement dans l’enclos et des oiseaux venaient se poser sur les ormes et le toit d’où ils s’envolèrent, effrayés de cette approche et rassurés par le silence de la cavalcade qui se tenait immobile alentour : un vent léger frisait les plumes des panaches, rebroussait la dentelle des collerettes et éparpillait la crinière des chevaux, mais ce silence n’empêchait pas qu’un murmure eût couru dans les rangs que celle qui habitait là était bergère et s’appelait Héliade.
Le Sire descendu de sa monture s’agenouilla devant la porte et y frappa trois coups : l’huis s’ouvrit et l’on vit apparaître, sur le seuil, la Fiancée.
Elle était toute nue et souriante. Ses longs cheveux s’appariaient à la couleur d’or des ajoncs fleuris ; à la pointe de ses jeunes seins, rosissait une fleur comme aux brins des bruyères. Tout son corps charmant était simple et l’innocence de toute elle-même telle que son sourire semblait ignorer sa beauté. À la voir si belle de visage les hommes qui la regardaient ne s’apercevaient pas de la nudité de son corps.  Ceux qui la remarquèrent ne s’en étonnèrent pas et à peine si deux valets se la murmurèrent entre eux. Ainsi, en l’ingénieuse ruse qui, étant pauvre, lui avait suggéré d’être nue, elle s’avançait, grave et victorieuse d’avance de l’embûche de son Destin.
Toute la ville était en émoi de la cérémonie annoncée pour ce jour-là. La curiosité s’augmentait de ce que, si on connaissait le dur Seigneur par la rigueur de ses péages et de ses exigeantes redevances, nul ne savait qui allait, sa compagne, passer le portail de l’église avec lui. […] Ils […] furent d’abord stupéfaits et crurent à quelque sacrilège fantaisie de l’audacieux suzerain : mais comme ils étaient, pour la plupart, d’âme naïve, et qu’ils avaient vu, maintes fois, peintes sur des vitraux et sculptées aux porches, des figures qui ressemblaient à celle-là : Ève, Agnès et Vierges martyres, douces ainsi qu’elle de leur corps et embellies aussi de doux yeux et de longues chevelures, leur étonnement se changea en admiration à penser que quelque céleste bienveillance envoyait cette Enfant miraculeuse pour réduire l’incoercible orgueil et la cruauté du Pécheur.

Côte à côte, elle et lui, s’avançaient dans l’Église. […] La nef en était alors parfumée et illuminée de cierges et de soleil. Midi flamboyait aux rosaces épanouies et aux verrières incandescentes, et les Clercs, glabres et sournois, songeaient, en voyant cette fille nue qui passait au milieu d’eux, étrangère à leur concupiscence, que le Sire de Carnoët épousait là, par maléfice, quelque Sirène ou une Nymphe pareille à celles dont parlent les livres païens.
L’Evêque ne venait-il pas d’ordonner aux thuriféraires de charger leurs encensoirs, pour que la fumée s’interposant entre cette Visiteuse et le regard de Dieu et des hommes, isolât, de son voile épais, le groupe insolite qu’on apercevait, à travers une brume odorante, courbant, devant l’autel, une chevelure d’or et une nuque d’argent, sous le geste bénédicteur de la haute crosse qui consacrait l’échange de l’anneau.
La bergère Héliade, qui s’était mariée nue, vécut longtemps avec Barbe-Bleue qui l’aima et ne la tua point comme il avait tué [les cinq autres].(23)
La douce présence d’Héliade égaya le vieux château.
On la voyait tantôt vêtue d’une robe blanche comme celle des Dames allégoriques de Sagesse et de Vertus devant qui […] s’agenouillent les pures Licornes aux sabots de cristal, tantôt d’une robe bleue comme l’ombre des arbres sur l’herbe, l’été, ou mauve comme ces coquilles qu’on trouve sur le sable des grèves grises, là-bas, près de la Mer, soit glauque et encoraillée ou d’une mousseline couleur de l’aube ou du crépuscule, […] mais, le plus souvent, couverte d’une longue cape de laine grossière et coiffée d’une coiffe de toile, car, si elle portait parfois l’une des cinq belles robes que son mari lui avait données, elle préférait pourtant à leur apparat sa cape et sa coiffe.
Lorsqu’elle fut morte, après avoir survécu à son époux, et que le vieux manoir eut croulé d’âge et d’oubli, c’est ainsi qu’elle, seule d’entre les ombres, qui errent parmi l’antique décombre, y revient vêtue et qu’elle m’apparut, peut-être, sous les traits de la paysanne, qui m’introduisit là. »

Barbe-Bleue abolit la loi d’Apollon :
« N’attarde pas le moment : tu lasserais une agonie. » À la boisson enivrante de l’amour, bue d’un seul trait, il préfère la contemplation de la coupe de cristal, qui est morte. Il prolonge à dessein le plaisir et languit dans la douce agonie de la sensualité.
Il ne désire pas boire jusqu’au fond la coupe pleine de vin et lire le roman jusqu’à la dernière page.
Puisqu’il n’attend pas la fin, dans son arrogance il interrompt lui-même l’instant. D’une main sage et cruelle il tue les beautés superflues pour fixer à jamais dans les plis et le parfum des tissus qui ont enveloppé leurs corps les charmes émouvants de leur charme sensuel.
Il ne fait pas de la vivante statue du dieu muet l’incarnation ininterrompue de ses désirs. Il se fait académicien de la sensualité et gardien du musée raffiné d’objets rares qu’il a construit en transformant sa vie, sa passion, ses insatiables recherches.
Et voici que dans sa vie, triste et taciturne, comme une coupe symbolique de cristal, entre la pauvre bergère Héliade. La coupe dont seuls pouvaient approcher leurs lèvres la Solitude et le Silence se remplit de l’eau froide qui vient de la source de la forêt, source qu’a fait jaillir le sabot du cheval ailé.
Dans la maison fermée de l’âme, où erraient les ombreuses capricieuses et ensorcelantes des martyres coquettes, avec le vent du matin, un rayon de soleil et le chant des oiseaux est entrée la bergère nue et souriante. Elle ignore les subtilités des langueurs amoureuses, mais son corps charmant est si simple, son innocence si grande, que les gens, en voyant son beau visage, ne remarquent pas qu’elle est nue. Sa cape de laine et sa coiffe de toile grossière se révèlent plus belles que les vêtements les plus précieux.


Passe une souris.
Un coup de sa queue.
L’œuf tombe,
Se casse.
Le vieux pleure, la vieille pleure.
La poule dit : « Cot ! cot ! cot !
Ne pleure pas, vieux ! Ne pleure pas, vieille !
Je vais vous pondre un autre œuf ;
Pas en or. Un œuf tout simple. 


Le cercle se referme. Les œuvres d’un subtil symboliste français éclairent le sens de la vieille comptine russe.
Quand l’homme dort, il peut en être conscient et ne peut pas, de son propre vouloir, détruire la réalité du rêve. Il suffit qu’en passant une souris donne un coup de queue et le rêve d’or tombe en morceaux. Alors quand ses yeux s’ouvrent à la réalité de tous les jours et qu’il voit devant lui une bergère nue et une fontaine dans la forêt, il comprend ce que, sans mystère aucun, caquetait la poule :


Je vais vous pondre un autre œuf ;
Pas en or. Un œuf tout simple.


Le saint royaume d’Apollon ne se trouve pas dans l’or, mais dans un œuf tout simple.
Peu importe que les rêves finissent, que se brisent les œufs d’or, la puissance invincible d’Apollon se cache dans la force créatrice qui donne toujours de nouveaux surgeons ; force qui bouillonne et s’agite dans l’accord harmonieux des neuf muses.


« Présence créatrice ! Rien ne naîtrait si vous n’étiez neuf ! » (24)


Il n’y a aucun doute : l’œuf d’or, pondu par une poule de toutes les couleurs, est un miracle, un don divin. Il est beau, mais mort et stérile. De lui ne peut naître aucune vie nouvelle. Il faut qu’il soit brisé par la queue d’une souris qui passe pour qu’il se transforme en souvenir sans retour, en cette tristesse créatrice qui se trouve au fond de l’art apollinien.
Cependant l’œuf tout simple est l’éternel retour de la vie, la source jamais tarie des renaissances, signe éphémère de cet œuf d’où provient dès le commencement tout ce qui est.
La vieille comptine russe enseigne, par une allégorie, ce qu’enseigne Ruskin : ne conservez pas les œuvres d’art ; mettez dans la rue Titien et Raphaël. Que périssent, que tombent en ruine les immortelles créations des génies. L’immortalité ne se trouve pas dans des œuvres isolées, mais dans la force qui les a créées. Le génie n’est pas ce qu’acquiert un homme mortel, c’est une révélation du dieu du soleil.
L’œuvre d’art est un rêve d’or, qui peut toujours être brisé ou perdu. N’ayez donc pas peur de le perdre. L’œuvre d’art, c’est toujours UN MIRACLE OU RIEN.
Mais dans le monde d’Apollon la loi est au-dessus du miracle.
Le rythme de la mort et de la renaissance est plus sacré que le rêve d’or.
« Écoute… écoute… Il y a quelqu’un derrière l’écho, debout parmi la vie universelle et qui porte l’arc double et le double flambeau, et qui est nous divinement… »
Voilà comment Régnier parle du mystère de l’œuf tout simple.
Et voici ce qu’il dit des œufs d’or :
« Face invisible ! Je t’ai gravée en médailles d’argent, d’or, d’airain, de tout métal, qui tintent clair comme la joie, qui sonnent lourd comme la gloire, comme l’amour, comme la mort ; et j’ai fait les plus belles de belle argile sèche et fragile. Tout le grand songe terrestre vivait en moi pour vivre en eux. »
Henri de Régnier et la poule tachetée disent la même chose : ne tente pas de conserver tes rêves. Que se brisent les œufs d’or ; ils sont d’autant plus beaux qu’ils sont plus fragiles.
Ton « moi » est celui qui se trouve seul au milieu de la vie du monde.
La conscience apollinienne est en dehors de la sphère de l’existence dont le temps fait un désert ; elle a ses racines dans l’eau courante des instants.
En bas : les gens désespérés, l’enfant possédé du diable, les disciples frappés d’effroi. En haut : le Christ, qui montre son vrai visage.
En bas : le spectacle de la tristesse immémoriale, de la lutte des contradictions qui sont le fondement mécanique de la vie. En haut : l’éternelle harmonie de l’existence, la plus réelle des réalités, le vrai visage transfiguré de la divinité.
La statue de Scopas où l’on voit Apollon écraser du talon une souris présente la même disposition architecturale et symbolique que la Transfiguration de Raphaël.
Ce que Raphaël a expliqué en détail par toute une série de figures est concentré ici dans deux symboles laconiques, Apollon et la souris. En haut : le dieu du soleil, qui dispense les rêves prophétiques ; en bas, sous son talon, « la vie à pas de souris ».
Nous avons vu la souris dans toute une série de tableaux symboliques :
La souris-prophète chantait d’une toute petite voix sur la paume de Balmont enfant. Les souris blanches s’agitaient sous l’autel d’Apollon en Troade. Sur l’île de Ténédos, le dieu les massacrait avec ses flèches de soleil. La souris nous est apparue tantôt comme une étroite fissure qui détruisait le rêve apollinien, tantôt comme un symbole de l’instant qui s’enfuit, tantôt comme l’accumulation d’une peur énigmatique et sacrée ; la montagne de l’éternité était ébranlée, pour que naisse la souris attendue. D’un coup de queue, la souris brisait l’œuf d’or et la poule sage prononçait des paroles consolantes et prophétiques, disant que l’œuf tout simple valait mieux que l’œuf d’or. Puis un poète français nous a montré d’énigmatiques coupes de cristal et une femme près d’une fontaine dans la forêt, et le triste souverain de Carnoët dans la contemplation des robes de ses femmes tuées, et la douce bergère Héliade, et le visage invisible du dieu à l’arc double et au double flambeau.
Ainsi les mots du poète : « la vie à pas de souris » ont-ils éclairé pour nous le spectacle de l’affliction immémoriale et de la lutte éternelle qui est à la base de la vie.
On comprend maintenant que la souris n’est pas une petite bête méprisable que le dieu écrase d’un talon vainqueur, mais le piédestal sur lequel se dresse Apollon, depuis toujours lié à elle par la vieille alliance de la lutte, qui est la plus étroite des alliances.

 

(1) Constantin Balmont (1867-1942), une des étoiles de la première génération des symbolistes russes.
(2) Le mot grec, Smintheus, est obscur. Il se peut qu’Homère lui-même n’en ait pas connu la vraie signification. Une interprétation fréquente, mais discutée, rapproche ce nom du mot « sminthos ». La plupart des hellénistes français traduisent ce mot par « rat » (mais Chantraine préférait « souris »). Dans d’autres pays, comme en Allemagne, on pencherait plutôt pour « souris ». — Dans l’article de Volochine, la référence à Pouchkine oblige à choisir.
(3) Pouchkine. « Vers composés pendant une insomnie ».

Le sommeil me fuit ; pas de feu.
Partout ombre et sommeil stupide.
J’entends résonner près de moi
L’horloge qui va, monotone.
C’est une Parque qui jacasse,
C’est la nuit qui tremble en dormant,
C’est la vie à pas de souris…
Pourquoi viens-tu me tourmenter ?
Que dis-tu, pénible murmure ?
Est-ce un reproche ou la révolte
De ce jour que je viens de perdre ?
Qu’as-tu donc à me demander ?
Es-tu appel ou prophétie ?
Je te comprendrai, je le veux.
Il faut que je te trouve un sens. (1833)

(4) La poésie a pour titre : « Pluie ». Elle est datée de mai 1901. Volochine ne cite que les deux premières strophes.
(5) Volochine cite, en français, de mémoire, très inexactement, et sans aucun respect pour le rythme. "Dame souris trotte/Noire dans le gris du soir".  « Impression fausse » (Parallèlement)
(6) Nietzsche. La Naissance de la tragédie. Chapitre I. Trad. Philippe Lacoue-Labarthe. Œuvres, Gallimard, Pléiade, tome I (2000), p.19. Volochine cite à la suite deux passages de la même page, dans l’ordre inverse de leur apparition. La traduction russe qu’il utilise n’est pas un modèle d’exactitude.
(7) Marcel Schwob. Le Livre de Monelle. — Volochine n’indique pas les coupures qu’il pratique. La traduction est due à Constantin Balmont et à sa femme, Elena Tsvetkovskaïa.
(8) Si « Musagète » est bien connu, « Moiragète » est exceptionnel ; il se peut que Volochine ait fabriqué lui-même le mot.
(9) « Hôritès » est attesté par Lycophron (Alexandra, v. 352) ; « Néoménios » signifie : (dieu) «de la nouvelle lune ». Volochine a publié en 1909, dans le dernier numéro de la revue La Toison d’or (Золотое Руно), un article intitulé « Horomedon ». Il écrit toujours ce mot en lettres latines.
(10) Claudel. « Les Muses ». Cinq grandes odes.  — Volochine n’a pas indiqué les coupures qu’il pratiquait. Il a introduit des capitales qui ne sont pas dans l’original. Sa traduction comporte quelques bizarreries : « indestructible » pour « inviolable » ; « irréversible » pour « ineffable » ; « son rôle est de ne pas parler » pour « Elle est occupée à ne point parler ».
(11) Il existe des témoignages de l’intérêt de Volochine pour la pensée de Bergson.
(12) « Quo in genere multi et hos incolas domuum posuere mures, haud spernendum in ostentis etiam publicis animal. » « Dans cette espèce (scil. les animaux doués du don de prophétie) de nombreux auteurs ont introduit les souris, qui vivent dans les maisons, animaux qu’il ne faut pas mépriser quand il est question de présages, et même de présages intéressant tout le monde. » Pline donne ensuite plusieurs exemples. Mais les deux mots grecs « zoon mantikotaton » ne se trouvent pas sous sa plume.
(13) Ce quatrain, manuscrit et reproduit en fac-similé, se trouve en tête du livre de Jean de Gourmont Henri de Régnier et son œuvre, avec un portrait et un autographe, Paris, Mercure de France, 1908.
(14) Volochine traduit : « J’ai rêvé… »
(15) Volochine traduit au futur les verbes que Régnier a écrits au passé.
(16) « La Coupe inattendue » est le dernier des Contes à soi-même. Dans les lignes qui suivent, Volochine en donne le texte, depuis la première phrase jusqu’à la dernière, non sans pratiquer, sans le dire, de larges coupures.
(17) Cette phrase n’est pas dans l’original ; elle en résume plusieurs lignes.
(18) « Eustase et Humbeline ». Contes à soi-même.
(19) Dans les Contes à soi-même.
(20) Au mot « épées » Volochine, dans sa traduction, a ajouté un adjectif qui signifie « dénudées ».
(21) Régnier a écrit « cette ».
(22) Volochine n’a pas conservé l’adresse à la deuxième personne. Il a transposé tout ce qui suit à la troisième personne : « c’est parce que c’était une petite bergère et qu’elle gardait ses moutons… »
(23) Régnier, comme on sait, nomme ici les cinq premières femmes de Barbe-Bleue : « Emmène, Poncette, Blismode et Tharsile et cette Alède qu’il ne regrettait plus. »

(24) Claudel. « Les Muses ». Cinq grandes odes.