Première rencontre avec Volochine.

Volochine avait remarqué le premier recueil de Tsvetaïeva, publié en 1910 à compte d’auteur. La jeune fille avait dix-sept ans. Lui, trente-trois. Ils échangèrent des lettres, puis il lui rendit visite. Longtemps après, en 1932, au moment de la mort de Volochine, elle évoque ses souvenirs, dans un texte intitulé Du vivant sur un vivant(Живое о живом). Elle parle en particulier de leur première rencontre, et du rôle qu’y ont joué les livres de Régnier.
Il est possible que les choses ne se soient pas tout à fait passées comme elle les raconte. C’est ce qu’a suggéré, non sans de fortes raisons, une enseignante de l’Université de Saratov, S.I.Kornenko, dans un article intitulé « Henri de Régnier et A.S.Pouchkine dans la métapoétique de Marina Tsvetaïeva » (Bulletin de l’université de Saratov, tome 14, 2014).
Il faut avouer que, fictif ou non, le récit ne manque pas d’allure.
Il est intéressant de le comparer à un poème écrit par Tsvetaïeva en 1910 et directement adressé à Volochine. L’atmosphère est un peu différente.
Dans les deux cas, Henri de Régnier est en cause.

 

ПОСЛЕ ЧТЕНИЯ «LЕS RЕNСОNТRЕS DЕ М. DЕ ВRÉOТ» RЕGNIЕR

Après la lecture des Rencontres de M. de Bréot de Régnier

Petit nuage blanc, mais j’ai honte
De regarder les nuages le soir.
Pourquoi vers vous ma main tendue
Demandait-elle des cadeaux ?

La forêt enchantée ne me livrera pas
Une seconde fois son secret caressant.
Pourquoi à un être de la terre
Ai-je demandé des miracles ?

Un visage est là, indigné, sévère,
Il m’accuse de trahison.
Pourquoi n’est-ce pas à une ombre
Que j’ai demandé des rêves ?

Je le vois : à nouveau m’a souri
Dans le cadre un tendre visage.
Pourquoi vers vous ma main tendue
Demandait-elle des cadeaux ?

                        Moscou, 14 janvier 1911

 

DU VIVANT SUR UN VIVANT (extrait) 

Ce n’est pas comme ça qu’il m’est apparu d’abord, à la porte du salon de notre maison de la rue des Trois Étangs, à Moscou. Oh, pas du tout comme ça. On sonne. J’ouvre. En face de moi, un chapeau haut de forme. Sous le chapeau un énorme visage encadré par une courte barbe frisée.
Voix insinuante. « Pourrais-je voir Marina Tsvetaïeva ? — C’est moi. — Je peux entrer ? — Bien sûr. »
Nous montons à l’étage des enfants. « Vous avez lu mon article sur vous. — Non. — C’est ce que je pensais. Alors je vous l’ai apporté. Ça fait un mois qu’il est paru. »
Je me rappelle des noms : Marceline Desbordes-Valmore, Delarue-Mardrus, Noailles – l’introduction. Puis il ne parle que de moi. Le premier article de ma vie (apparemment le dernier grand) sur mon premier livre : Album du soir. je me rappelle un vrai romantisme en dehors du romantisme traditionnel : le duc de Reichstadt, la princesse Dvavakha (1) Marguerite Gautier, les héros de mes très jeunes années, une citation :


S’il faut penser, où est le jeu ?(2)


Et une affirmation : « Tsvetaïeva ne pense pas ; dans ses vers, elle vit. » Et ce sur quoi repose l’article, le poème « Prière »


Tu m’as donné une enfance plus belle qu’un conte
Donne-moi la mort à dix-sept ans.


Tout l’article est un hymne effréné aux femmes et à la dix-huitième année.
« Il a paru il y a longtemps, plus d’un mois. On ne vous a rien dit ? — Je ne lis pas les journaux et je ne vois personne. Mon père ne sait pas que j’ai publié un livre. Ou il sait, et ne dit rien. Au lycée, on ne dit rien. — Ah ! vous êtes au lycée. C’est vrai, vous êtes en uniforme. Et qu’est-ce que vous faites au lycée ? — J’écris des poèmes. »
Un silence. Il me regarde fixement, on pourrait dire : avec impudence, s’il n’y avait pas ce large sourire de visible bienveillance, visiblement bien veillant.
— Et vous portez toujours ce…
— Bonnet ? Toujours. Je me suis coupé les cheveux.
— Vous avez toujours les cheveux courts ?
— Toujours.
— Est-ce qu’on ne peut pas l’enlever, que je voie la forme de votre tête. Il n’y a rien de mieux pour connaître quelqu’un que de regarder la forme de sa tête.
— Si vous voulez.
Je n’ai pas le temps de lever une main. Il m’a déjà décoiffée, des deux mains, soigneusement, comme un homme ou comme un ours.
— Vous avez une très belle tête, d’une forme régulière, je ne comprends pas…
Il me regarde comme un sculpteur, comme un sculpteur sur bois qui regarde un billot, il a des yeux exactement comme le Pan de Vroubel,(3) deux points qui brillent, et, d’un ton suppliant :
— Est-ce qu’on ne peut pas enlever aussi…
Moi :
— Mes lunettes ?
Lui, ravi :
— Oui, oui, les lunettes, parce que, vous savez, il n’y a rien de tel que les lunettes pour cacher quelqu’un.
Cette fois, je le devance.
— Je vous préviens, sans lunettes, je ne vois rien.
Lui, tranquillement :
— Vous n’avez pas besoin de voir. C’est moi qui vois. Il recule d’un pas et, d’un air contemplatif 
— Vous ressemblez étonnamment à un séminariste romain. On vous le dit souvent, sans doute.
— Jamais, parce que personne ne m’a jamais vue avec les cheveux courts.
— Alors pourquoi vous vous les coupez ?
— Pour mettre un bonnet.
— Et vous allez toujours les avoir courts ?
— Toujours.
Lui, indigné :
— Personne n’a jamais eu la curiosité de voir comment était votre tête ? Mais la tête, pour un poète, c’est l’essentiel !... Et maintenant, causons.

On cause – ce que j’écris, comment j’écris, ce que j’aime, comment j’aime – confiance réciproque absolue, profonde attention, intuition, les yeux ne quittent pas le visage de l’autre, ni son âme – et quel yeux : clairs, presque blancs, perçants à faire mal (c’est comme ça que viennent les larmes, quand on regarde une lumière intense, mais là, c’est la lumière qui te regarde), pas des yeux, une vrille, les yeux vraiment clairvoyants. Et parce que pas grands, ils voient davantage ; et on les voit. Leur apparence : deux goutes d’eau de mer, où on aurait brûlé la prunelle, derrière on aurait allumé quoi ? – rien, c’est comme l’écume qui reste sur les mains, la nuit, quand on court dans le jardin de Volochine en criant : vite ! vite ! la mer brille ! Pas deux gouttes d’eau de mer, mais deux étincelles de phosphore vif, deux gouttes d’eau vivante.
Sous le regard de ces yeux, je suis très sauvage, je m’ensauvage encore plus, je ne me tais pas, je me claquemure dans mon silence : rien que du personnel, rien que du superflu : Napoléon, que j’aime depuis l’enfance, Napoléon II, avec L’Aiglon de Rostand, Sarah Bernhardt, l’an dernier je me suis précipitée à Paris, je ne l’ai pas trouvée et je n’ai rien vu d’autre qu’elle, ce Paris avec un N majuscule partout, avec un N comme un titre sur les frontons des bâtiments, Son Paris, mon Paris.
Il sourit des lèvres, il me vrille des yeux, il écoute, parfois, quand je reprends mon souffle, il place un mot ;
— Et Baudelaire, vous ne l’avez pas aimé ? Et Rimbaud, vous connaissez ?
— Je connais, je n’ai pas aimé, je n’aimerai jamais, j’aime seulement Rostand et Napoléon Ier et Napoléon II, et quel malheur que je ne sois pas un homme, que je n’ai pas vécu dans ce temps-là, pour aller avec le Premier à Sainte-Hélène et avec le Deuxième à Schoenbrunn.
Enfin, au moment où j’ai complètement perdu le souffle :
— Vous vivez ici ?
— Oui, en fait non, évidemment…
— Je comprends : à Schoenbrunn, à Sainte-Hélène. Mais ma question, c’est : est-ce que c’est votre chambre ?
— C’est ma chambre d’enfant, c’était, bien sûr, maintenant c’est celle d’Assia. C’est ma sœur, Assia.
— Je voudrais voir la vôtre.
Je le conduis. Un chambre comme une cabine de bateau, des étoiles d’or sur le plancher rouge (c’est moi qui ai choisi le papier des murs ; je voulais des abeilles napoléoniennes, mais on n’en trouvait pas à Moscou, je me suis résignée à des étoiles), des étoiles presque complètement cachées, heureusement par les portraits du Père et du Fils, Gérard, David, Gros, Lawrence, Meissonnier, Verechtchaguine – dans le coin aux icônes, la Mère de Dieu est remplacée par Napoléon qui regarde brûler Moscou. Un divan étroit, tout contre, un bureau. C’est tout.
Max n’essaie pas même d’entrer.
— C’est tout petit !
À propos, une particularité de sa masse proverbiale. Je ne l’ai jamais vue comme un excès de graisse, mais toujours comme un excès de vie, ce que c’était, car il la portait légèrement (on aurait envie de dire : c’est elle qui le portait !) avec ses cent-vingt kilos, il ne faisait rire personne, il inspirait toujours des sentiments sérieux ; aux femmes, de l’amour ; aux hommes, de l’amitié ; à tous, un saint respect ; pas possible de s’approcher de lui complètement, sans distance ; il y avait une grande barrière, celle d’une vénération sacrée, de son ascendance divine, physiquement visible, sous la forme de son extraordinaire bedaine de matou.
— C’est vraiment tout petit !
En fait ce n’est pas seulement l’espace, qui n’existe pas, c’est tout l’air qui est écarté par l’apparition de ce Zeus. Il suffirait que sa tête soit là pour que rien ne trouve plus place nulle part. Puisqu’il est impossible de s’asseoir, ce qui serait ramper, nous conversons debout.
Voix insinuante :
— Et vous n’avez jamais lu Francis Jammes ? Et Claudel ?...
En réponse je m’affirme ; j’affirme mon amour non pour Francis Jammes ou Claudel, mais pour Rostand, pour Rostand, pour Rostand.


Et maintenant il faut que Ton Altesse dorme


Vous comprenez ? « Ton » (amour) et pourtant : « Altesse ».


Âme pour qui la mort fut une guérison


Et pour qui est-ce que ce n’est pas…


Dorme dans le tombeau de sa double prison
De son cercueil de bronze et de son uniforme.


Vous comprenez ? On a enterré le roi de Rome dans un uniforme autrichien !
Il écoute avec ferveur, je vois maintenant, c’est moi qu’il regarde, pas Rostand, mes dix-sept ans, dans toute la pureté de leur embrasement, il ne discute pas, seulement, de temps à autre, timidement :
— Et Henri de Régnier, vous ne l’avez pas lu… La double maitresse ? Et Stéphane Mallarmé, vous ne l’avez…
Et soudain – au beau milieu (4) de l’ode à Napoléon II de Victor Hugo – non plus insinuant, mais pressant :
— On ne pourrait pas aller ailleurs ?
— On peut, bien sûr, en bas. Mais il y fait sept degrés et pas plus.
Lui, d’une voix étouffée :
— J’ai de l’asthme, je ne supporte pas les plafonds bas, j’étouffe.
Je le conduis par l’escalier de derrière. Dans le salon, vide et glacial, il respire de tout son corps et de toute son âme, puis, tendrement, avec un sourire charmeur :
— J’étais ébloui, à cause des étoiles.

                                               ***

Le bureau de mon père, avec un buste de Zeus sur l’armoire.
Nous voilà assis, lui sur le divan, moi sur un traversin (plus haut que lui) ; chiromancie ; il regarde ma paume ; moi, je regarde son crâne, à l’endroit du tourbillon, sur l’occiput. De tout ce que nous avons trouvé, sans tricher, je ne me rappelle qu’une chose :
— Quand vous aimez une personne, vous souhaitez toujours qu’elle s’en aille, pour que vous puissiez rêver d’elle.  Qu’il s’en aille loin, pour rêver plus longtemps. À propos, il faut que je parte, au revoir et merci.
— Quoi ! Déjà ?
— Vous savez combien de temps nous avons causé ? Cinq heures, je suis arrivé à deux heures, il est sept heures. Je reviendrai bientôt.
Vestibule vide, le grand escalier grince, les passerelles grincent sous nos pas, petite porte du jardin…
Quand vous aimez une personne, vous souhaitez toujours qu’elle s’en aille, pour que vous puissiez rêver d’elle. 


***


— Mademoiselle, il est parti, votre visiteur ?
— Je viens de le reconduire.
— Vous n’avez pas honte, Mademoiselle ? Tête nue, devant un si gros monsieur, et si frisé. Il avait un haut de forme. C’est un fiancé ?
— Ce n’est pas un fiancé. C’est un écrivain. Pour le bonnet, c’est lui qui voulait que je l’enlève.
— Ah, si c’est un écrivain… il sait mieux. Il m’a beaucoup plu, quand j’ai apporté le thé. Visage plein, bien rouge, sérieux et souriant. Et barbu. Mais vous, Mademoiselle, ne vous fâchez pas, vous, vous lui avez plu. Il vous regardait, vous regardait. Vous le tenez. Vous allez peut-être l’épouser. Il faudra laisser pousser vos nattes.


***


Le lendemain, lettre. J’ouvre. Des vers :


Mon âme vous suit avec joie !
O quelle béatitude
Dans cet  Album du soir !
(Pour quoi « album » et non « cahier » ?)
Pourquoi ce bonnet noir qui cache
Un front pur, pourquoi ces lunettes ?
Je n’ai vu qu’un regard docile
L’ovale d’une joue enfantine.
Je suis au lit, névralgie,
La douleur comme un violoncelle…
Le doux toucher de vos mots,
Vos vers, comme un envol
Bercent ma douleur : pèlerins,
Nous vivons pour la nostalgie…
Quels sont ces doigts transparents
Qui caressent mes tempes dans le noir ?
Votre livre est un message de là-bas,
Un merveilleux message d’aurore.
Voilà beau temps que je ne crois plus au miracle,
Mais il est doux d’entendre dire qu’il est là !

 


Bouleversée par l’enthousiasme (les premiers bons vers de ma vie, on m’en a dédié beaucoup, mais mauvais) j’ai du mal à m’arracher un sourire –pas un mot à la famille, évidemment – à la fin du jour je vais chez ma seule amie, elle a vingt ans de plus que moi, je lui ai déjà raconté la première rencontre. Encore dans l’entrée, je lui tends le poème.
Elle lit :
— « Mon âme vous suit avec joie ! O quelle béatitude Dans cet  Album du soir ! (Pour quoi « album » et non « cahier » ?)
Elle s’interrompt :
— Pourquoi album ? Répondez-lui que c’est au lycée qu’on écrit sur un cahier, mais, chez soi, on écrit sur un album. À Smolny,(5) nous avions toutes des albums pour les poèmes.
Pourquoi ce bonnet noir qui cache
Un front pur, pourquoi ces lunettes ?
— Vous voyez, il l’a remarqué, lui aussi. De fait, c’est étrange : une fille si jeune, avec un bonnet ! (Ce serait encore pire, si vous aviez les cheveux ras). Et ces affreuses lunettes ! Je vous l’ai toujours dit … « Je n’ai vu qu’un regard docile, L’ovale d’une joue enfantine. » Voilà qui est très bien ! Enfantine ! C’est-à-dire : étonnamment enfantine ! « Je suis au lit, névralgie, La douleur comme un violoncelle… Le doux toucher de vos mots, Vos vers, comme un envol,  Bercent ma douleur : pèlerins, Nous vivons pour la nostalgie… » Voilà la nostalgie (soudain, de syllabe en syllabe, elle s’assombrit, comme un nuage, et à la fin) :


Quels sont ces doigts transparents
Qui caressent mes tempes dans le noir ?


Vous voyez : les doigts. Quelle infamie ! Je vous le dis : il a profité de l’absence de votre père…Ça commence toujours comme ça : les doigts. Ma chère, renvoyez-lui sa lettre en barrant les vers et ajoutez : « Je suis d’une famille honorable et… » Il faut qu’il sache que vous êtes la fille de votre père. Voilà ce que c’est que de grandir sans mère. Et vous (un peu gênée), peut-être, en réalité, dans l’émotion, en toute innocence, vous lui avez caressé… les tempes ? Je vous préviens, il ne comprennent pas ça du tout, pas du tout comme il faudrait.
— Premièrement je ne l’ai pas caressé, deuxièmement, quand bien même…, c’est un poète.
— C’est pire. Moi aussi, un poète a été amoureux de moi. Julius Sergueïevitch a été obligé de lui faire dévaler l’escalier.
Je suis partie avec cette vision désagréable : l’énorme Maximilian Volochine dégringolant dans l’escalier de derrière, qui est si étroit, jusque dans le salon.

 

Après, c’est pire. Le lendemain : un paquet ; j’ouvre : Henri de Régnier, Les rencontres de Monsieur de Bréot.
Dix-huitième siècle. Un monsieur convenable, mais qui se transforme, parfois, en faune. Fête dans son château. Deux dames, des marquises, évidemment, se promenant dans le jardin où se presse la foule, cherchant la solitude. Une grotte. On comprend alors que les marquises ne cherchaient pas la solitude pour épancher leur âme, mais parce que, depuis le matin, elles avaient bu trop de limonade. Donc, elles s’isolent. Elles lèvent les yeux : à l’entrée de la grotte, cachant le soleil, interdisant la sortie, un énorme faune, c’est-à-dire justement ce Monsieur de Bréot. »
Je ferme le livre avec indignation. Cette saleté, cette cochonnerie, à moi ? Le livre à la main, avec un inexprimable sentiment de dégoût pour mes mains qui tiennent cette saleté, je vais voir mon amie, et je la fais entrer immédiatement dans la grotte... Elle bondit, ou plutôt, elle sort en courant, comme une possédée.
— Ma chère, c’est simplement de la pornographie ! (Pause) Pour ça, il n’y a que la Sibérie, et de tout façon, ce… poète, ne le laissez en aucun cas franchir votre seuil. (Pause). Plus rien à dire, des marquis. Vous voyez comme j’avais raison ! Ma chère, jetez ce livre affreux, et lui, avec ses tempes froides (dégoûtée), faites-lui dévaler l’escalier ! Je vous parle comme une mère ; et c’est ce que vous dirait votre père, s’il savait. Pauvre Ivan Vladimirovitch !
Asseyez-vous et écrivez : « Monsieur », non, ce n’est pas un monsieur ! – rien. Moscou, la date. Après ce qui s’est passé entre nous – non, pas « entre nous », il s’en vanterait – donc : « Je porte à votre connaissance qu’après l’affront que vous m’avez fait en m’envoyant un roman pornographique français, vous avez perdu à jamais le droit de franchir le seuil de ma maison. Signature. » C’est tout.
— À mon avis, c’est trop solennel. Il va rire. Je ne veux pas du tout qu’il ne vienne plus chez moi.
— Comme vous voulez, mais je vous préviens : un poème, un livre, la troisième chose, ce sera… Bref, il se comportera comme ce monsieur – monsieur quoi ? – dans cette grotte. Rien à dire de plus.
Ma lettre était plus simple, mais pas moins sèche. « Je ne comprends vraiment pas comment, sachant quels sont les livre que j’aime, vous avez pu m’envoyer cette saleté que je vous renvoie tout de suite, sans vous remercier. »
Le lendemain, apparition de Max en personne, avec un gros paquet sous le bras.
— Vous êtes très fâchée contre moi ?

— Oui, j’étais très fâchée.
— Je ne savais pas que ça ne vous plairait pas, ou plutôt je ne savais pas ce qui vous plairait, ou plutôt, je savais que ça ne vous plairait pas – et maintenant je sais ce qui vous plaira.
Et, livre après livre, les cinq tomes de Joseph Balsamo que j’aime encore aujourd’hui, et que j’ai relu en entier l’hiver dernier, tout, les cinq tomes, sans passer une page. Cette fois, Max savait ce qui me plairait.
(Il ouvre le cinquième tome :
— Marina Ivanovna, quelle bonne chose, que vous n’écriviez pas comme ceux que vous aimez !
— Maximilian Alexandrovitch, quelle bonne chose, que vous ne vous conduisiez pas comme les héros des livres que vous aimez !)
Pour ne pas laisser la moindre tache sur l’irréprochable ami et l’observateur désintéressé de tant d’âmes féminines, sur le constructeur de tant de destinées, pour ne pas laisser la moindre petite tache sur ce soleil que Max a été et est pour moi, j’affirme qu’en dépit des craintes de mon amie inquiète, et qui avait l’expérience des poètes, il n’y avait pas là une ombre de « détournement de mineures ». La chose est plus simple et plus innocente. Max était toujours sous la coupe d’un écrivain quelconque, mort ou vif, dont il ne se séparait jamais un instant et qu’il recommandait à tout le monde. À ce moment-là de son existence, ce mort ou vif était Henri de Régnier, dont il m’a fait cadeau dès notre première rencontre, comme ce qu’il y avait de plus précieux, d’incomparablement précieux. Échec. Le résultat a été à l’inverse. Je n’ai admis ni les romans d’Henri de Régnier, ni les drames de Claudel, ni les vers de Francis Jammes ; il lui a fallu, lui qui avait vingt ans de plus que moi, qui était mûr, qui avait vécu, descendre avec moi dans l’immortelle enfantillage des odes de Victor Hugo et dans mon propre enfantillage et errer avec moi main dans la main à travers les cinq tomes de Balsamo, les six tomes des  Misérables et les six tomes (six encore !) de  Consuelo  et de  La Comtesse de Rudolstadt de George Sand. Ce qu’il a fait avec une patience et une endurance inaltérables et seulement, parfois, de gros soupirs, comme seuls en poussent les chiens et les gens très gros : des soupirs de tout le corps et de toute l’âme. Le premier malentendu a été le dernier ; car le premier tome des Mémoires de Casanova,(6) dès l’ouverture de la première page, lui a été renvoyé sans aucune insulte ; simplement :
— Merci, reprends, s’il te plaît, ces grottes dans le goût de ton marquis.

 

(1)Roman de Lidia Tcharskaïa, publié en 1903. Tsvetaïeva lui a consacré un poème « À la mémoire de Nina Dvavakha », qui figure dans Album du soir.
(2)Vers du poème « Lassitude » (Утомленье), dans Album du soir.
(3)Illustre peintre russe de l’époque symboliste. Son Pan est faunesque à souhait.
(4)En français dans le texte.
(5)Pensionnat pour jeune filles de la haute société, à Saint-Pétersbourg.
(6)Peu avant 1920, Tsvetaïeva a consacré deux pièces de théâtre, L’Aventure et Le Phénix, au personnage de Casanova, qui apparaît également dans de nombreux poèmes brefs.