L’étude de Maximilian Volochine (1877-1932) a paru en 1910 dans la revue Apollon. Elle a été reprise dans le troisième volume (1916) des Visages de la création (Лики творчества), recueil où l’on trouve également des études sur Claudel, sur Barbey d’Aurevilly, sur Odilon Redon et sur Maurice Denis. Poète et essayiste, Maksimilian Volochine est aussi un peintre estimé, qui a laissé une œuvre non négligeable d’aquarelliste. Il a par ailleurs traduit nombre de textes, notamment Monsieur d’Amercœur et une vingtaine de poèmes de Régnier.
À l’époque où il publie son article, l’œuvre de Régnier n’est pas encore traduite en russe. C’est quinze ans plus tard que paraîtra une édition presque intégrale des romans (une réédition a eu lieu en 1989 et a connu un succès prolongé).
Volochine a consacré à Régnier un autre article de moindre longueur, intitulé Apollon et la souris.
Propagandiste infatigable, il a fait connaître Régnier à nombre de ses compatriotes, et en particulier à Marina Tsvetaïeva, qui raconte la chose non sans humour.

 

 

HENRI DE RÉGNIER.

I.
Henri-François-Joseph de Régnier est né le 28 décembre 1864 à Honfleur, petite ville ancienne et pittoresque, déployée en amphithéâtre sur les collines à l’embouchure de la Seine.
Il a actuellement quarante cinq ans. Il est dans le plein épanouissement de sa force créatrice. Il paraît plus jeune que son âge. Il y a quelque chose de las, d’adolescent, dans sa haute silhouette maigre. Son visage d’une pâleur mate, en forme d’ovale allongé, avec son front tôt dégarni, la mince moustache pendante et le menton fort, rougit comme celui d’une jeune fille en cas de forte impression. Il a des yeux pâles, gris bleuté. Le monocle donne à son visage de la gravité et une certaine solennité.
Dans tous ses mouvements, dans son costume, dans sa silhouette, on croit voir l’élégance triste de la fleur qui s’est alourdie dès l’aube et qui penche sur sa tige trop faible. Une grâce méditative, un caractère taciturne, une incontestable pratique du monde le distinguent au milieu de la foule bavarde qui fréquente à Paris les vernissages et les premières représentations.
Sa voix sourde, toujours chantante, mais souple et riche en nuances évoque des salles fermées au fond de l’âme, la pudeur d’un esprit et nombre de mots jamais prononcés, à jamais dérobés. Ces mots donnent à la poésie une forme retenue et une harmonie.(1)
Le plus parfait, le plus plastique des poètes du Parnasse, José-Maria de Heredia, a marié ses filles à deux poètes : l’aînée à Pierre Louÿs, la cadette à Henri de Régnier.
Comme le vieux Lear, il a partagé entre ses gendres son royaume au pays de la poésie.
Si un chroniqueur du moyen âge racontait cet événement, il ajouterait, évidemment, que l’une des deux s’appelait La Grèce antique, et l’autre La belle France. Ou, peut-être, il leur aurait donné d’autres noms symboliques ; l’une serait « le Style » et l’autre « la Poésie ».
Il aurait ainsi rencontré la pensée de Maurice Barrès, qui lors de sa réception à l’Académie française, à la fin de son éloge de Heredia, avait dit, en faisant allusion à la plus jeune, qui était devenue la femme d’Henri de Régnier :
« José-Maria nous laisse un chef-d’œuvre immortel et toute une famille d’artistes, où, sous les traits d’une jeune vivante, chacun croit voir la poésie. »
Il n’y a aucun doute : si, dans l’héritage poétique de Heredia, la pénétration du style et de l’esprit du monde antique a échu au créateur des Chansons de Bilitis, c’est la victoire ailée de la poésie, celle dont l’ombre donne une précision apollinienne aux sonnets de Heredia, qui a visité la maison d’Henri de Régnier et l’a élu entre tous les poètes de la France d’aujourd’hui.
Le sort d’Henri de Régnier, sort heureux et enviable, était d’être, en art, celui qui rassemblerait les fruits, qui donnerait un aboutissement aux recherches acharnées que les poètes français ont poursuivies pendant plusieurs générations. Il a une limpidité, une légèreté, qui n’appartiennent qu’à Raphaël et à Pouchkine. Il aurait le droit de s’appliquer le vers de Balmont : « Les autres poètes sont mes précurseurs. »(2) Comme un reflet dans un miroir courbe, son vers a réuni toutes les conquêtes réalisées par la poésie française pendant la seconde moitié du XIXe siècle. Les Parnassiens, Mallarmé, les symbolistes lui ont préparé la voie. Il n’a pas lui-même cherché de nouvelles voies. Il a été le poète de l’accomplissement.
Parmi les symbolistes, il a l’air d’un Parnassien. Mais son vers rigoureux est pénétré de toutes les dérives du sentiment et de toutes les pensées subtiles auxquelles les symbolistes ont accès.
La statue de marbre du vers parnassien est devenue vivante sous sa main. Le marbre est devenu une chair chaude et frémissante.
Mallarmé enfermait ses idées, cristaux magiques et formules d’algèbre, dans des cornues d’alchimiste. Régnier les a brisées ; il a fait des pierres précieuses dispersées des ornements sensuels et fabuleux, semblables à ceux dont Gustave Moreau a orné la nudité de sa Salomé.
Au vers libre des symbolistes il a donné une transparence sans hâte ; aux symboles nouveaux, une précision tangible.
Henri de Régnier est étroitement lié à Mallarmé, en tant qu’ami et qu’héritier. Il a fidèlement fréquenté les mardis, dans le petit salon de la rue de Rome, où s’est créée et où s’est instruite l’école poétique des années quatre-vingt-dix. Là, point de conversations ; on venait écouter un maître. Parfois, lors des rares visites de Villiers de l’Isle Adam ou de Whistler, la parole leur était donnée. Habituellement, Mallarmé était seul à parler, debout près de la cheminée avec toujours, à la main, la même petite pipe de terre. Régnier, dans ce cas-là, jouait le rôle de coryphée. Il était assis toujours à la même place, sur un divan à la droite du maître, et quand le discours de Mallarmé tournait court, il lui donnait la réplique : sur le feu de l’autel en voie de s’éteindre il jetait du bois de santal, et le feu reprenait.(3) Les dix premières années de sa production poétique se sont déroulées près de cette source secrète de la sagesse poétique où se sont abreuvés tant de poètes. Les relations étaient de véritables relations de maître à disciple. Régnier, qui avait déjà publié les Poèmes anciens et romanesques, rougissait d’émotion, comme un petit garçon, quand le maître lui adressait un éloge.

II
Dans son premier recueil de vers, Les Lendemains (1885), Henri de Régnier donne comme but à sa poésie de reproduire, d’immortaliser en lui et hors de lui les instants fugitifs.  Souvenirs ! mais ils ne ressuscitent pas sous sa main tels qu’ils étaient. Le souvenir embellit, purifie, exagère, généralise le passé.

J’ai rêvé que ces vers seraient comme des fleurs
Que fait tourner la main des maîtres ciseleurs
Autour des vases d’or aux savantes ampleurs.(4)

À cette époque l’influence de Mallarmé se fait sentir particulièrement dans le choix des symboles et des formes. On pourrait faire venir de l’Hérodiade de Mallarmé tous les motifs favoris de la poésie du jeune Régnier.

                                   … Ô miroir !
Eau froide par l’ennui dans ton cadre gelée
Que de fois et pendant des heures, désolée
Des songes et cherchant mes souvenirs qui sont
Comme des feuilles sous ta glace au trou profond,
Je m’apparus en toi comme une ombre lointaine.
Mais, horreur ! des soirs, dans ta sévère fontaine,
J’ai de mon rêve épars connu la nudité.(5)

Le double dans le miroir, l’eau sombre des bassins, les feuilles qui tombent la surface des eaux, la lassitude que donnent les rêves, le crépuscule sur des étangs dans la forêt, « la vanité du rêve nu »,(6) ces images se répètent et parcourent la poésie du jeune Régnier.

« Aujourd'hui j'ai vu dans un bassin d'eau tomber des feuilles, une à une. Peut-être ai-je tort d'avoir eu dans ma vie d'autre occupation que ce compte mélancolique de l'heure, feuille à feuille, dans quelque eau morne et circonspecte. […](7) Les feuilles tombent, plus fréquentes ; deux à la fois […]. Un peu de vent qui s'est levé les soupèse délicatement avant de les laisser aller, lasses et inutiles […].Celles qui tombent dans le bassin surnagent, puis, peu à peu, se détrempent, s'alourdissent et s'enfoncent à demi ; celles d'hier sont ainsi ; il y en a d'autres qui errent sous la surface. On les voit à travers la transparence de l'eau glaciale, claire jusqu'au fond qu'écaillent de leur bronze frauduleux les jonchées submergées déjà… […] La lampe brûle dans un angle de la vaste salle aux hautes fenêtres, et je reste le visage à la vitre terne. Je ne vois plus tomber les feuilles mais, maintenant, c'est en moi que je sens quelque chose qui se détache et s'amoncelle lentement. Il me semble que j'entends dans mon silence la chute de mes pensées. Elles tombent de très haut, une à une, en lente effeuillaison, et je les accueille de tout le passé qui est en moi. Leur chute morte et légère ne pèse plus rien de ce qu'elles voulurent vivre. L’orgueil s'effeuille et la gloire se défleurit. » (Manuscrit trouvé dans une armoire)(8)

Tous les poèmes de jeunesse de Régnier se distinguent par cette mélancolie vespérale, lasse et privée d’espoir.

Je n’ai rien
Que trois feuilles d’or et qu’un bâton
De hêtre, je n’ai rien
Qu’un peu de terre à mes talons,
Que l’odeur du soir en mes cheveux,
Que le reflet de la mer en mes yeux,
Car j’ai marché par les chemins
De la forêt et de la grève
Et j’ai coupé la branche au hêtre
Et cueilli en passant à l’automne qui dort
Le bouquet des trois feuilles d’or.

Accepte-les ; elles sont jaunes et douces
Et veinées
De fils de pourpre ;
Elles sentent la gloire et la mort,
Elles tremblèrent au noir vent des destinées ;
Tiens-les un peu dans tes mains douces :
Elles sont légères, et pense
À celui qui frappa à ta porte,
Un soir,
Et qui s’est assis en silence
Et qui reprit en s’en allant
Son bâton noir
Et te laissa ces feuilles d’or,
Couleur de soleil et de mort…
Ouvre tes mains, ferme ta porte
Et laisse-les aller au vent
Qui les emporte !(9)

Tout passe, et dans les parures jaunies d’un superbe automne, le poète sent l’odeur « de la Gloire et de la Mort ». À celle qu’il aime il peut seulement demander de tenir dans ses mains « ces feuilles d’or, couleur de soleil et de mort. » Elle les a laissé aller au gré du vent.
Cette tristesse est caractéristique de la poésie de jeunesse d’Henri de Régnier. Dans ces années-là, il a vu une jeune fille triste dans une barque, sur une rivière sombre, au crépuscule. Il l’appela du doux nom d’Eurydice. D’antiques chagrins vivaient dans la profondeur de ses rêves. Assise dans la barque, elle pleurait. En face d’elle un paon remplissait la barque de sa queue étincelante. Une tristesse immémoriale assombrissait ses yeux, et elle parlait d’une voix antique et vraie, d’une voix basse comme si elle venait de l’autre rive de la rivière, de l’autre rive du Destin.

« C'est moi qui, au bord du fleuve, un soir, ai soulevé, en mes mains pures et pieuses, la tête de l'Aède (10) massacré et qui l'ai portée pendant des jours jusqu'à ce que la fatigue m'arrêtât.
« À la lisière d'un bois pacifique où des paons tout blancs erraient sous l'ombre des arbres, je me suis assise et m'endormis sentant à travers mon sommeil, avec douleur et avec joie, le fardeau du chef sacré qui reposait sur mes genoux.
« Mais au réveil, je vis la tête douloureuse me darder le regard de ses orbites rouges et vides. Les oiseaux cruels qui avaient becqueté les yeux rengorgeaient autour de moi leurs cols souples et lissaient leurs plumes de leur bec sanglant.
« Mon geste eut horreur du sacrilège, et, à mon sursaut, la tête roula parmi les paons effrayés et taciturnes qui rouèrent, épanouissant, à leur insu, l'extraordinaire prodige qu'ils étaient devenus, car leurs plumes portaient, dès lors et à jamais, au lieu de leur blancheur, en ocellures d'imaginaires et vindicatrices pierreries, l'emblème véridique des yeux sacrés dont ils avaient profané le mortel sommeil... » (11)

Et les feuilles d’automne, grâce auxquelles le poète suit la chute du temps, et ces trois feuilles qui conservent le parfum de la Gloire et de la Mort, et cette jeune fille avec la tête d’Orphée, sont les graves symboles d’une unique nostalgie lasse, qu’on pourrait dire antérieure à l’existence : c’est la nostalgie des incarnations imminentes.
Le développement du talent d’Henri de Régnier suit une ligne que caractérisent sa rectitude, sa pureté et sa belle précision. Quand se dissipe l’obscurité pâle qui précède l’aube, apparaît, clair et délicat, le matin. Voici le poème par lequel Régnier ouvre son livre Les Médailles d’argile, qui marque le premier degré de sa maturité artistique :

 

J’ai feint que des Dieux m’aient parlé ;(12)
Celui-là ruisselant d’algues et d’eau,
Cet autre lourd de grappes et de blé,
Cet autre ailé,
Farouche et beau
En sa stature de chair nue,
Et celui-ci toujours voilé,
Cet autre encor
Qui cueille, en chantant, la ciguë
Et la pensée
Et qui noue à son thyrse d’or
Les deux serpents en caducée,
D’autres encor…

Alors j’ai dit : Voici des flûtes et des corbeilles,
Mordez aux fruits ;
Écoutez chanter les abeilles
Et l’humble bruit
De l’osier vert qu’on tresse et des roseaux qu’on coupe.
J’ai dit encor : Écoute,
Écoute,
Il y a quelqu’un derrière l’écho,
Debout parmi la vie universelle,
Et qui porte l’arc double et le double flambeau,
Et qui est nous
Divinement…

Face invisible ! Je j’ai gravée en médailles
D’argent doux comme l’aube pâle,
D’or ardent comme le soleil,
D’airain sombre comme la nuit ;
Il y en a de tout métal,
Qui tintent clair comme la joie,
Qui sonnent lourd comme la gloire,
Comme l’amour, comme la mort ;
Et j’ai fait les plus belles de belle argile
Sèche et fragile.

Une à une, vous les comptiez en souriant,
Et vous disiez : Il est habile ;
Et vous passiez en souriant.(13)

Aucun de vous n’a donc vu
Que mes mains tremblaient de tendresse,
Que tout le grand songe terrestre
Vivait en moi pour vivre en eux
Que je gravais aux métaux pieux,
Mes Dieux,
Et qu’ils étaient le visage vivant
De ce que nous avons senti des roses,
De l’eau, du vent,
De la forêt et de la mer,
De toutes choses
En notre chair,
Et qu’ils sont nous divinement.(14)

 

Ce poème révèle une vision complète du monde et les principes de la méthode poétique. Un être qui tient un arc double et un double flambeau se tient seul au milieu de la vie du monde. C’est lui qui, divinement, est nous-mêmes. L’union de la Mort et d’Éros et leur identification avec la conscience intérieure de notre « moi » sont la clef pour tous les symboles d’Henri de Régnier, qui sont divers, mais ne parlent que d’une chose. C’est le centre d’un cercle qui, dans chacune des œuvres prises isolément, n’est représenté que par un segment. Toutes les « médailles » donnent une image de la « Face invisible », et les plus belles sont celles qui sont faites « d’argile sèche et fragile », parce que dans cette fragilité est cachée une vérité, qui les apparente au caractère passager de tous les phénomènes : « Tout ce qui passe est symbole. » (15)
Cette vision du monde cache une nouvelle frontière dans l’œuvre de Régnier. En feuilletant les Médailles d’argile, nous rencontrons le sonnet « La Prisonnière ».

« Tu m’as fui ; mais j’ai vu tes yeux quand tu m’as fui ;
Je sais ce qu’à la main pèse ta gorge dure
Et le goût, la couleur, la ligne et la courbure
De ton corps disparu que mon désir poursuit.

Tu mets entre nous deux la forêt et la nuit ;
Mais, malgré toi, fidèle à ta beauté parjure,
J’ai médité ta forme éparse en l’ombre obscure
Et je te referai la même. L’aube luit ;

J’y dresserai le bloc debout de ta statue
Pour en remplir l’espace exact où tu fus nue.
Captive en la matière inerte, désormais,

Tu t’y tordras muette et encor furieuse
D’être prise, vivante et morte pour jamais,
Dans la pierre marbrée ou la terre argileuse. »(16)

Telle est la plastique sculpturale des images. Tel est le sévère réalisme dans lequel l’œil ne distingue que la faible dorure des symboles éteints.

 

III
L’œuvre d’Henri de Régnier représente un passage du symbolisme à un nouveau réalisme. Pour nous, qui avons traversé le symbolisme et entrons dans une nouvelle période organique de l’art, ce modèle d’une transformation harmonieuse, rigoureuse et progressive est infiniment important. Dans les romans et les contes d’Andreï Biély, de Kouzmine, de Remizov, d’Alexeï Tolstoï s’ouvre déjà chez nous la voie d’un néo-réalisme et l’exemple d’Henri de Régnier nous aidera à nous orienter.
Ce néo-réalisme, qui provient du symbolisme, ne peut naturellement pas ressembler au réalisme qui provient du sol romantique.
Le romantisme français a été une lutte pour le droit à la passion. L’art romantique s’est condensé dans la passion, peinte dans des formes hyperboliques, avec une musculature michelangélesque. Tout le reste s’est construit en référence à elle. Elle se rencontre à l’état pur dans le théâtre de Hugo et de Dumas. C’est l’exact contraire du classicisme, une réaction en forme d’antithèse. En progressant, le romantisme s’est mis à chercher un fond pour sa progression. Balzac l’a trouvé dans la représentation de la complexité du monde contemporain, de sa vie quotidienne, de ses mœurs, dans le système des rapports sociaux et dans la lourde logique de caractères correctement construits. Le chemin qui mène d’ El Verdugo aux Illusions perdues est le chemin de la mise au point d’un cadre, rien de plus. Ce réalisme, conçu comme un contraste entre la vie quotidienne et la passion, afin de faire ressortir la passion, est plus visible encore que chez Balzac dans les romans de Barbey d’Aurevilly, qui a construit ses caractères de manière plus capricieuse, plus anecdotique.
Chez Mérimée, la passion, enfermée dans la sécheresse des lignes extérieures, se cabre à l’intérieur d’elle-même. Chez Stendhal, la passion est analysée anatomiquement, découpée en émotions fondamentales, formulée avec la précision d’un texte de loi. C’est déjà le fondement du roman psychologique.
Le réalisme de la seconde moitié du dix-neuvième siècle s’est instruit chez Balzac et Stendhal, mais il est fondé sur une lutte interne avec l’idéal de la passion théâtrale du romantisme. Flaubert, en défi à tous ses goûts, s’enferme dans la discipline réaliste de Madame Bovary. Un rêve de décor d’opéra et de gestuelle théâtrale transparaît à travers la rigoureuse archéologie de Salammbô. Précurseurs des esthètes des années quatre-vingt-dix, les Goncourt gaspillent leur style recherché à représenter les dépotoirs de la grande ville, en une parfaite peinture du quotidien ; à la place de la tendance romantique, ils proclament : « Le laid, c’est le beau. » Le romantisme du beau se transforme en une esthétique du touchant, qui fait tant ressembler Germinie Lacerteux à un roman russe. À cause des présupposés conscients de sa méthode naturaliste, Zola a su cacher moins que d’autres son romantisme, tout en déplaçant le mouvement de la passion romantique de l’individu dépersonnalisé vers la foule, la machine et les fonctions élémentaires de la ville.
L’apparition du réalisme sur le sol de l’idée romantique n’est pas une particularité exclusive du romantisme. Tout mouvement artistique qui concentre sa tendance exclusivement d’un seul côté aux dépens des autres réalise par là une transmutation des valeurs et, nous ayant détournés un instant des formes anciennes, a pour résultat final une nouvelle conception harmonique du réalisme.
Le symbolisme a été une réaction idéaliste contre le naturalisme. Maintenant que la lutte pour le drapeau symboliste est finie et qu’est accomplie du point de vue du symbole la transmutation des valeurs artistiques le temps est venu de construire un nouveau réalisme sur la base du symbolisme.
Le nouveau réalisme n’est pas hostile au symbolisme, de même que le réalisme de Flaubert n’était pas hostile au romantisme. C’est plutôt une synthèse qu’une réaction, la prise en compte définitive du bilan de ce principe, et non sa négation.
Le rapport de l’artiste symboliste au monde des réalités est exactement défini par les mots de Goethe :
« Tout ce qui passe est symbole. »
Le symbolisme, définitivement accepté, parce qu’il a franchi les frontières de la lutte littéraire, en vient à tout englober : tout dans le monde est symbole ; les phénomènes ne sont que des signes ; chaque homme est une lettre d’un alphabet encore indéchiffré. Le monde éternel, immuable, auquel accède mystérieusement l’âme de l’artiste, n’a trouvé ici sa représentation que dans des formes en perpétuelle transformation : j’aime l’homme parce qu’il est mortel, car sa condition de mortel est un signe d’immortalité, j’aime l’instant parce qu’il passe sans retour et que par là il témoigne de l’éternité ; j’aime la vie parce que c’est une figure changeante, évanescente, insaisissable de cette éternité qui est cachée en moi ; le chemin pour atteindre à la vérité ne passe que par les réalités fantomatiques du monde.

« Le vrai sage est celui qui fonde sur le sable
Sachant que tout est vain dans le temps éternel
Et que même l’amour n’est guère plus durable
Que le souffle du vent ou la couleur du ciel. »(17)

« Couche-toi sur la grève et prends en tes deux mains,
Pour le laisser couler ensuite, grain à grain,
De ce beau sable blond que le soleil fait d’or ;
Puis, avant de fermer les yeux, contemple encor
La mer harmonieuse et le ciel transparent,
Et, quand tu sentiras, peu à peu, doucement,
Que rien ne pèse plus à tes mains plus légères,
Avant que de nouveau tu rouvres tes paupières,
Songe que notre vie à nous emprunte et mêle
Son sable fugitif à la grève éternelle.(18)

Le symbolisme des symbolistes-décadents inclinait à prendre le caractère d’une image achevée, qui exigeait un déchiffrement. Les symbolistes ont constamment été attirés par un domaine où se construisaient des énigmes et des charades plus ou moins complexes, fondées sur des analogies superficielles. Alors le symbolisme, voisin de l’allégorie, semblait contredire l’idée du réalisme, qui est fondé sur l’analyse et sur l’observation.
Mais, à partir du moment où TOUT CE QUI PASSE fut compris comme un symbole, il ne fut plus possible de jouer avec des énigmes. L’attention de l’artiste se concentra de nouveau sur les figures du monde extérieur, sous lesquelles ne se cachait plus aucun sens exactement défini. Mais le symbolisme donnait à toutes les réalités concrètes de la vie une transparence particulière. Comme à la surface d’une rivière on voit se refléter le ciel, les nuages, les rivages, des arbres, cependant que sous ces images lumineuses et tremblantes apparaît un fond sombre et transparent avec ses cailloux et ses herbes.
Le réalisme était une peinture épaisse, lourde, difficile, avec des couleurs à l’huile. Le néo-réalisme veut rivaliser avec l’aquarelle, qui laisse apparaître le fond lyrique de l’âme.
Le réalisme était essentiellement une « nature morte ».(19) Même le caractère des humains, les réalistes le peignaient avec la manière qui servait aux vieux peintres hollandais, quand, sur d’immenses toiles, ils représentaient des étalages de poissons, d’écrevisses et de légumes. Rendu soigneux des détails, accumulation de petites choses, désir de se cacher derrière l’abondance des objets : voilà les traits du réalisme.
Dans le néo-réalisme, chaque objet a une signification indépendante ; derrière chaque image apparaît le fond de l’âme du poète ; tout ce qui est fortuit est mise en relation non pas avec le canevas logique de l’événement, mais avec un autre plan, où se trouve le centre d’où rayonnent tous les événements ; l’impressionnisme et l’individualisme réaliste fournissent une base et un ton pour cette nouvelle manière de représenter.
Je représente non les phénomènes du monde, mais l’impression que j’en reçois. Mais plus cette impression sera transmise de manière subjective, plus s’exprimera en elle non seulement mon « moi », mais le soubassement cosmique de la conscience de l’homme, celui qui, chez Henri de Régnier, « porte l’arc double et le double flambeau, et qui est nous divinement ».
Voilà comment on passe logiquement de l’impressionnisme au symbolisme : une impression unique parle de la nature intime de notre Moi, et le monde, rendu transparent par la conscience du Moi humain, devient un symbole unique.
« Tout ce qui passe est symbole. » C’est pourquoi il faut aimer dans ce monde justement ce qui passe, et ne chercher que dans l’éphémère l’expression de l’éternel. Rien n’est fortuit ou sans importance. Toute impression peut servir de porte vers l’éternel.

 

IV
« J’étais double en quelque sorte » ; avoue Henri de Régnier, « symboliste et réaliste, aimant à la fois les symboles et les anecdotes, un vers de Mallarmé et une pensée de Chamfort. » (20) Dans sa jeunesse, lorsque dans son œuvre il était encore entièrement symboliste, il était attiré par la littérature d’analyse. Ses livres favoris, ceux qui ont eu une influence décisive sur son œuvre, furent, comme l’indique Paul Léautaud, Les Liaisons dangereuses, La Chartreuse de Parme, La Faustin, Salammbô et Madame Bovary.
L’anecdote, pour laquelle Henri de Régnier avoue éprouver de la sympathie, ne faisait pas partie des procédés du réalisme récent. L’époque inclinait à voir dans l’anecdote quelque chose d’antiartistique.
Cependant la littérature d’analyse des moralistes du XVIIe et du XVIIIe siècles aimait l’anecdote, s’en servait, y puisait ses déductions, la donnait comme illustration de ses propositions, collectionnait les anecdotes comme autant de documents humains. L’anecdote vient de la fable. Elle est entrée dans la littérature à partir de la conversation, où elle était répandue comme du sel et du poivre. L’anecdote est indispensable à quiconque s’occupe de l’analyse des caractères ; l’anecdote, c’est un trait caractéristique, ce qui se distingue du principe général. Le réalisme récent, lié aux tendances générales de la recherche scientifique du XIXe siècle cherchait des lois, décrivait les choses « comme elles sont toujours », et pour cette raison n’avait pas besoin des services de l’anecdote ; elle en discréditait même le concept.
Pour le néo-réalisme, l’anecdote retrouve sa signification. Les artistes commencent à saisir « ce qui passe », ce qui unit le symbolisme à l’impressionnisme. C’est pour cela que l’anecdote est utile, parce qu’elle est un trait, une touche, une impression de la personnalité. L’anecdote est l’un des instruments indispensables de la nouvelle méthode du réalisme.
Nous avons vu qu’Henri de Régnier voulait fixer par le vers les moments fugitifs, imprimer « la Face invisible » dans les fragiles médailles d’argile, empierrer l’espace où se tenait, il y a un instant, la Nymphe dénudée, en un mot, emplir avec la réalité plastique du mot, de la pierre ou de l’argile le vide que laisse après lui l’instant qui a fui sans retour.
Mais cet élan artistique ne peut pas se réaliser. Que reste-t-il du passé ? Certes pas la l’architecture générale des événements que reconstruit après coup l’historien, mais des détails, des minuties, qui restent dans la mémoire et qui n’ont souvent qu’un rapport lointain avec le sens de ce qui s’est passé. Mais c’est en eux qu’il faut chercher ce qui est le plus précieux, « ce lien qui, malgré tout, existe entre les phénomènes », ce tremblement secret de la vie, qui marque le passage d’un phénomène réfracté dans un moment isolé à travers notre champ de conscience.
Le comte Hermocrate, dans le récit qui porte son nom, se dit à lui-même :
« On a pu s'imaginer que, vieillard orgueilleux et ressasseur, je revoyais, avec l'apparat de ma gloire, les faits de son origine, que ma cervelle ruminait des plans de bataille ou des astuces de diplomaties, et quand, sur le sable uni des allées, ma canne traçait des entrelacs et des signes, on croyait respectueusement que ma mémoire de maniaque se distrayait à simuler des ordres de manœuvres ou des chiffres de correspondances. Ah, mon fils, je ne pensais ni aux guerres, ni aux affaires, ni aux princesses fardées dans les kiosques de miroirs. […] Oui, mon fils, des grandes guerres, je ne me souvenais que de tel éclair de soleil sur une épée, d'une petite fleur sous le sabot d'un cheval, d'un frisson, d'un geste çà et là, événements minimes mystérieusement incorporés à mon souvenir ! je me souvenais d'une porte ouverte, d'un froissement de papier, d'un sourire sur une bouche, de la tiédeur d’une peau, de l'odeur d'un bouquet, détails infinitésimaux et qui sont ce que la vie a de rapide, de furtif, de vraiment fait à la mesure de notre néant. »(21)  
Ces mots, empreints de la tristesse qui caractérise le jeune Régnier, donnent une analyse exacte et fidèle de sa mémoire artistique. Le souvenir se montre, pour Régnier, dans une masse de petits détails précis où se mêlent étroitement, indissolublement parfum, couleur et toucher. C’est ce caractère de ses sensations qui définit sa méthode de figuration. Il ne donne pas un tableau continu, mais juste quelques éclairs, quelques points, qui se relient dans l’esprit du lecteur en une harmonie unique, frémissante, en perpétuel transfert. À la base de sa méthode, il place « l’indispensable discontinuité artistique ». Cette discontinuité est purement logique et extérieure, car dans ses profondeurs on suppose toujours un centre unique, à partir duquel et vers lequel se dirigent des rayons qui, à la périphérie visible, n’ont aucune relation entre eux. « Tout n’a de signification que dans la perspective que donne le hasard. » La méthode créée pour la figuration des impressions du monde extérieur prend une force de concentration plus grande encore lorsqu’elle s’applique à dessiner des caractères humains.
« Tout homme à s’expliquer se diminue. On se doit son propre secret. Toute belle vie se compose d’heures isolées. Tout diamant est solitaire et ses facettes ne coïncident à rien d’autre qu’à l’éclat qu’elles irradient […] Rien ne vaut que par la perspective où le hasard dispose les fragments où nous survivons. […] Le Destin s’enveloppe de circonstances qu’il s’approprie. Il y a un choix mystérieux entre le caduc et le durable de nous-mêmes. […] Tout est perspective et épisodes. »(22)
Telle est la base de la méthode qu’utilise Régnier pour peindre des caractères, tel est le sens de cette discontinuité qu’il estime artistiquement nécessaire. La discontinuité est à la base de toutes nos perceptions de la vie, et, transposée dans l’art du mot, elle produit à peu près les mêmes effets que ceux que cherchent les peintres par le principe de la séparation des couleurs. On comprend maintenant quelle importance acquiert l’anecdote pour la représentation des caractères. Rappelons que les Goncourt, authentiques précurseurs du néo-réalisme, sont les seuls, parmi les réalistes de l’époque passée, à s’être largement servis de l’anecdote.

V
Toutes nos citations, qui définissent le style de la vision de Régnier et sa méthode de figuration, nous les avons prises dans son premier livre de prose, La Canne de jaspe. Dans ce livre sont réunis trois cycles de récits, qui représentent trois degrés et déterminent la hauteur du socle sur lequel repose toute l’œuvre de Régnier. Le Trèfle noir est une prose lyrique, que rien ne distingue encore de ses vers.Dans les Contes à soi-même on trouve des récits qui ne sont pas encore libérés des voiles intimes du symbole. Monsieur d’Amercœur, ce sont les premiers surgeons de cette narration, large, libre, à la fois épique et lyrique, qui nous séduit dans ses romans.
Le livreLa Canne de jaspe que composent ces trois cycles distincts est comme une ouverture musicale ou comme un portail symbolique qui conduit à l’ensemble de l’œuvre de Régnier romancier.
Dans les bas-reliefs symboliques, dans les frises et les inscriptions qui ornent le fronton, les corniches et les murs de ce portail, on peut déjà lire les thèmes fondamentaux, les traits et les figures de toutes les œuvres postérieures.
C’est un phénomène rare et peut-être unique dans l’histoire de la littérature : le premier livre de jeunesse renfermait de manière complète tous les leitmotive avec lesquels s’écrira l’œuvre entière d’un poète fécond et divers. Il faut en chercher la cause dans le caractère harmonique du talent de Régnier et dans la précision, la simplicité inhabituelle que présente le développement de sa création. Ce que nous avons appelé « formules » de sa méthode n’est en réalité nullement formule, mais symbole et concentré de ce qui plus tard se dissoudra dans un réalisme large et transparent.
Après La Canne de jaspe  (1897) parut le premier grand roman de Régnier, La Double Maîtresse (1900), qui inaugurait ce roman à la fois intime et historique qu’il a créé, puis précisé dans Le Bon Plaisir (1902) ; mais si Le Bon Plaisir propose encore quelques images historiques : Louis XIV, le maréchal de Manissart,(23) le siège de Dortmund, La Double Maîtresse, comme  Les Rencontres de M. de Bréot (1904) ne donnent à voir que des tableaux de la vie quotidienne, du caractère et des mœurs de la fin du XVIIe et du début du XVIIIe siècles. On dira la même chose des contes recueillis dans Les Amants singuliers ; l’un d’entre eux, La Courte vie de Balthazar Aldramin, Vénitien, est considéré par Régnier lui-même, sur le même plan que les histoires du marquis d’Amercœur, comme un des meilleurs textes qu’il ait écrits.
Le Mariage de minuit, Les Vacances d’un jeune homme sage, Le Passé vivant, La Peur de l’amour, La Flambée, L’Amphisbène : six romans contemporains. Mais le XVIIIe siècle et Venise se profilent sous cette peinture transparente de la vie courante et donnent à toutes les figures et à chaque mot un charme particulier et une profondeur historique.

 

VI
Henri de Régnier n’est ni un peintre de la vie courante, ni un psychologue. C’est un créateur de caractères, des manières d’être, de paysages, d’intérieurs.
Le milieu qu’il décrit est celui de l’ancienne noblesse française, la France aristocratique des châteaux de province, des parcs et des hôtels de style sévère. Le dix-huitième siècle, disions-nous, apparaît sous les masques de la vie quotidienne ; il brille à travers des motifs contemporains. Mais en réalité ce n’est pas le XVIIIe siècle qui est en cause, mais l’ancienne culture de la France, cette beauté intérieure, inaltérable, profondément enracinée, à laquelle tient tout l’art français. C’est nous qui, parce que nous définissons les styles par des indices extérieurs, appelons cela le XVIIIe siècle. Mais pour Henri de Régnier cette âme n’est jamais morte. Le XVIIe avec sa rigueuren est peut-être plus proche que le XVIIIe. Le roman Le Passé vivant est tout entier construit sur l’effet de cette dualité, au-delà de tous les aspects de la vie contemporaine, des automobiles, de l’électricité ; il découvre d’autres couches de l’existence et possède une doublure historique.
En prenant garde à l’époque de l’action, nous avons réparti ses romans en historiques et contemporains. Cette division est purement conventionnelle. Ni dans le ton, ni dans le style des descriptions il n’y a entre eux de différence. La différence est dans les toilettes, dans le décor, dans le cadre de vie. Il possède une telle sûreté d’écriture, une telle puissance de conviction que ses romans historiques, malgré l’exactitude de la documentation, nous paraissent contemporains ; et les romans contemporains ont un caractère d’achèvement et un vrai sentiment de la culture qui en fait des romans historiques.
Dans les romans de Régnier, si l’on met à part Le Bon Plaisir, on ne trouve aucune allusion, aucune référence aux événements politiques ou au découpage traditionnel en périodes. On peut lire tous les romans de Régnier sans apercevoir l’existence de la Révolution, de l’Empire, de la République ; le centre de gravité historique n’est pas dans les événements, mais dans les caractères, tant ils sont pénétrés de cette vie intérieure, intime, de la France, vie sur laquelle ne se reflètent que faiblement les orages politiques.
Le XVIIIe siècle dont nous sentons l’existence chez Régnier est en réalité le fond de toute la culture française, fond qui n’est lié à aucun siècle. Mais l’écrivain a un amour profond pour le siècle de Louis XV et l’Italie du temps de Casanova.
Si l’on cherche des comparaisons ou des analogies (toujours approximatives et inexactes), on aimerait le rapprocher de Tourgueniev. Ils sont unis par le sentiment aristocratique du style, par leur amour pour les vieux nids de gentilshommes,(24) par la limpidité de leur vision de l’existence. Mais si l’on approfondit cette comparaison, on verra qu’elle n’est pas en faveur de Tourgueniev. Cette finesse aristocratique qui lui donne une place à part dans la littérature russe, Tourgueniev l’a apprise des Français. Les traits qu’il a pris dans l’école française, ce sont justement ceux qui on trouvé leur incarnation définitive, la synthèse qui les transfigure, dans la prose de Régnier.
Ce qui chez Henri de Régnier est définitivement achevé grâce à des figures et à des formes si légères et si transparentes que l’on ne sent en-dessous ni l’effort créatif, ni la pression des nombreuses générations qui ont préparé cette fluidité, n’existe chez Tourgueniev que comme l’indication d’une orientation et la promesse de réalisations possibles.
Le réalisme de Tourgueniev, dont la légèreté nous enchante, est malgré tout plus lourd et plus compact que les couleurs tremblantes et fuyantes de Régnier. En même temps il y a chez Régnier une plus grande plénitude de vie, parce que dans toutes ses œuvres est répandue une sensualité fraîche et bien odorante, un vrai sentiment latin de la chair vivante, enamourée. Tourgueniev le Slave ignore ce sentiment, lui qui idéalise la femme dans une rêverie pudique.
Henri de Régnier peut donner des leçons de belle sensualité étrangère à toute honte. Son génie réside dans une merveilleuse harmonie entre les sentiments, les pensées et les images.
Parmi les romanciers français d’aujourd’hui, Henri de Régnier le cède à Anatole France pour l’analyse exacte et mordante du monde contemporain ; à Maurice Barrès, pour le subjectivisme hardi et la mise en valeurs des sentiments ; à Paul Adam, pour l’ampleur épique et l’allure virile des impressions ; mais comme dessinateur de caractères, comme sculpteur de masses humaines, comme créateur d’un paysage lyrique, comme pur et authentique poète du roman contemporain, Henri de Régnier ne se connaît aucun égal.
Dans la décennie actuelle, c’est à Henri de Régnier que revient la première place dans la prose française comme dans la poésie française. C’est un fait acquis, tacitement reconnu par tous ses contemporains.
Sa reconnaissance comme le plus grand écrivain français vivant n’est pas encore devenue lieu commun, mais elle flotte dans l’air. Encore un nouveau livre, encore un remous dans le courant figé de l’opinion publique, et sa tête aristocratique, sa tête lasse, prendra à jamais sa liberté sous le poids de la couronne d’or.

 

VII
Il y a peu, Henri de Régnier a été élu à l’Académie française, au fauteuil de Melchior de Vogué, qui occupait à son tour celui de Nisard.(25) Cette succession n’apparaît pas comme un héritage historique, comme c’était le cas avec l’élection d’Anatole France, qui a, comme on sait, occupé la place de Ferdinand de Lesseps. En réalité, si l’Académie prenait garde aux héritages historiques, il aurait fallu qu’Henri de Régnier succède précisément à Anatole France ; non pas parce qu’il était son héritier en littérature (il n’en est pas question ; Anatole France, semble-t-il, n’aime pas Henri de Régnier comme artiste), mais parce que Régnier pour la génération des symbolistes est comme lui un représentant caractérisé du génie purement latin, sans aucun alliage culturel, ce qu’était Anatole France  pour la génération des Parnassiens. Comme Anatole France parmi les Parnassiens (rappelons qu’il a été le rédacteur des recueils du Parnasse contemporain), Henri de Régnier occupe une des premières places, mais un peu à l’écart des gens de sa génération. Il n’a pas vécu les exagérations, les négations et les affirmations outrées qui distinguaient les héros des premières luttes symbolistes. Symboliste, il est toujours demeuré un « classique », dans le meilleur sens, dans le sens le plus vivant du mot. Il n’a jamais rien fait de douteux dans son œuvre : les écrits de sa première jeunesse sont marqués de la même maturité équilibrée, de la même sagesse claire, que les pages qu’il écrit maintenant alors que son talent est en plein épanouissement. Cette particularité, elle aussi, rapproche Régnier d’ Anatole France.
Mais, en même temps, Régnier et France sont profondément différents. A. France est un artiste de la pensée, qui, dans son scepticisme raffiné a atteint les nuances les plus intimes du lyrisme. Henri de Régnier est tout à fait étranger à la pensée : un lecteur russe qui ne percevrait pas les rythmes intérieurs de la culture latine, en lisant les romans de Régnier, serait troublé par cette absence de pensée : pas un seul aphorisme dans toute l’étendue de ses œuvres. Henri de Régnier ne parle qu’avec des formes, des images et des nuances. Il ne souligne jamais, il n’ajoute aucune explication. Alors qu’A. France est devenu un grand ciseleur d’aphorismes, Régnier est un lyrique de la réalité, si exact et pudique que toute intrusion d’une image dans une formule logique nue lui paraît une impudeur antiartistique. C’est seulement, parfois, dans ses vers, dans son premier livre de prose La Canne de jaspe, que Régnier soulève le masque et use de symboles qui sont visiblement symboliques. Mais il a très vite échappé au symbolisme allégorique naïf de la fin des années quatre-vingt. Les réalités de la vie lui paraissent si transparentes, si subtiles, leur constante variation le frappe à ce point que tout symbole cristallisé lui semble grossier et mort. Régnier n’est pas un symboliste, mais un réaliste élevé à l’école du symbolisme. Sous chaque figure du monde réel, se cache pour lui un symbole, mais non révélé. On aimerait comparer son style à une eau courante, sur la surface de laquelle se reflètent des nuages, des arbres et le ciel bleu, cependant que dans les profondeurs apparaissent des cailloux et des herbes ; l’œil perçoit simultanément la figure du monde extérieur et celle du monde intérieur, mais ne peut à aucun moment les confondre dans une seule impression visuelle. Cette analogie n’est pas vraie seulement pour la poésie de Régnier, mais aussi pour ses romans : sous les formes de la vie contemporaine, il voit se glisser le passé de la France, sous le masque de gens des siècles passé on devine les visages de gens d’aujourd’hui, de la profondeur des vieux parcs sortent des faunes et des centaures, une tristesse est tapie au fond des joies, derrière une joyeuse sensualité se cache une mélancolie, et le charme de Régnier est de distinguer sans confondre, de les aimer pareillement, et de recréer par l’amour les contradictions de la vie, qui ne sont pas résolues et ne peuvent pas l’être, qui sont un peu tragiques et un peu ridicules et toujours marquées par la joie.
Une élégance particulière, toute claire, distingue chaque phrase écrite par Régnier. Tout en lui est simple, clair et limpide. Pas de complications, pas d’intentions cachées. Je ne pense pas que ses romans, en traduction russe, soient jamais appréciés par le public russe. Il a cette joie insouciante de la danse, qui, inévitablement, paraît superficielle et dépourvue de contenu à notre entendement, formé qu’il est par de œuvres qu’alourdit une pensée trop visible. Aucun de ceux qui sont attachés aux classiques allemands n’appréciera ni la belle sensualité de ses images, ni sa perception purement ronsardienne du monde antique. Pour nous, Slaves, comme pour les Allemands, les sommets du génie latin ne sont accessibles que jusqu’à une certaine hauteur ; plus haut, la raréfaction de cet air transparent ne nous donne plus la possibilité d’exister. Alors qu’Anatole France se trouve encore tout entier dans le domaine de notre compréhension, Henri de Régnier le dépasse par certaines cimes.
L’élection d’Henri de Régnier à l’Académie peu après celle de Barrès signifie la victoire morale de la génération des symbolistes. Pour les symbolistes elle s’est produite plus tôt que pour les Parnassiens : quand Heredia a été élu, le premier de sa génération, il y avait longtemps que le Parnasse n’existait plus comme groupe. Le « symbolisme » existe toujours, dans les œuvres et dans la vie.

 

(1) Ce portrait physique reprend plusieurs traits de celui qui ouvre le livre de Paul Léautaud (Henri de Régnier, Paris, E.Sansot, 1906)

(2)Constantin Balmont (1867-1942), une des étoiles de la première génération des symbolistes russes.

(3)Le propos de Volochine rejoint ici le témoignage de Stuart Merrill (voir Patrick Besnier, Henri de Régnier, Paris, Fayard, 2015, p.80)

(4) La traduction est en prose.

(5) Cette fois, Volochine a traduit en vers.

(6) C’est ainsi que, pour des raisons métriques, Volochine a rendu les derniers mots du fragment de Mallarmé.

(7) C'est moi qui ai indiqué les coupures qu’a pratiquées, sans le dire, Volochine

(8) LeManuscrit trouvé dans une armoire figure dans les Contes à soi-même, donc dans La Canne de jaspe (Paris, Mercure de France, 1908), p. 247.

(9) « Odelette II ». « La Corbeille des Heures ». Les Jeux rustiques et divins. Volochine reproduit la disposition des vers libres, mais ne tente pas de rendre les rimes et les assonances.

(10) Volochine précise : « Orphée ».

(11) Ce fragment termine le Manuscrit trouvé dans une armoire. Ed. cit., p. 255

(12) Volochine traduit : « J’ai rêvé que les dieux me parlaient. »

(13) Volochine, dans ces trois vers, remplace le passé par un futur.

(14) « Dédicace », Les Médailles d’argile.

(15) "Alles Vergängliche ist nur ein Gleichnis." Citation du second Faust.

(16) Volochine a traduit ce sonnet en prose.

(17) Ce quatrain, que Volochine traduit en prose, figure, en écriture manuscrite et en fac-similé, sur la page de garde du livre de Jean de Gourmont Henri de Régnier et son œuvre, Paris, Mercure de France, 1906.

(18) « Sur la grève ». Les Médailles d’argile.

(19) En français dans le texte.

(20) Le propos est cité par Paul Léautaud, dans son livre Henri de Régnier, éd. cit., pp.5-6. L’idée est déjà présente, sous une forme plus développée, dans les Cahiers (que Volochine ne connaissait évidemment pas). « En somme, je me sens très nettement double. J’ai, d’une part, le sens d’une sorte de rêverie vague, septentrionale ou thessalienne, des mythes et des mythologies ambiguës. Ce que je goûte le plus fortement de cela, c’est certains vers de Hugo, informes et mixtes, images et allusions. D’autre part, je prends un vif plaisir à ce qu’on appelle l’esprit, au trait, à Chamfort par exemple, mais je suis incapable de rien fixer de cela sur le papier et ma littérature n’est que la moitié de moi-même et strictement sans mélange du tour d’esprit un peu voltairien qui est en moi. » Janvier 1895. Les Cahiers inédits. Paris, 2002, pp. 418-419

(21) « Hermocrate ou le récit qu’on m’a fait de ses funérailles ». La Canne de jaspe. Ed. cit., p. 203 — Dans la traduction de Volochine, la porte est « fermée ».

(22) « Monsieur d’Amercœur ». La Canne de jaspe, pp.18-19. — Les fragments cités ne sont pas donnés dans l’ordre du texte de Régnier.

(23) Volochine semble croire que ce personnage a réellement existé.

(24) On se rappelle que Nid de gentilshommes est le titre d’un roman de Tourgueniev.

(25) Ce chapitre a été ajouté lors de la publication en volume. Entretemps, Régnier avait été élu à l’Académie.