ACTE I

Entrent l’empereur CLAUDE, FELIX, PALLAS et des gardes.

CLAUDE
Qu’il ne reste plus à Rome ni un juif,
ni un chrétien. Qu’ils s’en aillent !

FELIX
Aujourd’hui l’Empire romain
attend une paix éternelle
de ta main toute-puissante ;
tous ces gens l’exaspèrent…

PALLAS
Toute autre loi que la sienne
ne peut que le diviser.

FELIX
Voilà , César, une décision
utile et profitable.

CLAUDE
Alors, Pallas, mon ami,
veille à sa juste exécution.
Que de Rome la victorieuse
sorte toute la nation juive,
qu’en sorte l’arrogant chrétien.
Aujourd’hui à tous deux je déclare la guerre ;
le chrétien est indésirable,
et le juif tout autant,
l’un à cause de son Moïse,
l’autre à cause de son Christ.
Ce Pierre, qui est-ce ?

PALLAS
Le pontife suprême
des chrétiens.

CLAUDE
Depuis qu’il est venu à Rome,
on voit à chaque instant s’accroître ses honneurs.

FELIX
Pendant la troisième année
de ton règne fortuné, il est venu
d’Antioche à Rome.

CLAUDE
Il n’y a rien à faire ;
mais je décide, tout au moins,
que le juif odieux doit disparaître.
Qu’il ne reste plus un juif à Rome !

PALLAS
Je vais satisfaire à ton désir.
(Il sort).

CLAUDE
Eh bien, Félix, comment as-tu passé
le temps de mon absence ?

FELIX
Avec le souci de te voir
comme je te vois .
Je désirais, noble seigneur,
te voir revenir vainqueur
de l’une et l’autre Maurétanie, (2)
comme autre fois de la Bretagne
que ta vaillance a abaissée.
Enfin tout est achevé.

CLAUDE
Sais-tu, Félix, que j’ai regretté
de ne pas voir venir à ma rencontre
Messaline, ma femme :
l’absence toujours fait naître l’oubli.
Quelle pourrait être la raison ?
Tu ne réponds pas ? Tu baisses les yeux ?

FELIX
C’est extrêmement gênant.

CLAUDE
Pourquoi cette timidité, ces soupirs ?
Dis-m’en la triste cause.
Elle est morte et on me l’a caché
peut-être pour m’épargner de la peine.

FELIX
Non, seigneur, mais tiens pour assuré
qu’il serait bien préférable
qu’elle soit morte en ton absence.

CLAUDE
Préférable ? Comment sa mort
peut-elle être pour moi un bien ?

FELIX
Je ne sais comment te le dire.

CLAUDE
Oh, Félix, mon amitié, ta foi, ta loyauté
te font un devoir de parler.

FELIX
Ecoute :
on ne peut se passer des femmes,
si l’on veut que le monde se perpétue ;
elles sont pour l’homme sa vie et son poison,
mal inévitable et bien suprême.
En celles qui sont bonnes
le Ciel a mis tant de bien
que rien ne peut l’égaler,
ni or, ni argent, ni pierres précieuses.
Quand elles sont mauvaises, le Ciel
n’a pas donné aux hommes
de châtiment aussi acerbe, aussi pénible.
Les femmes, invincible Claude,
ont été les bourreaux de notre honneur ;
elles nous offensent en public
par des déclarations scandaleuses.
Mais le Ciel a permis
que les mauvaises le soient au plus haut point
pour que celles qui sont bonnes
soient estimées à leur juste valeur.
Je ne dis pas que la tienne
a eu commerce avec des bêtes
comme on le dit de certaines,
dont elle a fui l’exemple…
Elle n’a pas été comme celle
qui a construit le mur de Babylone
et s’est vilainement unie,
si l’on peut dire, à un cheval…
Elle n’a pas été Pasiphaé de Crète
qui grâce à la sombre machine
de Dédale a joui du taureau
qu’elle préférait à son époux…
Mais tout cela mis à part,
les incestes et les souillures,
les adultères, les sacrilèges
que dans le passé je condamne
n’atteignent pas la vilenie,
l’insolence de ce qu’a fait
en ton absence ta femme ;
c’est une offense épouvantable.
Qu’Hélène abandonne un roi
pour s’en aller à Troie, je ne crois guère
que la Grèce s’en soit émue autant,
car l’amour est une excuse.
Voilà ce qui laisse Rome stupéfaite :
alors que son époux vit toujours,
n’est pas exilé, n’a pas disparu,
sous les yeux de tout le monde 
une femme s’est mariée.
C’est une atteinte au droit du Ciel et de la terre,
à Jupiter dans le Ciel
et sur la terre à Lycurgue.(3)
Au moment où tu soumettais
à nos lois  l’Africain perfide,
alors qu’elle entendait parler
par tes envoyés de tes victoires,
et sachant même que déjà Rome
te préparait ton triomphe,
bien qu’elle ne soit pas de la plèbe,
et, ce qui est le plus insupportable,
bien qu’elle soit impératrice de Rome,
elle a épousé Caius Lucius
que l’on appelle aussi Silius,
pour satisfaire à son infâme envie.(4)
Messaline est mariée :
a-t-on jamais ouï parler,
depuis qu’il y a des femmes,
d’une audace semblable ?
Que l’on se marie par tromperie
après veuvage et deuil,
c’est une chose qui arrive,
et non un miracle dont je douterais.
Mais quand il s’agit d’un empereur,
qui ne le cède qu’à Jupiter,
de quelle Ethiopie barbare
vient cette pernicieuse nouveauté ?
Qu’il soit le plus bel homme
que Rome ait connu, je te l’assure ;
elle pouvait bien en jouir
sans être vue de personne.
Mais aller se marier au temple,
au milieu de toute une foule,
c’est un exploit qui rend honteux
Ciel et mer, terre et abîme.

CLAUDE
Je ne crois pas qu’on ai jamais parlé
de pareille folie ni qu’un homme
ait été offensé comme je le suis,
ni qu’une femme se soit mariée
pendant la vie de son époux.
S’il l’avait répudiée
et que cette union nuptiale
soit achevée et défaite
selon les lois du divorce,
elle aurait quelque excuse.
Oh femmes, oh épouses !
Si vous êtes vertueuses, on dit
que vous êtes la couronne de vos maris,
mais on vous blâme avec raison,
quand vous êtes comme celle-ci.
Messaline est mariée !
Alors que je vis ! Quelle horreur !
Elle imagine peut-être
qu’elle va m’ôter la vie et l’Empire,
et elle songe à se l’attribuer.
On n’en peut douter : c’est cela…
Où est-elle ?

FELIX
Dans son appartement.

CLAUDE
Tue-la.

FELIX
Comment ?

CLAUDE
En secret, va donner son âme aux vents
en lui ouvrant la poitrine.

FELIX
Ne vaut-il pas mieux l’arrêter ?

CLAUDE
Arrête-la, et tue-la, et que Silius
le traître meure avec elle.

FELIX   (à part)
J’y vais ; s’il réfléchit
il va les oublier l’un et l’autre.
Car il a pour elle beaucoup d’amour
et c’est un homme si distrait
qu’il en oublie l’honneur.

(Sort FELIX)

CLAUDE
A-t-on jamais raconté d’une femme
une faute aussi étrange, aussi frappante ?
Ma femme mariée ? C’est une chose
remarquable et prodigieuse.

(Entre PALLAS)

PALLAS
Tes désirs sont satisfaits
et les juifs se préparent
à ce départ contraint.

CLAUDE
Tu es un bon serviteur,
mais, ami Pallas, comment se fait-il
que tu n’aies pas au moins entendu parler
de l’événement le plus important
qui ait affecté mon honneur et ma vie ?

PALLAS
Comment, Seigneur ?

CLAUDE
Dis-moi : es-tu le seul à avoir été
si étranger à Rome ?
La chose a été publique
depuis ce pôle et cet hémisphère
jusqu’au tombeau d’Apollon.(5)
Non, Pallas, ce n’est pas possible…
Sans doute tu m’as caché
cet insupportable déshonneur.

PALLAS
Que veux-tu dire ?

CLAUDE
Tu le savais.

PALLAS
Ce serait impossible, Seigneur,
et je ne vois pas de quoi tu te plains.

CLAUDE
De ma femme.

PALLAS
Noble Seigneur,
tu es loin de ma vérité.
Tu veux que le salaire de Pallas
soit de recevoir le nom de traître.
Que puis-je savoir de ta femme ?

CLAUDE
Dis la vérité.

PALLAS
Si c’est mon devoir que de perdre
le respect que je dois au roi,(6)
je te promets de te la dire.

CLAUDE
Je tiens à la savoir.

PALLAS
Seigneur, ton humeur était
si distraite et si endormie
quand il était question de ton honneur
que beaucoup ont cru
qu’on aurait tort de te dire
que Messaline jusqu’à aujourd’hui
vit avec autant de liberté
qu’une femme de la plèbe.

CLAUDE
Et Rome a pu croire
que j’ignorais tout ?

PALLAS
Non, Seigneur, car le mari
qui fait semblant de ne rien voir
ne donne pas de soi bonne opinion.

CLAUDE
Donc il est raisonnable de la tuer ?

PALLAS
Voilà les distractions qu’on te reproche :
tu es capable, si hier,
tu as ordonné la mort d’un homme
qui était de tes amis,
aujourd’hui de l’envoyer chercher
et de l’inviter à dîner.
On dit donc que tu connaissais
l’outrage et, par conséquent,
que ta vengeance dormait,
car un aveugle pouvait voir
ce que toi tu ne voyais pas.

CLAUDE
Oh ! j’ai été bien malchanceux !
Je me suis marié cinq fois ;
chaque mariage m’a laissé
démarié ou outragé,
mais jamais repenti.
J’ai eu pour femme Emilia Lepida,
puis j’ai été très content
avec Livia Camilla,
mais ce mariage-là
ne m’a retenu que peu de temps.
D’Emilia m’est resté un fils ;
Livia, je n’y ai point goûté,
elle est morte le jour des noces.
C’est Plautina Herculana
qui leur a succédé à toutes deux :
j’en ai eu Drusus, qui est mort.
Après un divorce à l’amiable,
j’ai épousé Elia Petina,
qu’a suivie Messaline ;
ce fut le port après tant d’aventures,
non que j’y aie connu le repos,
mais parce que je suis demeuré libre…

(Entre FELIX)

FELIX
Tes affranchis, sous son dais royal,(7)
ont mis à mort l’adultère qui t’a manqué de foi.

CLAUDE
Tu as agi avec fidélité,
et puisque le temps a revêtu
de neige blanche mes années,
il ne serait pas bon que je tente
une sixième fois ce qui n’est que malheur.
Que Jupiter Très-Saint m’assiste !
si je revenais à l’âge
de ma verte jeunesse disparue,
cette ville ne me verrait pas
éternellement marié !
Et bien que je sois poussière,
j’ai un fils : cela suffit,
car s’il avait l’âge, dès aujourd’hui
il gouvernerait Rome.

FELIX
Sa mère a-t-elle été chaste ?

CLAUDE
J’en doute.
Plus de mariages ! plus d’histoires d’honneur !
car la grandeur ne suffit pas
à excuser le déshonneur.
Oh faible nature !
Il y a des fous pour t’honorer et t’exalter !
Plus de femmes ! qu’un feu violent
me consume si jamais je veux
me retrouver dans ces affres,
si j’engage âme et corps
dans ce labyrinthe obscur.
Puisque j’ai échappé
à ce puissant minotaure,
que l’âge modère mes désirs,
puisqu’aujourd’hui m’a donné la mort
le fil d’or de Thésée !
Mais pour en revenir,
Pallas, à cette nation
que j’ai donné ordre de chasser…
Rome est-elle contente ? Que pense-t-elle ?
Exprime-t-elle de la joie ou de l’ennui ?

PALLAS
Seigneur, ils sont si odieux
depuis que la nation juive
a tué le prophète Christ,(8)
que j’ai vu partout de la satisfaction
et en personne de l’indignation.
Ils ont été annihilés,
persécutés, couverts d’outrages
dans tout l’Empire romain.
Il faut que ce soit un mystère
de nos dieux très saints.

CLAUDE
Donc ce Christ, lui aussi,
a fait partie de nos dieux ;
il serait bon de lui donner sa place parmi eux.

PALLAS
Tu as un ancêtre
qui veut qu’on l’honore.
Et donc, grand César Auguste,
il est juste que pour cette fois
tu laisses les chrétiens rester à Rome ;
beaucoup de nobles Romains sont des leurs.

CLAUDE
Je proclame que je veux qu’ils restent.
Donc que les juifs s’en aillent,
et puisqu’il est temps de dîner,
dites à Messaline que je l’attends.

FELIX
Tu es aveugle ?

CLAUDE
Aveugle ? En quoi ?
Puisque je suis depuis hier
revenu dans ma maison,
est-ce trop demander, Félix,
que la compagnie de ma femme pour dîner ?

FELIX
Alors le châtiment que tu as ordonné
n’était qu’une plaisanterie ?

CLAUDE
Que s’est-il passé ?

FELIX
N’as-tu pas ordonné qu’on la tue
et qu’en même temps on punisse son amant ?

CLAUDE
Elle est morte ?

FELIX
Tu as oublié l’horreur de son infidélité ?
A-t-on jamais ouï parler
d’une telle distraction, d’un pareil manque de mémoire ?

CLAUDE
Eh bien, si elle est morte, ne l’appelle pas ;
elle a expié ses actes infâmes ;
c’était un châtiment du Ciel.
Allons dîner !

FELIX  (à part)
Un oubli pareil, est-ce une invention,
est-ce soumis à la raison ?

(Sort l’Empereur)

PALLAS
Il n’y a pas que son caractère ;
le sceptre lui-même le perturbe…
La confusion de ce règne
l’empêche de réfléchir.

 

(Entre AGRIPPINE et NERON, son fils)

AGRIPPINE
Tu es encore bien jeune,
ta vie vient de commencer,
mais lui, il jouit du repos éternel.
Il faut que je parle à César,
et que je récupère cet héritage.

NERON
C’est une tache sur votre honneur,
et je n’excuse pas cette grave faute,
ma mère, par notre pauvreté.
Une dame veuve comme vous
n’a pas à venir en personne
parler à qui que ce soit
même s’il s’agissait de recevoir
la couronne de cet Empire.
Tout ce que je vous dis et expose
pour mon bien et pour le vôtre,
recevez-le avec approbation,
car vous savez que je l’ai appris
de Sénèque, mon précepteur,
qui est  le plus illustre des Espagnols,
et de plus le personnage le plus digne
que le soleil ait vu dans sa patrie
de Cadix à Barcelone,
et de la Navarre au cap Ferréol.

AGRIPPINE
Tais-toi ; ici sont réunis
les deux pôles, les deux points
entre lesquels se meut cet Empire.

NERON
Et aussi la honte de Rome,
qui a laissé tant de cadavres.
Je ne fais pas bon visage
à ces flatteurs qui de leur main
ont tué un homme qui était
parmi les meilleurs de Rome.

AGRIPPINE
Qui était-ce ?

NERON
Silanus, dont Sénèque
dit beaucoup de bien.(9)

FELIX
C’est la nièce de Claude !

PALLAS
L’autre est son fils !

FELIX
Oh belle Julie Agrippine !

AGRIPPINE
Félix ! Fidèle Pallas !
Je veux vous embrasser.

PALLAS
Toi en un lieu pareil ?

AGRIPPINE
Je viens parler à l’empereur,
mon oncle, et mon fils
vient lui baiser les mains.

PALLAS
Permettez, Néron, que je baise les vôtres.

NERON
Donnez-moi d’abord les vôtres,
Pallas ; c’est plus raisonnable.

PALLAS
Quelle modestie !

FELIX
Quels nobles témoignages
de grandeur et de sagesse !

PALLAS
On voit que vous avez eu un bon maître.

NERON
C’est à vous, selon moi, que ces compliments font honneur ;
c’est vous qui les mériteriez, alors que j’en suis indigne.

FELIX
Celui que vous avez est à nous.(10)

AGRIPPINE
Que fait Claude ?

PALLAS
Il est à table.
Vous êtes venue au bon moment.

AGRIPPINE
Je veux aujourd’hui vous demander
votre appui pour une affaire.

PALLAS
Vous avez dit, Madame : une affaire ?
Je regrette que vous en ayez.
Vous avez un père pour juge,
et ses familiers pour esclaves :
l’issue sera heureuse cette fois.

NERON  (à part)
Je ne vous donne pas deux clous, ma mère,
de ces grossiers adulateurs :
le prince digne de ce nom
tourne le dos à la flatterie
de qui parle trop bien.

AGRIPPINE
Dans mon affaire, j’ai raison
et j’espère donc un prompt succès.(11)
Germanicus était
le frère de Claude et mon père ;
du côté de ma mère,
la noblesse est de même rang.
Domitius Ahenus Neron,
mon époux bien-aimé, est mort,
dont ce garçon que vous voyez
a présentement hérité
le même noble nom.
Je viens parler à mon oncle
d’affaires de patrimoine.

FELIX
Il sera bon qu’il s’en occupe,
il aura plaisir à se divertir
avec quelqu’un qu’il aime bien,
avec quelqu’un de sa famille,
car aujourd’hui il a fait tuer sa femme.

AGRIPPINE
Que Jupiter Très-Saint m’assiste !

NERON
Il faut croire qu’elle l’avait mérité.
Pourquoi tant d’épouvante
là où règnent la raison et le pouvoir ?

PALLAS
Que Néron reste ici ;
entrez avec moi.

NERON
Bien qu’il soit votre oncle,
je suis gêné que vous entriez ainsi.
Vous avez beau être ma mère,
par Mars, je n’ai pas confiance en vous.

AGRIPPINE
Néron, reste avec Félix.

(Sortent AGRIPPINE et PALLAS)

NERON
Volontiers. Il n’y a plus rien
que Rome puisse demander à Jupiter
puisque Claude la supporte sur ses épaules
et qu’il a hérité du nom d’Auguste.
Et même si je n’avais pas été
de sa famille, je l’aurais aimé
à cause de la valeur dont il fait preuve
et parce que vous êtes à ses côtés,
et l’avez toujours dirigé.

FELIX
Si j’étais Sénèque,
je souffrirais vos éloges.
Que vous enseigne-t-il ? A quoi vous pousse-t-il ?

NERON
Il espère me rendre adroit
à manier le grec et le latin.

FELIX
Vous savez déjà ces deux langues ;
vous aurez plus de peine
avec les arts libéraux.

NERON
J’étudie les plus importants ;
et même tous les sept, sauf un.
J’ai aussi pour la musique
une grande inclination.

FELIX
Vous chantez ?

NERON
Facilement, mais pas vraiment bien.

FELIX
Il est pas mauvais qu’on vous apprenne
aussi le maniement des armes.

NERON
J’ai aussi du goût pour la guerre
et j’aime le grand César
pour la valeur qui est en lui.

FELIX
Il a soumis l’Angleterre ;
son courage inspire la terreur.

NERON
Comment a-t-il été élu à Rome ?
Car le peuple a plusieurs manières
de procéder à un choix si juste.

FELIX
Son auguste couronne
domine un libre front.
Caligula était mort
de trente deux coups de poignard ;
on approuvait ce meurtre,
tant il avait été cruel et arrogant
(dans son écritoire on a trouvé
deux grandes listes scellées,
l’une avec un poignard, l’autre avec une épée ;
y étaient inscrits les noms
de nobles Romains
condamnés à mort
sans cause ni délit).
La ville était dans la confusion,
tout le monde imaginait
qu’il faisait semblant d’être mort
pour savoir qui lui était attaché.
Quand sa mort fut certaine,
les consuls ont entrepris
de rendre à la grande Rome
sa liberté passée.
Pour ce faire, avec leurs troupes,
ils se sont emparés du Capitole,
favorisés par ceux qui gardaient le palais.
Mais la populace inconstante,
que ne touchaient qu’assez peu
la cruauté et l’infamie
des césars d’autrefois,
qui trouvait son plaisir aux fêtes
qu’on faisait de divers côtés
et aux distributions
de pièces d’or et d’argent,
demandait à grands cris un césar
et, espérant les mêmes avantages,
la féroce gent de guerre
demandait au Sénat un monarque.
La populace à Rome, les cohortes
stationnées autour de Rome
faisaient que les consuls
craignaient pour la patrie.
Claude, cependant, qui était
l’oncle de Caligula, ne savait
où dissimuler sa personne
au milieu de l’effroyable tuerie.
A la fin, saisi d’une peur honteuse,
il s’est caché au coin d’un escalier
mais de manière que ses pieds
étaient toujours visibles dans la salle.
Etrange histoire, bien digne
qu’à partir de Rome le bruit
en coure de l’Europe à l’Inde
et de l’Afrique à l’Asie !
Car un soldat a vu ces pieds
qui dépassaient au coin du mur,
et il a tiré dessus pour voir
à qui appartenaient ces pieds.
Claude s’est jeté à ceux du soldat
essayant d’écarter son épée ;
mais l’autre, à pleine voix,
l’a appelé « empereur Claude».
Ses compagnons ont fait de même
et l’ont emporté au Camp
sur leurs épaules en grand cortège ;
là il a été acclamé.
Quand le Sénat l’a su,
on l’a fait menacer par les tribuns ;(12)
Claude, terrifié, a répondu
que les soldats s’occupaient de lui.
Hérode Agrippa se trouvait
juste à ce moment-là à Rome, (13)
le petit-fils de celui qui à cause de Christ,
a fait tuer les petits enfants ; (14)
à Claude, qui allait se soumettre,
il inspira courage et constance
en lui suggérant tout au moins
d’attendre jusqu’au lendemain.
Claude passa la nuit à hésiter
entre la crainte et l’espoir,
si bien que le Sénat
craignit que n’arrive un malheur.
Finalement tout le monde se soumit à lui
et celui qui ne trouvait sur terre
par le moindre coin où se cacher
est aujourd’hui seigneur de l’univers.

NERON
Rare événement !

FELIX
Terrifiant !
Mais Pallas revient.

NERON
Et seul…

(Entre PALLAS)

PALLAS
C’est un grand bonheur pour Rome ;
on en parlera à jamais
d’ici à l’autre pôle.

FELIX
Que s’est-il passé ?

PALLAS
D’abord Néron me doit un cadeau
pour cette bonne nouvelle.

NERON
Je compte bien te le faire, Pallas,
surtout s’il s’agit de notre affaire.

PALLAS
C’est l’affaire de tout un monde.
Ta mère, Julie Agrippine,
est désormais la femme de Claude.

NERON
Mais c’est sa nièce !
Les lois divines et humaines
rendent la chose impossible à Rome.

PALLAS
Il est vrai que, chez les Romains
elle est interdite même au Roi ;
mais, pour pouvoir joindre leurs mains,
il vient de faire une loi
qui marie même un frère et une sœur.

NERON
Qu’il vive mille ans ! Amen !
Dis qu’on te donne en cadeau,
si pauvre soit-il, tout mon héritage.

PALLAS
Entre si tu veux
les féliciter pour leur mariage.

(Sort NERON)

FELIX
Comment cela s’est-il produit ?
J’en suis tout ébahi.

PALLAS
Le vin et l’amour  l’ont vaincu ;
l’un est boisson, l’autre poison.

FELIX
N’a-t-il pas condamné à toute outrance
le mariage et ses serments,
après la leçon qu’il a reçue ?

PALLAS
Justement, un homme a-t-il jamais
été plus proche du mariage ?

FELIX
Qu’a-t-il trouvé en Agrippine ?

PALLAS
Sa beauté, son honnêteté, sa douceur…

FELIX
Là-dessus il a raison ;
avec sa sagesse,
elle attendrirait une pierre.

PALLAS
Et c’est par là qu’on peut l’excuser,
bien qu’il ait tort, étant donné
les malheurs qu’il a eux avec les femmes,
de se marier, Félix,
quand l’âge l’en dispenserait.
Pour ce qui est de sa succession,
il a un fils, bien jeune, il est vrai.

FELIX
Cet amour, cette fantaisie
sont des flammes qui annoncent
la fin de son règne.

PALLAS
Viens voir les jeunes mariés
siéger dans leur chambre nuptiale.

FELIX
Ils auront l’air, cette fois,
de réunir jeunesse et vieillesse ;
c’est l’étreinte de l’oiseau et du rémora.

(Ils sortent)

OTHON
L’Espagne est-elle si belle ?

SENEQUE
Elle est merveilleuse, c’est sans doute
le plus beau pays de l’Europe.
Son ciel clément est la douceur même,
et ce n’est pas parce que j’y suis né,
Othon, que je te la vante, car sans doute
si j’étais étranger je parlerais de même.
Ses habitants sont vaillants, sages et subtils,
(la subtilité espagnole est bien connue),
mais constants et suivent toujours leur idée.
Elle n’a pas le grand aspect de l’Italie,
mais elle a des beautés qui la font briller
dans son âpre et féconde étendue.
Les hommes sont moins adonnés aux lettres
qu’aux armes, car celles de Rome
brillent toujours, nues, sur leurs têtes.
Le mont Orospeda la domine,
et le Jubalda n’a de cesse
qu’il n’ait atteint les sables blancs de la mer. (15)
C’est une terre fertile, qui jamais ne se lasse
de donner de quoi manger, de l’argent, de l’or,
plus particulièrement aux lieux 
où près des Pyrénées l’eau se fait moins violente.
On y voit des rivières qui portent un trésor
parmi les galets de jaspes différents
et des montagnes plus célèbres que le Pélore.(16)
De Ilerda à Doris, de Hispalis à Caspe, (17)
il y a des choses prodigieuses et des richesses
comme n’en a pas vu l’Hydaspe indien.(18)

OTHON
Est-il possible que, dans un milieu si âpre,
l’Espagne produise tant de choses remarquables,
à commencer par toi, qui commences à lui faire honneur ?

SENEQUE
Parmi les villes les plus célèbres
je te vanterai Cordoue, où je suis né,
étant entendu que  beaucoup d’autres
sont extrêmement belles.

OTHON
O Sénèque, il suffit à cette ville
que tu sois de ses enfants.

SENEQUE
Ne me donne pas tant d’honneurs,
car c’est aussi la patrie de Lucain,
dont les vers et la « fureur » m’épouvantent, (19)
car c’est ainsi qu’Aristote appelle les vers,
quand Homère dit « Muse » et Virgile « chant ».(20)

OTHON
Ce sont des vers âpres, graves et bien limés,
que les vers de Lucain. J’estime aussi ta prose.

SENEQUE
Othon, nos styles sont divers,
mais si j’ai trop à cœur de louer Cordoue,
qu’on mette à mon crédit que c’est ma patrie.
O le Bétis fécond, bordé d’oliviers ! (21)
Il n’est pas si fertile à sa source,
mais couronne ma patrie de rameaux d’olivier
comme la mer couvre sa plage d’algues et de sable.

OTHON
Parle-moi des chevaux, je te prie.

SENEQUE
Que veux-tu que je te dise ? Ils vont plus vite que le vent.
Mais, Othon, puisque tu es familier de Domitius, (22)
songe à ce que peuvent faire les temps :
tu vas partir comme gouverneur en Espagne
ou l’astrologie n’est qu’une fable. (23)

OTHON
Le sais-tu par science réelle ?

SENEQUE
Si, comme je te le dis, ne mentent
ni les vicissitudes du ciel, ni les lumières
qu’adore et accompagne le clair soleil,
lampe de notre sol.

 (Entre PALLAS)

PALLAS
Je venais te chercher.

SENEQUE
O grand Pallas !

PALLAS
Ton Domitius Néron, ton fils et ton disciple,
m’envoie te dire que tu lui fasses honneur
dans ce lieu qu’il occupe pour te faire honneur.

SENEQUE
De quelle manière ?

PALLAS
La belle Agrippine est déjà
l’épouse de l’empereur.

SENEQUE
Oh ciel !

OTHON
Julie Agrippine est la femme de Claude ?

PALLAS
Déjà descendent de l’illustre Capitole
pour donner à la ville son plaisir,
Claude, Agrippine, le petit garçon
(tout ce qui lui reste de Messaline),
et Domitius Néron.

OTHON
C’est un beau mariage.

SENEQUE
Et déjà la fête met Rome en émoi.

(Fanfares. Entrent CLAUDE, FELIX, AGRIPPINE, GERMANICUS, enfant, (24) NERON, OCTAVIE et gardes.)

 

CLAUDE
Je crois que Rome se réjouit
de nous voir, chère épouse,
car elle est à la fois ma mère et ma belle-mère,
bien qu’aujourd’hui le laurier
ne se pose pas sur des cheveux noirs.
Mais blanche et neigeuse comme elle est,
telle que nous voyons parfois le mont Caelius,
d’Agrippine laurée
elle nous montre non le givre,
mais le sommet doré.
Et comme après l’hiver
l’arbre se voit couvert d’émaux divers
puisque revient la course éternelle
du rejeton haut en couleur
et du tendre rameau vert,
ainsi ayant retrouvé ma verdeur
je vivrai de nouveau
comme un lierre fixé à ce mur.

FELIX
Ce fut pour le bien de Rome.

PALLAS
C’est pour le bien de Rome.

OTHON
Rome t’en félicite.

AGRIPPINE
Qui y trouve son bien
quel compliment nous fera-t-il ?

CLAUDE
L’embrassade que me procure
le bien de ce compliment.

AGRIPPINE
Il est donc temps aujourd’hui,
Seigneur, d’implorer quelque faveur.

CLAUDE
J’attends avec joie la demande.
Tu peux disposer de tout,
tout est à toi, et je suis à toi.

AGRIPPINE
Bien que tu aies de Messaline
un fils, qui est Germanicus,
tu as tort d’envisager
de lui transmettre l’Empire…

CLAUDE
Continue, Agrippine, qu’est-ce qui t’arrête ?

AGRIPPINE
Tu l’as fait tuer pour adultère.
Comment peux-tu être sûr
qu’il est ton fils ?

CLAUDE
Parle.

AGRIPPINE
Je continue…

CLAUDE
Pourquoi hésiter ?

AGRIPPINE
Je voudrais avec toi,
Seigneur, faire un accord.
Octavie, qui est déjà femme,
est née au début, quand Messaline
était vertueuse, et il est possible…

CLAUDE
Parle, Agrippine, sans gêne.

AGRIPPINE
Alors écoute ce qu’il faut faire.

CLAUDE
Dis-le.

AGRIPPINE
Adopte mon Domitius Néron,
fais-en ton fils,
marie-le avec ta fille, pour que, grâce à cette union,
ils règnent sur Rome l’un et l’autre :
c’est ton sang et aussi le mien
qui jouiront de ton Empire.

GERMANICUS
Dis : si je suis légitime,
c’est moi qui suis le premier.

CLAUDE
Gamin, vous osez parler ?

FELIX
Tais-toi, Germanicus, prends garde ;
il pourrait te faire tuer.

AGRIPPINE
Il est brave, ce gamin !

NERON
Brave et vaillant !

GERMANICUS
Si je dois ne pas régner,
je veux parler : donnez-moi la mort.

CLAUDE
Qu’on l’emmène !

FELIX
Marche !

CLAUDE
Je te réponds, Julie Agrippine :
je réalise cette adoption
et je fais de Néron mon fils.

PALLAS
Quel amour généreux !

FELIX
Il déraisonne.

CLAUDE
Jusqu’ici il s’est appelé
Domitius Néron ; que désormais
il porte, d’après moi, le nom de Néron Claude.

AGRIPPINE
Tu accomplis tout ce que j’attendais de toi.

NERON
Permets-moi, grand Seigneur, de te baiser les pieds.

CLAUDE
Embrasse Octavie, car aujourd’hui
tu es mon successeur.

NERON
Votre grande valeur ne peut pas s’offenser
de mon trop grand amour ;
donnez-moi, Madame, votre main à baiser.

OCTAVIE
C’est moi qui y gagne, Néron.

CLAUDE
Qu’on publie la chose dans tout Rome
et nous, allons tous ensemble
au temple de Janus.

(Tous sortent, sauf SENEQUE et OTHON.)

OTHON
Admirable force d’amour !

SENEQUE
C’est de la folie,
de la violence barbare.

OTHON
Il suffit que de son fils adoptif
il veuille faire un emprereur.

SENEQUE
Alors, Othon, avec ta permission,
bien que je ne pratique pas la pronostication (25)
(ma science me permet d’en faire
mais je pense que c’est contraire
à la rectitude morale)
je veux dresser un horoscope
pour savoir si Néron
va se voir en si haute posture
étant donné l’époque et le moment
où Julia  a lancé son entreprise.
Le grand amour et la sollicitude
que j’ai pour ce jeune homme,
puisqu’en effet je l’ai élevé,
font que je m’attache à lui
plus que si je l’avais engendré.

(Sort SENEQUE)

OTHON
Que Jupiter t’accompagne
et qu’il se montre favorable
pour autant qu’il est planète ;
que son influence et ses promesses
triomphe de Saturne l’ennemi.
Le caractère de Néron,
son esprit, son intelligence,
sa sagesse et sa modération
prouvent avec évidence
qu’il est d’une haute valeur.
Somme toute, un homme instruit
par un sage, le plus expert
en philosophie morale
que connaissent en ce jour
le Sénat grec (26) et le Sénat romain,
il ne se peut pas qu’il ne soit
le plus digne d’occuper
une place si haute,
bien que, gardant un silence modeste,
il ne montre pas qu’il la désire. 

(Il sort. Entrent, avec tambours, drapeaux et soldats, VOLOGESE, roi, et DARDANIUS, son frère.)

VOLOGESE
Nous avons juré d’être sujets des Romains,
de ce cruel Empire ; désormais, je romps ce serment.
Du haut de Rome ils veulent garder en main
ce que je réclame par les armes.
Que leurs césars tyranniques cessent,
puisque je ressuscite la valeur arménienne,
d’exiger un tribu, de nous imposer comme rois
leurs consuls barbares et leurs lois.
Je suis roi des Parthes, et je peux
mettre en campagne une armée aussi forte,
sans éprouver pour les aigles la crainte
qui tient aujourd’hui l’Espagne en sujétion.
Donc malgré Rome et son tyran,
je veux faire mon frère roi d’Arménie,
sur un empire aussi grand que celui
que Rome possède sur la mer qui baigne l’occident ;
Qu’ils viennent ici avec leurs armes et leurs enseignes
à moins que je n’aille, moi, d’abord là-bas.
Que leurs escadrons offensent notre soleil,
l’acier imitant ses rayons :
déjà les Horaces et les Scipions,
tout ce qui reste de Romulus leur augure,
ont disparu sous les coups du temps rapide
qui ose s’attaquer à la valeur de Jupiter lui-même
Que Rome possède sur la mer qui baigne l’occident ;
Qu’ils viennent ici avec leurs armes et leurs enseignes
A moins que je n’aille, moi, d’abord là-bas.

 

DARDANIUS
Traverse, illustre frère, l’Asie et va
jusqu’au père de Romulus le divin,
là où il baigne les champs de la louve
avec son cours rapide et cristallin. (27)
Gagne les sept collines et déploie
sur le Caelius, l’Esquilin, l’Aventin,
le rouge taffetas de tes drapeaux ;
étonne les nations étrangères.
Pourquoi nos nuques devraient-elle souffrir
l’affreux joug de ce peuple
rempli de couleurs rhétoriques
plus que de valeur guerrière ?
Car si tu ne fais pas ce que tu dis,
notre tête jamais n’échappera au joug
et la tienne ne sera pas couronnée
de la plante qu’a aimée le soleil.(28)

VOLOGESE
Dans cet esprit fais sonner l’alarme
et marche sur la misérable Rome.
Mets à la bouche le métal guerrier
et heurte le parchemin de la baguette.
Que ce peuple fou s’humilie, cette fois
en apprenant que mon armée est en marche
au soleil par la plaine, ou sous le givre.

DARDANIUS
Mars marche contre Rome !

VOLOGESE
Battez, tambours !

DARDANIUS
En marche !

(Entrent SENEQUE et AGRIPPINE.)

AGRIPPINE
Sénèque, que dis-tu ?

SENEQUE
Je dis, si l’astrologie est science sûre,
que Ta Majesté va échouer
si Elle me demande conseil.
Car, l’horoscope dressé,
il apparaît que si Néron
est empereur, ses fautes le conduiront
à te donner une mort cruelle.
Et je ne me suis pas fié
à moi seul pour te le dire,
j’ai posé la même question
à un astrologue mon ami.
Il a dit : « Son père a tort,
Claude, dans cette adoption,
car si Néron est roi,
il va tuer sa mère. »
Je pense que tu peux te fier à moi
pour ce qui est d’aimer Néron,
mais s’il doit un jour te tuer,
il vaut mieux que tu ne le fasses pas hériter.

AGRIPPINE
J’ai peur de toi, Sénèque ;
tu donnes de l’autorité à la généthliaque (29)
s’il est vrai que tu la saches et l’enseignes si bien.
Cette science est une absurdité ;
et même si ce n’était pas une erreur,
puissé-je avoir un fils empereur ;
je serais ravie qu’il me tue.
Il ne serait pas bien que parce que je voudrais
vivre, je ne le laisse pas
accéder au pouvoir suprême.
Va-t’en et dis-lui qu’il vienne ici.

SENEQUE
J’y vais.

AGRIPPINE
Dis-le-lui en secret.

SENEQUE
Voici l’effet de la cause !
Ah Rome, malheur à toi !

(Sort SENEQUE)

AGRIPPINE
Sémiramis n’aurait pas tué Ninus,
le fils en courroux n’aurait pas été matricide,
Romulus n’aurait pas ôté la vie
à son frère brutal qui avait franchi le chemin,

Si imiter le divin Jupiter
qui fut l’assassin de son père Saturne
n’était pas une excuse illustre
pour me pousser à régner moi aussi.

L’amour pour les enfants est si tendre
que, pour leur bien, personne ne considère
si ce qu’il prend est poison ou antidote.

Je veux mourir et lui laisser l’Empire
pourvu que j’entende en mourant ces paroles :
« Claude Néron, empereur de Rome ! »

(Entre NERON)

NERON
J’apporte avec moi le poison
si c’est pour cela que tu m’appelles.

AGRIPPINE
Je veux voir aujourd’hui si tu m’aimes.
Aujourd’hui tu verras si je t’aime.

NERON
Comment faut-il s’y prendre
pour tuer mon père ?

AGRIPPINE
Si tu devais dire « tuer ma mère »
que le Ciel t’ôte l’Empire.

NERON
Il n’est pas possible qu’on lui donne
le poison dans sa nourriture.

AGRIPPINE
Et dans sa boisson ?

NERON
Pas davantage.
On goûte aussi sa boisson.

AGRIPPINE
Alors écoute… Ce glouton
met sa bouche à l’épreuve
en se forçant à vomir ;
c’est une invention ignoble.
à cette fin il s’enfonce
une plume dans le gosier
et de ce ventre aveugle
fait jaillir nourriture et boisson.
C’est sur cette plume que nous mettrons
le poison.

NERON
Madame, on devrait vous donner le prix
pour ces inventions extraordinaires.
Que de beauté ! que de subtilité !

AGRIPPINE
Entre donc, Néron, et qu’il meure !
Et je ferai que Rome veuille,
mal gré qu’elle en ait, de Néron.

(Elle sort.)

(Entrent PALLAS, FELIX et OTHON.)

PALLAS
Le spectacle sur le lac a été fort beau
et la naumachie merveilleuse.

OTHON
On est venu de toute l’Italie pour la voir
tant il a été bruit de cette bataille et de ce théâtre
qui mettait cinquante galères aux prises

FELIX
Il n’est pas juste qu’on puisse parler de théâtre
quand il y a eu des vainqueurs et des vaincus
et qu’on luttait pour sa liberté.

OTHON
Claude a fait de belles fêtes pour Julie.

FELIX
Pour tout dire elles étaient dignes d’un empereur romain.

OTHON
Rome jamais n’en a vu de pareilles.
Grand est pour elle son amour.

PALLAS
Il n’a aimé aucune femme
comme il aime Agrippine.

FELIX
Elle n’a jamais rien demandé
qu’il lui ait refusé.

OTHON
C’est le vieil époux d’une jeune femme florissante ;
il lui fait des cadeaux parce qu’il ne la comble pas.

FELIX
Est-il si grand, l’amour des hommes vieux ?

OTHON
Les jeunes gens, Félix, les vrais jeunes gens que nous sommes
savourent avec passion et plaisir
le vert printemps de leurs années
sans croire aux désillusions humaines ;
les jeunes gens que nous sommes traversent
parmi les fleurs les lieux qu’ont traversés leurs anciens ;
les jeunes gens que nous sommes pensent que la vie
est une chose qui ne finit jamais ;
trompés par le temps et satisfaits
parce que, grâce à notre âge, à nos goûts, à nos mérites
nous serons admis partout où nous voudrons,
nous n’éprouvons pas un amour aussi vrai.
Mais un homme qui a déjà passé
les jours meilleurs de sa vie et qui entre dans la nuit,
celui qui voit la barbe blanche envahir
ses poils rouges comme l’or
et les dents d’autrui peupler sa bouche déserte,
celui-là aime : il s’empresse, jour et nuit il est aux petits soins.

(Entre AGRIPPINE)

AGRIPPINE
Que le Ciel vous garde, lumière, honneur et gloire
de l’Empire romain, colonnes
qui soutiennent sa sublime structure !

PALLAS
O, belle Julie ! O belle impératrice ,
digne de régner sur des mondes infinis,
s’il est vrai qu’est un univers tout grand homme,
comme se l’imaginent les petites gens.

AGRIPPINE
Tu fais le flatteur avec moi, étrange Pallas,
Pallas bien né, et d’ancienne noblesse ?

FELIX
Je veux répondre à sa place, Madame.
Pallas n’est pas le seul ; Rome
tout entière, peuple et noblesse,
plèbe, patriciens, chevaliers,
préteurs, tribuns et consuls,
cohortes urbaines et prétoriennes,
tous adorent le nom qui est le tien.

AGRIPPINE
Si c’était vrai, vaillant Félix,
Félix de noble sang, je pourrais
vivre, sûre que, à la mort de Claude,
ils tiendraient sa promesse et son serment
de confier l’Empire romain
à mon fils Néron.

OTHON
Belle Agrippine,
tu en doutes ? C’est un outrage
à ta beauté, à ton sang, à ton esprit, à ton mérite
et à la valeur de Néron qui a reçu
de Rome entière la promesse de l’Empire.

AGRIPPINE
Noble Othon, toi qui es digne par tes armes
de mille couronnes civiques, laurées,
murales, castrenses, obsidionales, (30)
si mon Néron règne, tout cet Empire
vous appartiendra sans doute à tous les trois :
gouvernez-le ensemble.

OTHON
Que ce jour vienne au plus vite !

PALLAS
Que Mars le veuille !

FELIX
Que Jupiter l’ordonne !

AGRIPPINE
Puis-je me fier à vous tous ?

PALLAS
Tu le peux.

AGRIPPINE
Alors sachez, nobles Romains,
que Claude est mort.

PALLAS
Que le grand Jupiter m’assiste !

AGRIPPINE
Il est dans ma chambre sur mon estrade.(31)

OTHON
Alors quelle est ton attente ?

AGRIPPINE
Savoir votre intention.

FELIX
Celle que nous avons dite.
C’est celle de Rome et la nôtre.

(Entre NERON.)

AGRIPPINE
Néron !

NERON
Madame…

AGRIPPINE
Viens voir tes amis.

NERON
Laissez-moi vous embrasser
puisque je suis votre créature.

OTHON
O grand Néron ! O empereur romain !

PALLAS
O grand César Auguste ! ô miracle !

FELIX
O bienheureux père de la patrie.

OTHON
Qu’attendons-nous pour le porter
en triomphe sur nos épaules ?

FELIX
Que Rome le contemple et vive qui l’aimera !

PALLAS
Et meure qui détestera son nom !

NERON
Voyez en moi non un roi mais un ami :
moi, je vous considère tous comme mes pères.

FELIX
Allons !

PALLAS
Néron, César Auguste ! Néron vainqueur !

FELIX
Que Néron prenne possession du monde !

OTHON
Néron, invincible empereur de Rome !

 

(Ils l’emportent sur leurs épaules, et sortent, au son des fanfares.)

 

 

Fin de la première journée.

 

 

 

 

NOTES.

(1) La phrase de Suétone sur laquelle s’appuie Lope n’est pas vraiment claire. Claude a chassé de Rome les Juifs, « Iudaeos impulsore Chresto assidue tumultuantes ». Mais qui est ce « Chrestos » sous « l’impulsion » duquel ils se seraient livrés à un « tumulte assidu » ? S’agit-il du Christ ? Suétone a-t-il fait une erreur de chronologie et, accessoirement, confondu juifs et chrétiens ? S’agit-il d’un autre personnage dont nous ne savons rien ? Lope arrange les choses comme il peut : il est bien question des chrétiens, mais, finalement, Claude, on ne sait pourquoi, renonce à les poursuivre et ne chasse que les juifs.
(2) Claude n’est jamais allé en Afrique du Nord, que les Anciens appelaient tout entière Maurétanie. Le voyage auquel il est ici fait allusion ne l’a conduit que jusqu’à Ostie.
(3) Lycurgue, législateur de Sparte, pris ici comme symbole de tout le droit humain.
(4) Né en 15 ou 16. Consul désigné en 47. Il a peut-être imaginé que ce mariage extravagant le conduirait à devenir empereur.
(5) L’extrême ouest, où se couche Apollon, c’est-à-dire le soleil.
(6) Le mot « roi » est interdit à Rome depuis très longtemps, depuis la chute de Tarquin, pour être précis (509 avant notre ère) ; aucun empereur n’a osé se faire appeler « roi ». Mais Lope n’en a cure.
(7) Littéralement : sur son estrade royale. « Estrado » est en espanol la partie surélevée du salon où les dames s’installent pour recevoir.
(8)On peut douter que le peuple de Rome ait épousé les préjugés des théologiens classiques.
(9)Le personnage apparaît, en arrière-plan, dans le Britannicus de Racine. Il a failli jouer un grand rôle ; il aurait pu prétendre à la succession de Claude. Agrippine y a mis bon ordre.
(10) Littéralement : Je reçois comme vôtre cet honneur que vient donner à celui ne l’a pas celui qui l’a. — On peut comprendre : Je considère comme un honneur pour vous ( comme un honneur qui vous appartient et vous met en lumière) l’honneur que vous me faites (en multipliant les compliments) alors que je n’ai pas d’honneur (je ne mérite pas ces compliments) et que vous en avez (vous êtes tout à fait dignes d’estime).
La réponse n’est pas moins alambiquée : Celui que vous avez est nôtre. On peut comprendre : Au contraire, nous ne sommes estimables que parce que nous reconnaissons vos bonnes qualités. Votre éclat rejaillit sur nous.
(11) Le terme espagnol : « expediente » peut suggérer que l’affaire sera réglée sans procès, ou tout au moins sans procédure contradictoire.
(12) Les tribuns de la plèbe, dit Suétone, dont le récit est constamment présent derrière cette tirade.
(13) « Agrippa se trouvait alors à Rome ; le hasard voulut qu'il fût mandé et appelé en consultation à la fois par le Sénat et par Claude, qui l'invita dans son camp ; les deux partis sollicitaient son aide dans ce besoin pressant. Agrippa, quand il vit celui qui par sa puissance était déjà César, passa au parti de Claude. » Flavius Josèphe. Guerre des juifs. Livre II, chapitre XI. (Oeuvres complètes trad. en français sous la dir. de Théodore Reinach,.... trad. de René Harmand,... ; révisée et annotée par S. Reinach et J. Weill E. Leroux, 1900-1932. Publications de la Société des études juives. http://remacle.org/bloodwolf/historiens/Flajose/intro.htm. Texte numérisé et mis en page par François-Dominique Fournier.)
(14)Les Saints Innocents de la tradition chrétienne. Voir l’Evangile selon Saint Luc.
(15)Les deux noms figurent dans Strabon ; ils y désignent deux chaînes de montagnes, l’une qui descend des Pyrénées vers l’Andalousie, l’autre qui, parallèle aux Pyrénées, court vers la Galice.

(16) Promontoire de Sicile.
(17) Ilerda est l’actuelle Lérida, Hispalis l’actuelle Séville.
(18) Affluent de l’Indus.
(19)Lucain, poète épique, auteur de La Pharsale, est le neveu de Sénèque.


(20)Le mot « furor » apparaît en effet dès le huitième vers de la Pharsale, (« quis furor, o ciues, quae tanta licentia ferri? ») comme le mot « Muse » au premier vers de l’Odyssée, et le verbe « chanter » au premier vers de l’Enéide. De là à faire de ces trois mots des synonymes, ou à identifier « fureur » et « poème », il y a une certaine distance, que le texte franchit allègrement. Quant à la présence chez Aristote d’une théorie de la « fureur », elle demeure problématique. N’y a-t-il pas confusion avec la théorie des quatre fureurs, dont la fureur poétique, dans le Phèdre de Platon ?


(21) Le Bétis est le Guadalquivir.
(22) Domitius est Néron. Le texte espagnol porte, sans doute par erreur, « Dionisio », qui est inintelligible. Le nom Domitius apparaît un peu plus bas.
(23) Littéralement : ce sont «  les astres » qui sont « une fable ». Savant en toutes sciences, Sénèque, aux yeux de Lope et de ses contemporains, doit évidemment être expert en astrologie. Et l’astrologie dit des vérités. Les astres ne mentent pas. Tout au plus peut-on dire qu’ils ne peuvent contraindre un vouloir humain ; mais ils l’inclinent sans aucun doute.
(24) On se souvient que c’est le jeune prince habituellement appelé Britannicus.
(25) Littéralement : la « judiciaire ». L’astrologie judiciaire est « l’art prétendu de connaître l’avenir par l’observation des astres » (Littré).
(26) Il faut prendre « Sénat » dans un sens métaphorique : l’assemblée hypothétique des sages de toute la Grèce ; le sens politique est ici exclu.
(27) Dans la version la plus courante de la légende, Romulus est le fils du dieu Mars, et non, comme ici, celui d’un fleuve.
(28) Le laurier, puisque le soleil est Apollon.
(29) Partie de l’astrologie qui s’intéresse aux horoscopes dressés à la naissance d’un individu, ou en fonction des circonstances de cette naissance.
(30) Récompenses données pour des exploits relatifs à l’assaut d’un rempart, à celui d’un camp, à la levée d’un siège. Cette dernière était une couronne d’herbe, d’où son nom latin (et espagnol) de « graminea ».
(31) Voir la note 6.