DIEUX ET DÉMONS
LE MYTHE
DE LA STATUE
Dans le Don
Juan de Pouchkine, comme dans celui
de Molière, le Commandeur connaît une apothéose.
On
l’a sculpté sous les traits d’un géant,
D’un bel Hercule aux épaules massives.
Or il était petit et souffreteux.
Aurait-il pu, sur la pointe des pieds
Toucher le nez de son auguste image ?
(EE2, p.57)
Каким
он здесь
представлен
исполином!
Какие
плечи! что за
Геркулес!..
А
сам покойник
мал был и
щедушен,
Здесь,
став на
цыпочки, не
мог бы руку
До
своего он
носу
дотянуть.
La
mention mythologique d’Hercule a sa place dans ce passage, que l’on peut
interpréter selon l’humeur, comme une raillerie, comme un discours moral sur la
vanité des humains, ou comme un souvenir amusant :
Lors du combat derrière
l’Escurial,
Il vint donner sur ma lame, et mourut
Comme un criquet sur une épingle
Когда за
Эскурьялом
мы сошлись,
Наткнулся
мне на шпагу
он и замер,
Как
на булавке
стрекоза.
Pour qui
a lu la quatrième scène, un sens nouveau apparaît : la statue, animée,
prend les dimensions d’un vengeur surhumain, d’un visiteur de l’autre monde. Le
Commandeur appartient désormais au surnaturel, parce qu’il n’est pas habituel
que les statues se déplacent et parlent, mais aussi parce que ce petit personnage est soudain devenu plus grand que
nature.
La
métamorphose du Commandeur en mythe ne suppose nullement, chez Pouchkine, qu’il
soit chargé des intérêts du Ciel. Elle n’en fait pas une allégorie du courroux
divin. Curieusement, la petite modification que le mythe a subie l’arrache
d’une certaine façon à la sphère religieuse.
On parle
de « « mythe » à propos de Don Juan, comme à propos de Faust,
par analogie. Un récit, né dans un contexte religieux, se perpétue pendant
quelques centaines d’années dans la littérature. Le petit livre publié en 1587
sous le nom d’Histoire du docteur Johann Faust était destiné à mettre
les bons chrétiens en garde contre les méfaits de la magie. L’Abuseur de
Séville, joué en Espagne vers 1620, incite les chrétiens tièdes à ne pas se
repentir trop tard. En terre chrétienne, le religieux tend à se confondre avec
le moral. Il n’en allait pas de même dans la Grèce antique : ce sont de
vieilles histoires de souillures, de crimes, de sacrifices que les conteurs se
transmettent jusqu’à ce qu’apparaissent des tragédies où l’on commencera à
s’interroger sur leur sens. Malgré les différences, un trait demeure :
nous appelons « mythe » un récit qui a traversé les siècles et qui,
pour cette raison, paraît vénérable au point qu’on ne s’interroge pas trop sur
son authenticité.
Don
Juan, sous différents aspects, demeure celui qui défie la justice de Dieu. Da
Ponte, pour Mozart, fabrique un livret dont le sous-titre résume deux siècles
d’interprétation morale : « le débauché puni » (Il dissoluto punito). Au nombre des
crimes du héros figure la tentative de viol sur Dona Anna, fille du Commandeur,
et le meurtre de celui-ci. Molière a raconté les choses autrement : il ne
dit pas dans quelles circonstances Don Juan a tué le Commandeur. Dans la tradition
théâtrale inaugurée en Espagne, au début du XVIIe siècle, et
toujours illustrée en Italie, le vieil homme est entré en scène pour défendre
sa fille ; un duel s’ensuit où il est frappé à mort. Da Ponte, sur ce
point, n’innove pas.
Pouchkine,
lui, innove. Il fait de Dona Anna la jeune veuve du Commandeur. Du coup, tout
change. Le duel fatal est sans relation avec la jeune femme. On n’en connaît
pas la cause, qui semble ne pas importer. Mais Dona Anna, fidèle à son devoir,
vient chaque jour prier sur le tombeau de son époux. C’est là que Don Juan la
voit, puis l’aborde. Cette fois, il existe une relation, visible, entre la
jeune femme et le monument ; cette relation n’existait pas dans l’opéra de
Mozart. Le défi à la statue est, lui aussi, lié au dernier amour de Don Juan.
Don Juan a obtenu la permission de rendre visite à Dona Anna chez elle. Il
invite la statue à se rendre sur les lieux pour « y monter la garde »
( стать /У двери на
часах).
Une fois
de plus, il est imprudent de traduire le titre russe de la pièce par « le
Convive de pierre ». Le Commandeur, ici, n’est pas invité à souper. Il
n’aura rien, sinon le loisir de regarder son épouse cajolée par celui qui fut
la cause de sa mort.
Si
quelqu’un cherche à comprendre les motivations du personnage statufié, il
n’aura aucune peine à les devine : la jalousie peut agir aussi après le
trépas. On a pu monter que le thème était récurrent chez Pouchkine. Il suffit
de songer à Lenski (EO, VII, 11).
L’essentiel
n’est peut-être pas là. L’essentiel serait peut-être dans la manifeste
laïcisation du thème : il n’est plus fait la moindre allusion au Ciel. Le
Commandeur répond au défi, comme s’il s’agissait d’un nouveau duel, aussi
profane que celui qui lui a coûté la vie. Ceci justement dans une pièce qui dit
sa transformation en mythe.
« Laïcisation »
ne signifie pas « rapetissement ». La scène demeure imposante ;
l’homme donne la main à une statue géante, qui le broie et l’entraîne dans les
profondeurs.
Car ici
le Commandeur est avant tout un être de l’abîme. Dans la troisième scène, celle
où Don Juan, déguisé en moine, entreprend la séduction de Dona Anna, il est
tout le temps question du Ciel : on se trouve dans un cimetière, près d’un
couvent. Et pourtant il n’est jamais dit que le Commandeur habite le céleste
séjour. Le Commandeur est sous terre, sous le marbre ; on parle bien d’un
être céleste, mais c’est de Dona Anna qu’il est question ; à la fin de la
scène, elle est appelée « ange », comme les belles dames dans mille
drames romantiques ; plus tôt, il lui est dit :
C’est seulement de loin
que je voudrais
Vous regarder, lorsque vous
répandrez
Vos cheveux noirs sur la pâleur du marbre.
Dans ma ferveur j’imagine qu’un ange
Sur cette tombe en secret s’est posé ;
Mon cœur troublé ne trouve plus de mots
Pour la prière et j’admire en silence,
Tout en songeant : qu’il est heureux celui
Dont vos soupirs ont caressé la pierre
Et qu’ont baigné les pleurs de votre amour.
(EE2, p.
58)
Смотрю на
вас, когда,
склонившись
тихо,
Вы
черные власы
на мрамор
бледный
Рассыплете
— и мнится мне,
что тайно
Гробницу
эту ангел
посетил
Вы
черные власы
на мрамор
бледный
Рассыплете
— и мнится мне,
что тайно
Гробницу
эту ангел
посетил,
В
смущенном
сердце я не
обретаю
Тогда
молений. Я
дивлюсь
безмолвно
И
думаю —
счастлив, чей
хладный
мрамор
Согрет
ее дыханием
небесным
И
окроплен
любви ее
слезами...
L’imagination
organise l’espace d’une manière nette : l’ange descend du Ciel et le défunt
appartient tout entier à la Terre. Par ailleurs il est clair que la descente de
l’ange a un sens érotique ; Don Juan souhaite occuper, lui aussi, la place
d’un mort :
Que l’on enterre ici ma
pauvre cendre
Non, pas ici, auprès de
ce tombeau
Qui vous est cher, mais
au loin, quelque part
Près de la porte, ou,
mieux, sur le seuil même
Que votre robe ou votre
pied léger
Un bref instant se posent sur ma pierre
Quand vous viendrez sur ce fier monument
Mouiller de pleurs vos cheveux dénoués.
(EE2, p. 59)
Пусть
бедный прах
мой здесь же
похоронят
Не
подле праха,
милого для
вас,
Не
тут — не
близко — дале
где-нибудь,
Там —
у дверей — у
самого
порога,
Чтоб
камня моего
могли
коснуться
Вы
легкою ногой
или одеждой,
Когда
сюда, на этот
гордый гроб
Пойдете
кудри
наклонять и
плакать.
Il n’existe
pas d’autre Ciel que les délices d’amour. Le Commandeur « a connu les
joies du paradis » (Вкусил
он райское
блаженство),
lorsqu’il était vivant, et marié à Dona Anna, cette « déesse » (EE2,
p. 66).
Le
vocabulaire religieux, quand le texte y recourt, se trouve constamment ramené
au profane, sans pour autant perdre de sa puissance de ferveur. Le Don Juan
de Pouchkine n’a plus de sens si l’on prétend le lire en oubliant un vers
auquel le poète tenait sans doute particulièrement, puisqu’il l’a noté sur
l’album d’une amie, en 1828, alors que la pièce était encore en projet :
Hormis l’amour
Il n’est
plaisir plus grand que la musique
Mais l’amour
même est une mélodie…
(EE2, p. 50)
Из
наслаждений
жизни
Одной
любви музыка
уступает;
Но
и любовь
мелодия...
Depuis
Mozart — Musset le dit — Don Juan a partie liée avec la musique. C’est la
pensée même de la musique, profane si l’on veut, qui commande le sentiment du
divin.
« TU ES UN DIEU, MOZART »
Salieri
assortit ces mots « Tu es un dieu, Mozart » de ce qui n’est peut-être
pas une réserve : « et tu l’ignores » (Ты,
Моцарт, бог, и сам
того не
знаешь. Une
traduction plus exacte serait : « et tu ne le sais pas toi-même). On
se figurerait aisément que Mozart peut être dieu à l’expresse condition
d’ignorer qu’il l’est. Lui-même se donne un autre rôle :
Peu nombreux les élus,
les chanceux, inutiles
Qui comme nous méprisent
le profit
Pour être les dévots de la seule beauté.
(LM, p.237)
Нас мало
избранных,
счастливцев
праздных,
Пренебрегающих
презренной
пользой,
Единого
прекрасного
жрецов.
On
pourrait traduire « prêtres » et non « dévots ». Le
meilleur, du point de vue du sens, serait peut-être
« sacrificateur », lourd, malheureusement, et disgracieux ; seul
il indiquerait que le mot russe, en principe, ne s’emploie que dans un contexte
païen. C’est le mot que Pouchkine a déjà utilisé dans le poème intitulé
« Le Poète et le foule ».
Dans vos cités, — travail utile—,
On enlève
les saletés
De vos
rues pleines de vacarme.
Mais
voit-on qu’oubliant le rite,
L’autel,
l’offrande des victimes,
Vos prêtres
prennent le balai ?
Non, n’avons
été créés
Ni pour
les troubles de la vie,
Ni pour
le gain, ni pour la lutte,
Mais pour
les sons pleins de douceur,
L’inspiration
et la prière.
(JLB,
p. 159. — Voir LM, p. 102; EE1, p. 106)
Во градах
ваших с улиц
шумных
Сметают
сор, —
полезный
труд!
Но,
позабыв свое
служенье,
Алтарь
и
жертвоприношенье,
Жрецы
ль у вас
метлу берут?
Не
для
житейского
волненья,
Не
для корысти,
не для битв,
Мы
рождены для
вдохновенья,
Для
звуков
сладких и
молитв.
Dans ce
poème, il est d’abord question des leçons de morale que la foule demande au
poète. Celui-ci répond par un refus : son art ne se confond pas avec la
proclamation de vérités. Pouchkine rompt ici avec toute une tradition de poésie
didactique ou édifiante, qui a dominé le XVIIIe siècle et n’est pas
morte avec lui. C’est en termes religieux qu’il décrit la poésie. Il reprend à
Virgile les paroles sacrées : « Procul
este, profani » (Restez, profanes, à
l’écart) pour en faire l’épigraphe de son poème ; et il s’en tient à un
vocabulaire aussi païen que possible, fait allusion à l’Apollon du Belvédère,
qu’il appelle une « idole » et dont il dit : « Mais ce
marbre est un dieu ! » (Но мрамор сей ведь
бог!...). enfin il insiste sur l’ « harmonie », sur
ce qui apparente la poésie à la musique, sur ce qui la distingue du discours
simplement raisonnable.
Mozart
est un prêtre. Il ne nomme pas son dieu. C’est que le geste de la prière, dans
la mesure où il engage tout l’être, importe plus que la conscience de tenir sur
la divinité un juste discours. On se le rappelle : dans un des rares
passages où Pouchkine nomme un Dieu qui pourrait être le Dieu des chrétiens, il
commence par prononcer le mot « hymne ». La mer et la terre chantent
« l’hymne au Père de l’univers » (EO, VIII,4). Хвалебный
гимн отцу
миров, l’hymne de
louange au père des mondes.
MÉLODIES
Dans la
pièce de Pouchkine, Mozart parle de la musique.
Salieri aussi. Salieri, selon la légende, a empoisonné Mozart, par
jalousie.
C’est
lui qui tient le discours savant sur la musique ; il fait allusion à la
difficulté des études :
« À mes doigts
j’imposai
Une agilité docile et
sèche,
À mon oreille la
justesse. » (LM, p. 226)
перстам
Придал
послушную,
сухую
беглость
И верность
уху.
Pour lui,
il est aussi pénible de se familiariser avec « l’harmonie » que d’acquérir
cette virtuosité qui relève de la seule gymnastique. On ne n’étonnera pas que
Pouchkine lui fasse dire :
J’assassinai les sons,
Disséquai la musique
ainsi qu’un corps inerte,
Et soumis l’harmonie à
l’épreuve algébrique. »
Звуки
умертвив,
Музыку
я разъял, как
труп. Поверил
Я алгеброй
гармонию.
Salieri semble savoir aussi peu que Lamartine ou Hugo ce qu’est un art « vivant ».[1]
Il parle
aussi d’histoire de la musique, nomme Gluck, Piccini,
Haydn. Dans l’œuvre du premier, il voit des « mystères » (тайны).
« Mystères » ou « secrets » ? Le mot russe pourrait se
traduire de l’une ou de l’autre façon. Sans doute l’ambiguïté est-elle
nécessaire : Salieri comprend que la musique de Gluck va au-delà de ce que
peut saisir l’algèbre, l’étude formelle des accords ; mais peut-être
est-il incapable de concevoir le mystère autrement que sous les espèces d’un
secret de fabrication. Tout son discours s’organise autour de cette
imprécision, par laquelle s’explique la conclusion : Mozart seul est
l’objet d’une jalousie meurtrière, parce qu’il semble inconscient de ce qu’il
fait ; l’accès au mystère lui semble donné sans qu’il ait à passer par les
secrets.
L’idée
que Pouchkine se fait de ce qui oppose l’art de Mozart à celui de Salieri peut
nous paraître inexacte. A l’analyse, il nous semble que la musique de Mozart
est plus savante, met en jeu des procédés beaucoup plus nombreux et
diversifiés, une immense culture au service d’une invention combinatoire pleine
d’audace. Et nous voyons dans les personnages de la petite tragédie des stéréotypes vraiment par trop
simples ; le romantisme a multiplié jusqu’à la nausée ces images de
créateurs ignorants, mais en proie à l’inspiration divine, en contraste avec
des figures de pédants « savants jusques ès dents », mais
parfaitement sourds à la beauté.
On fera
bien de ne pas se laisser obnubiler par le retour de ce stéréotype, de ne pas
non plus considérer avec trop de condescendance le petit récit naïf par lequel
le Mozart de Pouchkine introduit le petit morceau qu’il va jouer :
« Deux, trois idées
me sont venues
Que j’ai esquissées
aujourd’hui […]
Imagine un peu… Mais
qui ?
Moi, par exemple, en un
peu plus jeune ;
Amoureux, mais point
trop, un peu —
Avec une belle ou un ami
— tiens, toi !—
Je suis gai… soudain,
une vision funèbre,
Des ténèbres soudaines,
tu vois en gros.
Écoute donc. » (LM, p. 229)
И
в голову
пришли мне
две, три
мысли.
Сегодня
их я
набросал. […]
Представь
себе... кого бы?
Ну,
хоть меня —
немного
помоложе;
Влюбленного
— не слишком, а
слегка —
С
красоткой,
или с другом —
хоть с тобой,
Я
весел... Вдруг:
виденье
гробовое,
Незапный
мрак иль
что-нибудь
такое...
Ну, слушай
же.
L’anecdote,
dans sa banalité assez mièvre, ne permet évidemment pas de retrouver, dans
l’œuvre de Mozart, de quelle musique il est question. Aucune des petites pièces
pour piano ne correspond à la description. Et pourtant, on est tenté de
chercher. On se dit qu’on pourrait trouver une page organisée autour d’un
brusque changement de tonalité, ce mot étant pris aussi bien dans son sens
technique que dans son sens large. On songe aux fantaisies, qui jouent de
discontinuités, de contrastes ; on songe aussi à l’entrée du Commandeur,
dans Don Giovanni. Autrement dit, le contenu de l’anecdote n’a sans
doute pas grand intérêt ; mais sa structure rend compte d’un phénomène
qui, lui, est musical.
Le
Mozart de Pouchkine comprend la musique comme un ensemble d’événements ;
des « deux trois idées » qu’il a eues se composent comme les éléments
d’une histoire. On a noté que cette histoire peut se dire un peu
autrement : l’arrivée soudaine des ténèbres serait figurée par la visite
du personnage qui vient commander à Mozart un Requiem. Une figure
narrative peut se répéter, comme un motif musical.
Si l’on
oublie la tonalité, funèbre dans les deux cas, pour ne prendre garde qu’à la
forme de l’événement, à la soudaine transformation, il apparaît que l’arrivée
des « deux, trois idées » ou, en termes plus grandioses, l’éveil de
l’inspiration, relève de la même figure. Bien que Salieri, pour son propre
compte, ait recours à la métaphore de l’enfantement, son discours ne semble pas
pouvoir admettre qu’une idée musicale
soit une nouveauté ; c’est que, chez Mozart, elle apparaît soudainement,
inattendue, dans une temporalité légère ; aussi peut-on, le moment de
grâce passé, la considérer avec désinvolture. Mozart semble libre à l’égard de
ses créations. La seule exception semble être le Requiem, qu’il a terminé et qui l’obsède (Pouchkine était-il
conscient de son erreur ou simplement mal informé ? le Requiem est
resté inachevé, comme on sait) ; pour la première fois peut-être de son
existence, le musicien est incapable de se délivrer d’une de ses œuvres. Il en
mourra.
Une
nouvelle analogie se révèle entre la brièveté de l’œuvre que joue le
personnage, et la brièveté de la pièce elle-même, qui réunit en quelques
minutes deux temps différents : la longue méditation de Salieri, qui se
prolonge avant d’arriver, selon les détours d’une logique folle et implacable,
à la décision de tuer, et le passage rapide de Mozart, qui va mourir sans avoir
le temps de s’en apercevoir. Le monologue de Salieri à la fin de la première
scène oppose clairement ces deux rythmes de l’histoire : il y a le lent
développement de l’art musical, savant et sage ; et il y a Mozart,
l’éclair, qui brille un instant et ne laisse pas de traces. Du coup, le terme
de « prêtre » qui s’est déjà rencontré dans d’autres contextes, se trouve
légèrement dévalorisé : c’est Salieri qui se désigne lui-même par ce
mot ; il évoque ainsi le rituel toujours répété, le temps maîtrisé,
semblable à lui-même. C’est que le temps de Mozart est autre ; c’est que
le temps de Mozart n’a pas la lourdeur du continu ; c’est que Mozart est
dieu.
UN DÉMON
SI
Mozart est « dieu », sans le savoir, le « Chevalier avare »
est un démon : « Je suis comme un démon, je puis mener le monde à ma
guise » (EE2, p. 22 как некий демон/Отселе
править
миром я могу ).
En tant
que démon, il est lucide. Ce motif est présent depuis longtemps dans la poésie
de Pouchkine. Un poème de 1823 met en scène un « génie pervers »
(JLB, p. 145 ; cf EE, p. 56 — какой-то злобный гений), qui détruit toutes
les illusions de celui auquel il s’adresse :
« Sa calomnie
inépuisable
S’en prenait à la
Providence. »
Неистощимой
клеветою
Он провиденье
искушал
Les
contemporains ont reconnu dans ce « Démon » (Демон),
car c’est ainsi que le présente le titre, un portrait d’Alexandre Raïevski.
Pouchkine avait rédigé une note, restée inédite, pour mettre les choses au
point. Il ne faut pas s’étonner de voir les lecteurs de 1823 confondre la
poésie avec les romans satiriques à clefs, puisque les érudits d’aujourd’hui
continuent, malgré les indications de l’auteur, à croire que nous aurons appris
quelque chose sur le personnage de fiction, si nous connaissons l’identité,
avec date de naissance et états de service, de son original supposé. Voici
cette note, connue du public russe depuis 1874 :
« Je crois que le critique s’est
trompé. Beaucoup de gens sont de son avis, et ont même désigné la personne que
Pouchkine aurait représentée dans son étrange poème. Ils ont tort,
semble-t-il ; je vois tout au mois dans Le Démon un autre but, plus
moral.
Dans la meilleure époque de la vie, le cœur, que l’expérience
n’a pas encore glacé, est accessible au beau. Il est crédule et tendre. Peu à
peu les éternelles contradictions de l’existence font naître en lui des doutes,
sentiment douloureux, mais peu durable. Ce sentiment disparaît, après avoir détruit
pour toujours les meilleures espérances et les convictions spontanées d’une âme
poétique. C’est à bon droit que le grand Goethe appelait « esprit de
négation » l’éternel ennemi de l’humanité. Pouchkine n’at-il pas voulu personnifier
dans son démon cet « esprit de négation et de doute » ? N’a-t-il
pas, dans sa brève image, indiqué ses traits caractéristiques et sa triste
influence sur les mœurs de notre siècle. [2]
Думаю,
что критик
ошибся.
Многие того
же мнения,
иные даже
указывали на лицо,
которое
Пушкин будто
бы хотел
изобразить в
своем
странном
стихотворении. Кажется,
они не правы,
по крайней
мере вижу я в
«Демоне» цель
иную, более
нравственную.
В
лучшее время
жизни сердце,
еще не
охлажденное
опытом,
доступно для
прекрасного.
Оно легковерно
и нежно.
Мало-помалу
вечные противуречия
существенности
рождают в нем
сомнения,
чувство
мучительное,
но непродолжительное.
Оно исчезает,
уничтожив
навсегда
лучшие
надежды и
поэтические
предрассудки
души. Недаром
великий Гете
называет вечного
врага
человечества духом
отрицающим. И Пушкин
не хотел ли в
своем демоне
олицетворить
сей дух отрицания
или сомнения,
и в сжатой
картине начертал
отличительные
признаки и печальное
влияние
оного на
нравственность
нашего века.
On peut
lire ce texte à la lumière de la doctrine classique : depuis longtemps,
les poètes étaient invités à ne pas faire de personnalités, à n’attaquer aucun
individu en particulier, à ne blâmer que des vices ou des travers pris en
général. « Le Démon » serait un négateur parmi d’autres, voire une
allégorie de la négation. La référence à Goethe invite à ne pas simplifier
outre mesure. Le Démon de Pouchkine est un personnage, et pas seulement un
type. Il ressemble à Méphistophélès, dont nous savons qu’il reparaîtra dans La
Dame de pique et qu’Hermann lui est comparable. Il s’agit très exactement
d’une figure mythique.
On s’en
persuadera plus facilement encore, si on lit la quintessence de Faust
que Pouchkine a composée en 1828. Il n’est pas facile de trouver un mot dans
les terminologies en usage pour qualifier cet exercice assez extraordinaire qui
consiste à faire tenir en quelques dizaines de vers, sans la moindre citation
textuelle, ce que Goethe a exprimé en une longue tragédie. Le mot de
« variation » serait approprié, n’était la grande différence de
dimensions. Quoi qu’il en soit, ce texte, que l’on peut considérer comme la
première des « petites tragédies », met en scène un Méphistophélès
qui n’a rien d’allégorique et qui, comme le Démon du poème, joue le rôle
généralement imparti aux réalistes, en détruisant l’une après l’autre toutes
les illusions que son interlocuteur est encore capable de se faire.
Ce démon
est donc caractérisé par une lucidité presque excessive. Devenu chevalier avare
— l’alliance de ces deux mots est un défi à toute morale noble — il a
conscience de son pouvoir :
Ma colline se dresse, et
j’y monte, et je peux
Contempler devant moi tout ce qui m’est soumis.
Puis-je croire qu’ici quelque chose m’échappe ?
(EE2, p. 22)
Вознес
мой холм — и с
высоты его
Могу
взирать на
все, что мне
подвластно[…]
Отселе
править
миром я могу.
Il
s’apparente donc à celui que l’Évangile appelle « le prince de ce
monde ». On le décrit placé sur un lieu élevé, et
ce détail est paradoxal. D’abord la scène a lieu dans un souterrain, où le
chevalier est descendu. Ensuite on a coutume d’imaginer le Diable dans les
Enfers. Mais il est un texte où le Tentateur transporte le Christ sur une haute
montagne et, lui montrant tous les royaumes de la Terre, lui dit : «
Tout cela est à toi si, te prosternant à mes pieds, tu m’adores »
(Matthieu, 4.9). On sait que ce texte sert de point de départ à la fameuse
« Légende du Grand Inquisiteur » que raconte Ivan dans les Frères
Karamazov de Dostoïevski.
L’image
du haut lieu est amenée par une autre voie, certes : le personnage compare
son tas d’or à un tertre élevé par un roi puissant. Il n’importe : la
référence à l’Évangile est sensible. Et si la figure du Christ n’est pas
mentionnée, l’image d’une prosternation ne fait pas défaut : « et le
libre génie se fera mon esclave » (И вольный
гений мне поработится).
La méditation s’engage dans une autre voie : « je connais mon pouvoir.
Et pour moi c’est assez /D’en savoir l’étendue…» (Я знаю мощь мою: с меня довольно/Сего сознанья...)
Le
chevalier — en fait, il est même baron — souffre devant l’or de la même passion
qu’Hermann, le héros de La Dame de pique. Le pouvoir abstrait l’enchante. Il se contente de l’équivalent de
ce pouvoir. On ne sait pas ce qu’Hermann aurait fait de sa fortune. Le
chevalier n’éprouve nullement le besoin d’utiliser la sienne ; il est « plus
haut tout désir » (Я выше
всех желаний).
Une
opposition se dessine clairement entre le dieu Mozart, dont la générosité
s’épanouit en œuvres innombrables, et celui qui vit dans la conscience tout
abstraite de son pouvoir. Précisément, le chevalier avare est-il vivant ?
On répondrait volontiers : juste assez vivant pour tuer.
Ce
personnage révèle une force pernicieuse, non seulement parce qu’il pressure
impitoyablement ses débiteurs et les réduit à la famine, mais parce que,
métaphoriquement, il a tué les dieux. Il les réduit à l’inaction. Les écus,
force abstraite, sont enfermés dans les coffres, cessent de servir « les
passions et les besoins des
hommes », cessent de faire jouer les mouvements de la vie, et
s’endorment, « comme dorment les dieux au plus profond du Ciel » (EE2,
p. 24).
L’idée
est ancienne ; on l’attribue à Épicure. Elle prend ici un nouveau
sens : il ne s’agit pas de dire que la divinité est indifférente aux
actions terrestres. C’est un démon qui parle. Le sommeil des dieux est son
œuvre.
Ayant
empoisonné Mozart, Salieri, qui ne manque pas de points communs avec le démon,
murmure : « Tu vas t’endormir pour longtemps, Mozart » LM, p. 237 — Ты
заснешь/Надолго, Моцарт! )
Par un
mouvement inverse, Salieri peut faire apparaître un trait inattendu chez le
chevalier avare. Salieri a commis un crime et la question se pose à lui de
savoir si, comme le prétend Mozart, crime et génie sont incompatibles. Le baron
parle, lui aussi, d’un crime, mais par comparaison :
Il existe des gens, les
médecins l’assurent
Qui trouvent dans le
meurtre un intense plaisir.
Quand je fais pénétrer la clef dans la serrure,
J’éprouve ce que doit éprouver l’assassin
Qui enfonce un couteau : sentiment agréable
Et terrible à la fois.
(EE2, p. 23)
Нас
уверяют
медики: есть
люди,
В
убийстве
находящие
приятность.
Когда
я ключ в
замок влагаю,
то же
Я
чувствую, что
чувствовать
должны
Они,
вонзая в
жертву нож:
приятно
И
страшно
вместе.
La
superbe ataraxie du démon sûr de son pouvoir doit être comprise comme une
manière de rêve irréalisable. Le chevalier avare, en fait, agit. Et son action
est meurtrière.
Le
personnage a donc pris place dans le long cortège des assassins que présente
l’œuvre de Pouchkine : déjà le Prisonnier du Caucase avait sur la
conscience la mort de la jeune Circassienne qui l’a aidée à s’évader, puis
s’est jetée dans le torrent ; Onéguine mérite à plus juste titre d’être
considéré comme un meurtrier, même si le duel fait partie des usages admis dans
la société où il vit. Le meurtre évoqué, non perpétré, par le chevalier ne
s’accompagne pas seulement de préméditation ; il n’est pas seulement
volontaire ; il cause du plaisir.
Là
encore un démon veille pour faire apparaître en toute lumière la vérité de ce
qui se joue ; Méphistophélès, à Faust qui se rappelle avec émotion la
« flamme pure de l’amour » (пламя
чистое любви) et la douceur de
Marguerite, déclare que tout n’est qu’illusion : non seulement l’amour de
la jeune fille est le produit d’une machination diabolique, mais encore Faust
n’a jamais éprouvé de bonheur parfait, de ce bonheur qui supposerait la perte
de la conscience ; en fait, au moment suprême, il était déçu, parce qu’il
demeurait lucide. Et voici quelles comparaisons le Diable met en avant :
« Ainsi le sot sans
prévoyance
En vain s’est résolu au
crime
Il a égorgé un mendiant
Et il crie au corps des
injures.
Ainsi sur la beauté
vénale
Le débauché qui vient
d’en jouir
Vite, jette un regard
craintif. (EE2, p. 12)
Так
безрасчетный
дуралей,
Вотще
решась на
злое дело,
Зарезав
нищего в
лесу,
Бранит
ободранное
тело; —
Так
на продажную
красу,
Насытясь
ею торопливо,
Разврат
косится
боязливо...
Par un autre détour, donc, l’acte d’amour est
comparé au meurtre. Le démon de Pouchkine a lu Goethe sans doute, et Sade.
On
observe un curieux déséquilibre. Tout ce qui est dit du divin, des rites, de la
ferveur semble pouvoir s’appliquer à des formes religieuses très différentes.
Il serait absurde de penser que Pouchkine aurait, par crainte de la censure, déguisé en
« dieux » anonymes et vagues ce qu’il aurait voulu dire du Dieu
chrétien. Apparemment, le dogme ne lui importe guère ; c’est à l’attitude
du fidèle, au sentiment du sacré, qu’il prête attention. Il lui arrive
d’évoquer aussi bien l’Islam que les paganismes ; et quand il parle du
christianisme, il ne le déguise pas.
Mais son
démon semble lié aux religions du livre ; il s’agit réellement du Malin,
d’un pouvoir maléfique concentré en un personnage unique, un personnage qui
possède un pouvoir souverain, qui rivalise avec le Dieu unique.
DÉMON OU
DÉMONS ?
On
rencontre pourtant chez Pouchkine d’autres démons ; c’est la traduction
française qui les crée. Un célèbre poème s’appelle « Les
Démons » ; Dostoïevski en a donné quelques vers en épigraphe à son
roman qu’il a aussi appelé, reprenant le titre du poème, Les Démons. Ce
titre a effrayé critiques et traducteurs, en France, à la fin du XIXe
siècle, et on a longtemps préféré Les Possédés.
« Plus de traces,
plus d’ornières,
Nous sommes perdus. Que
faire ?
Un démon nous fait
tourner
Sans relâche dans la
plaine. […]
Emportés on ne sait où
Avec leur chant
déchirant :
Aux noces d’une
sorcière ?
Au convoi d’un
farfadet ? » (LM, p. 126)
Все
дороги
занесло; […]
Сбились
мы. Что
делать нам!
В
поле бес нас
водит, видно,
Да
кружит по
сторонам.
[…]
Сколько
их! куда их
гонят?
Что
так жалобно
поют?
Домового
ли хоронят,
Ведьму
ль
замуж
выдают?
(Une
traduction plus exacte serait, pour les premiers vers : « la neige a
recouvert tous les chemins », et plus loin : « Quelle
foule ! vers où sont-ils poussés ? Pourquoi leur chant est-il si
lamentable ? »)
Le mot
qu’il est possible de traduire ici par « démon » n’est pas, comme
dans Le Chevalier avare, le mot français — ou grec — transposé en russe.
C’est un mot de terroir, qui met en jeu toute une tradition folklorique,
probablement préchrétienne. L’allusion au farfadet, à la sorcière dit assez
dans quel monde on se trouve. Faudrait-il traduire par « lutin » ?
Mais les lutins sont trop gentils, comme le « farfadet » qu’on
enterre. « Diable » serait probablement le meilleur équivalent, dans
la mesure où c’est le mot qui apparaît dans nos contes populaires, celui qui
s’impose quand on transpose en français le Conte du pope et de son ouvrier
Ballot (EE1, p. 328). Qui aurait l’audace d’imposer, après Les
Possédés et Les Démons, un nouveau titre français au roman de
Dostoïevski ?
Le poème
intitulé Бесы
(
Biésy ; prononcer le « s » dur ;
« biésy rimerait avec « récit »),
donc, « Les Démons » ou « Les Diables », se
distingue du poème intitulé Демон (Diémon » ; prononcer le « n »
sonore ; « diémon rimerait avec
« anémone »), donc, « Le Démon », comme le pluriel
s’oppose au singulier. Dostoïevski a été sensible à ce détail ; il cite,
outre les huit vers de Pouchkine, quelques versets de l’évangile selon saint
Luc, qui relatent la guérison d’un possédé — justifiant ainsi par avance la prudence
de son premier traducteur français. Il ne reproduit pas les versets qui
précèdent :
« Jésus lui demanda : " Quel est ton
nom ?" — "Légion", répondit-il, parce que beaucoup
de démons étaient entrés en lui. »
(Luc, 8,30 ; trad. Louis Segond)
Le poème
de Pouchkine donne d’emblée cette impression de multitude indifférenciée, de
grouillement. Ce Diable-là trompe, parce qu’il égare, parce qu’il enveloppe
tout de confusion, parce qu’il est confusion lui-même. Il se distingue
absolument du démon critique, négateur, lucide. Il est quelque chose comme la
puissance du chaos primitif.
Une fois
de plus, cette image n’est pas une simple allégorie, une manière vaguement
colorée de faire entendre des concepts. Le chaos se confond avec la
tempête ; il est perçu comme tempête. Tout le poème est construit autour
de ce que perçoit un témoin, ici confronté à la force diabolique, et non, comme
dans Le Chevalier avare, identifié à elle. La réalité mythique est mise
en scène, n’est mythique que parce que mise en scène.
Le
Diable, dans cette perspective, semble étranger au monde chrétien ; il
n’appartient pas non plus au monde antique, du moins à celui que la tradition
scolaire a perpétué. Car il y a bien des forces monstrueuses et dangereuses,
bien des forces de chaos dans la mythologie grecque, et il n’est pas
indifférent que, lorsqu’il les a fait dialoguer pour a seconde partie de son Faust,
le vieux Goethe ait donné à la scène le nom de « Nuit de Walpurgis
classique ». Le sabbat médiéval sévit en Grèce à deux pas de l’Olympe.
Pourquoi
Pouchkine, au début du chapitre VIII d’Onéguine, fait-il allusion à ses
lectures d’Apulée ? Songe-t-il que, de L’Âne d’or, Nodier a fait
surgir le monde fantastique ? Il est difficile de rien affirmer. Mais le
mal n’est pas grand : l’essentiel est de mesurer une fois de plus
l’étendue du monde mythologique où Pouchkine se meut à l’aise.
UNE
DÉVOTION BIZARRE
Une
tradition populaire l’invite d’ailleurs à ne pas tracer de trop rigoureuses
limites entre des domaines culturels que nous avons l’habitude, en historiens,
de distinguer. Le message évangélique a très tôt donné lieu à des légendes, qui
se sont fondues avec d’autres légendes, venues d’ailleurs. Pouchkine imite de
manière très naturelle ce jeu des figures, quand il raconte l’histoire du
paladin amoureux de la Sainte Vierge.
« Ce paladin
singulier
N’adressait nulle prière
Au Père non plus qu’au
Fils
Non plus qu’au Très
Saint Esprit. (LM, p. 109)
Несть
мольбы Отцу,
ни Сыну,
Ни
святому Духу
ввек
Не
случилось
паладину,
Странный
был он человек.
(Plus exactement :
« Adresser sa prière au Père, au Fils,/ Au Saint Esprit, jamais/ Cela
n’arriva au paladin, / C’était un homme étrange).
Le mot
de « paladin » est livresque, venu, à travers L’Arioste, des romans
de chevalerie du Moyen Âge français. Il se rencontre dans le poème avec le
terme бес
(« biès », le singulier du mot cité plus
haut) qui, ici, désigne nettement, sous sa couleur populaire russe, un Diable
venu du christianisme, le Diable qui a son mot à dire lors du Jugement des
âmes. Et celui-ci prononce un réquisitoire contre le chevalier.
Les
mondes sont mêlés. Le poème, avec sa naïveté équivoque, semble, à de certains
égards, parodier à l’avance le sonnet « La Madonne »,
que Pouchkine écrit un peu plus tard.
La
légende du paladin, publiée après la mort du poète, joue un rôle de première
importance dans L’Idiot de Dostoïevski, où elle donne lieu à ce que les
moralistes d’autrefois eussent appelé une « application » :
le rôle du paladin est joué par le
prince Mychkine, celui de la Vierge par Nastassia Filipovna ; c’est
tout au moins ainsi qu’Aglaïa voit les choses, et
elle modifie légèrement le texte en le lisant pour que les personnalités soient
aisées à reconnaître.
Au-delà
du petit jeu que mène la jeune fille, il faut comprendre que le poème de
Pouchkine peut servie à une identification, au sens théâtral du terme.
L’identification apparaissait déjà dans le rapprochement des mythologies ;
elle se poursuit parce que, sous la plume de Pouchkine, les mythes ne cessent
pas d’être mythes.