FOLIES ET VISIONS

 

Le rêve de Tatiana semble inaugurer chez Pouchkine sinon une nouvelle manière, au moins un intérêt nouveau pour un domaine encore inexploré : celui du fantastique.

Le récit de rêve pour lui-même, surtout s’il vise à provoquer chez le lecteur au moins quelque inquiétude, appartient déjà au genre fantastique, pourvu que l’on ne tienne pas à définir ce genre par un trait secondaire qui apparaît dans certains textes : l’hésitation entre deux types d’explication. Quand on lit le rêve de Tatiana, on sait d’emblée qu’il s’agit d’un rêve. Quand on lit Le Marchand de cercueils, on peut être surpris, à première lecture, par un effet d’illusion très simple. Il est écrit que le héros est en train de ronfler : « On vint le réveiller avant l’aube » (DP, p. 55).

C’est seulement quelques pages plus tard que l’on découvre la réalité : ce réveil appartient déjà au rêve.

À ce détail près, qui n’est pas sans importance, rien ne distingue les deux cauchemars, sinon, évidemment, que celui de la nouvelle est un peu plus cocasse que l’autre.

 

 

FANTASTIQUE ET TRADITION POPULAIRE

 

Le rêve de Tatiana est remarquable part la part importante qu’il fait au folklore : les monstres qui accueillent la jeune fille dans la cabane où festoie Eugène viennent de contes, de chansons, d’images populaires.

                        « Des monstres attablés. Pour l’un,

                        Gueule de chien avec des cornes.

                        Pour le second, tête de coq.

                        Barbe de bouc à la sorcière. »    (EO, V, 16)

                                                                       за столом

                                               Сидят чудовища кругом:

                                               Один в рогах с собачьей мордой,

                                               Другой с петушьей головой,

                                               Здесь ведьма с козьей бородой.

C’est par cette voie d’abord que le fantastique s’insinue dans l’œuvre ; on peut remarquer que le rêve de Tatiana reprend quelques motifs déjà utilisés dans le premier conte de style traditionnel que Pouchkine compose en 1825 :  Le Fiancé (EE1, p.270). Il s’agit d’une ballade qui reprend la forme strophique de la très célèbre ballade de Bürger, Lenore. Notons en passant qure l’histoire vient de Grimm ; Pouchkine l’a traitée en utilisant des motifs russes, et en particulier des détails de contes qu’il a entendus lui-même de la bouche de sa nourrice, Arina Rodionovna.  Mais il ne fait preuve, dans sa pratique du conte, d’aucun chauvinisme.

Dans Le Fiancé, on ne trouve aucun élément fantastique proprement dit : le triste personnage à qui l’héroïne craint d’être mariée ne vient pas, comme chez le poète allemand, de l’autre monde ; c’est simplement un bandit.

Il n’en va pas de même avec Le Noyé (EE1, p. 276 ; JLB, p. 155), qui est une belle histoire de revenant. Il n’en va pas de même non plus avec un certain nombre de contes « illyriens » — nous dirions serbo-croates — que Pouchkine reprend dans ses  Chants des Slaves du Sud (EE1, p. 289). Il ne faut pas trop se faire d’illusions sur l’authenticité de ces textes, que le poète russe a trouvé, pour la plupart, dans un recueil intitulé  La Guzla. Or ce recueil a été cuisiné par Mérimée, qui en avait déjà fait d’autres, puisqu’il a aussi donné comme traduit de la comédienne espagnole Clara Gazul des pièces dont il est le seul auteur : Clara Gazul n’a jamais existé, et son portrait est celui de Mérimée auquel le dessinateur a rajouté un voile et un décolleté provocant.  La Guzla — « guzla » est un mot croate qui désigne une manière de guitare, mais c’est aussi l’anagramme de « gazul » — s’inspire assez librement de sources italiennes, Mérimée ne sachant pas un traître mot de la langue qui se parle en ces lointaines contrées et que nous appelons aujourd’hui « serbo-croate ».

Le mal n’est pas grand. Pouchkine est ravi de ces histoires dont beaucoup mettent en scène des revenants et des vampires. Il les arrange à sa mode, provoque l’admiration de jobards aux yeux de qui il a su retrouver l’authenticité d’une âme slave à travers un déguisement parisien, et publie une lettre que Mérimée a écrite à un ami russe pour lui raconter la supercherie dont il s’est rendu coupable : « Faites mes excuses à M. Pouchkine ; je suis fier et honteux à la fois de l’avoir attrapé. » (EE1, p. 291).

Il serait difficile de prétendre que cette lettre est guindée. Spirituelle et désinvolte, on peut suppose qu’elle a enchanté Pouchkine. Mérimée est, avec Musset, le seul écrivain romantique que le poète russe semble avoir apprécié sans réserve. Et Mérimée le lui a bien rendu puisque, plus tard, il a traduit nombre de textes de Pouchkine, dont La Dame de pique. C’est à lui, beaucoup plus qu’à d’autres traducteurs consciencieux et un peu plats, que le public français doit d’avoir connu Pouchkine. Notons qu’il s’est cru obligé de traduire Les Tsiganes, sans doute parce que ce texte lui rappelait sa propre  Carmen, mais aussi parce qu’il était alors, en Russie, l’un des textes les plus célèbres de son auteur.

Mérimée sera, comme l’a été Pouchkine, un maître de la nouvelle fantastique.

 

FANTASTIQUE ET MERVEILLEUX

 

Ce mot de « fantastique » est d’un emploi délicat : on lui a donné mille sens, dès l’époque romantique, époque à laquelle il s’impose. Il est commode de le distinguer du mot « merveilleux », en prenant garde au contexte dans lequel se produisent les événements étonnants que rapportent les écrivains. Lorsqu’on se trouve dans un conte, qui d’emblée affirme se dérouler dans un autre monde, dans le monde du « il était une fois » ou, pour le dire en calquant une formule russe intraduisible, « quelque part dans le trois fois neuvième royaume, dans le trois fois dixième empire… », lorsqu’on se trouve dans un monde où toute magie est d’abord supposée possible, où les bêtes parlent, par exemple, le mot « merveilleux » s’impose : l’étonnement n’a pas disparu ; il existe un rapport étymologique entre « merveille » et « admirable », ce dernier mot signifiant « surprenant ». On ne prononcerait le mot « fantastique » que lorsque le monde où va se dérouler la narration n’est pas d’emblée donné comme un monde différent de celui dans lequel se meut habituellement l’auditeur ou le lecteur. Ainsi  Le Noyé peut-il être considéré comme fantastique : le cadre du poème est la campagne contemporaine. C’est dans un monde où nous pourrions avoir nos entrées que se produit l’apparition du fantôme. Il ne faudrait pas en déduire que l’existence de ce fantôme fait l’objet d’un doute, d’une hésitation, qui serait représentée dans le texte.

La distinction entre « fantastique » et « merveilleux » n’appartient pas au vocabulaire de Pouchkine, et il serait inutile de la préciser, si elle ne permettait pas de mieux saisir une différence sensible qui apparaît entre divers textes. Des contes comme Le Pêcheur et le petit poisson, Le Tsar Saltan, Le Coq d’or, La Princesse morte et les sept paladins relèvent d’emblée du merveilleux tel qu’il vient d’être défini. Ils sont donnés comme contes, même si leur caractère folklorique n’est pas toujours établi : Le Coq d’or, en particulier, a une source toute livresque ; il a été repris de l’écrivain américain Washington Irving. Mais, même dans ce conte, on sait, en commençant la lecture, à la fois que tout est possible e que tout n’est pas possible. Il peut se dérouler des événements qui ne se produiraient en aucun cas dans le monde où nous vivons ; mais on ne se trouve pas pour autant dans une totale incohérence : les lois du vraisemblable sont simplement autres, et elles s’appliquent avec une parfaite rigueur. La surprise est, pour ainsi dire, prévue. Prenons l’exemple de La Princesse morte, qui est une variante de Blanche-Neige. Il est normal que, dans la chambre de la méchante reine, le miroir parle ; ce fait merveilleux a des conséquences parfaitement déduites. Les réponses du miroir déterminent le comportement de la reine et le sort de la belle princesse. Il est impossible, dans cette logique particulière, que le miroir ne dise pas la vérité.

Dans les textes fantastiques, au contraire, l’événement étrange a un caractère inattendu ; c’est pourquoi il donne l’impression que le monde est double ou, pour le dire avec Hamlet dans une phrase qu’ont volontiers citée les romantiques et qui se trouve, par exemple, en épigraphe d’un des plus anciens textes de Mérimée, La Vision de Charles XI : « Il y a plus de choses au ciel et sur la terre, Horatio, que n’en a rêvé votre philosophie. »

Pour tout dire, le fantastique suppose deux logiques, deux vraisemblables différents, dépourvus de communication entre eux, et joue de ce défaut de communication : ce qui appartient à la logique de l’autre monde semble incohérent dans celui-ci. Il peut arriver que le conte représente, grâce à un personnage prévu à cet effet, la possibilité d’une hésitation entre les deux logiques : c’est ce qui se passe par exemple dans la Vénus d’Ille de Mérimée ; et c’est ce qui a donné occasion à Tzvetan Todorov de fabriquer une définition fragile à partir d’une généralisation peut-être précipitée.

 

 

MÉTAPHORE ET MÉTAMORPHOSE DANS  LA DAME DE PIQUE

 

On admet généralement sans discussion que La Dame de pique est un des plus beaux fleurons du genre fantastique. Il n’est pas facile d’y repérer la moindre trace d’hésitation. Et pourtant deux mondes sont présents. L’un est quotidien, banal, « réaliste », comme on dit. La nouvelle relève du roman mondain : elle se passe dans la bonne société, décrit des bals, des parties de cartes, rapporte des conversations de salon, évoque diverses aventures sentimentales, et se termine par deux mariages. Pourquoi, lorsqu’il a utilisé le texte de Pouchkine pour en faire un opéra, Tchaïkovski a‑t‑il cru devoir modifier l’époque à laquelle se passe l’histoire ? Il l’a reculée jusqu’au règne de Catherine II, alors que, dans le texte original, rien n’établit de distances entre le monde de la fiction et celui du lecteur visé, le contemporain de l’auteur.

C’est sur la toile de fond de cette chronique mondaine que se détache l’histoire d’Hermann, qui peut être lue de différentes manières. L’anecdote des trois cartes, racontée au cours d’une soirée entre jeunes gens, fait partie de ces petits riens vaguement pittoresques dont s’amuse une société. Elle égaie un souper. On l’écoute conter, on se sépare, on l’oublie. Le tragique commence avec le fantastique au moment où Hermann la prend au sérieux.

L’anecdote elle-même peut donner à deviner. Certains exégètes estiment que rien n’y est étonnant, que l’histoire des trois cartes n’est qu’un subterfuge inventé par la comtesse, qui, pour rentrer en fonds après de colossales pertes de jeu, aurait simplement vendu ses charmes, incontestés et enviables, au comte de Saint-Germain, contre une forte somme qu’elle aurait fait semblant de gagner aux cartes. Cette interprétation sordide peut faire plaisir aux petits esprits ; on doit constater qu’il n’en existe pas le moindre élément dans le texte de Pouchkine. Dans ce texte, personne ne s’inquiète de savoir si l’anecdote est ou non vraisemblable ; on la trouve divertissante et c’est tout. Quant à Hermann, il n’hésite pas : elle lui paraît d’emblée sûre.

Il est facile de se persuader, si l’on y tient, que tout ce qui suit demeure explicable dans les limites de l’honnête vraisemblance bourgeoise. Tous les faits extraordinaires sont en effet vus par Hermann, et par Hermann seul. On est donc fondé à parler d’hallucination, en ajoutant quelques coïncidences. Mais, une fois de plus, rien dans le texte n’indique cette issue ; rien non plus ne suggère que les phénomènes étranges relèvent d’une logique du surnaturel. Le texte n’hésite pas ; il est muet ; il ne semble voir aucune difficulté.

Plutôt que de poser une question oiseuse, il vaut la peine d’essayer de voir les effets que produit une remarque assez anodine sur les pouvoirs de l’imagination. Cette remarque intéresse Lisa, et non, comme on pourrait le croire, Hermann :

Les propos de Tomski n’avaient été que badinage, mais ils étaient restés gravés dans le cœur de la jeune rêveuse. Le portrait esquissé par Tomski coïncidait avec l’image qu’elle-même s’était faite d’Hermann. Ce personnage banal que les romans avaient déjà mis à la mode l’effrayait et la séduisait tout à la fois.

                               (DP, p.55)

Слова Томского были не что иное, как мазурочная болтовня, но они глубоко заронились в душу молодой мечтательницы. Портрет, набросанный Томским, сходствовал с изображением, составленным ею самою, и, благодаря новейшим романам, это уже пошлое лицо пугало и пленяло ее воображение.

On sait que Tomski est un ami d’Hermann. C’est lui qui, un soir, chez Naroumov, a raconté l’anecdote des trois cartes. Il vient de dire à Lisa, au cours d’un simple conversation de bal, qu’Hermann « a le profil de Napoléon et l’âme de Méphistophélès » ( у него профиль Наполеона, а душа Мефистофеля). Il  a ajouté : « Je crois qu’il doit avoir au moins trois crimes sur la conscience » (Я думаю, что на его совести по крайней мере три злодейства). Il fait donc partie de ces personnages qui disent n’importe quoi, sans pouvoir se rendre compte que leurs bavardages provoquent, sur certains esprits passionnés, un effet extraordinaire. Le fantastique est déjà là, dans cet écart entre les expressions banales et les réactions qu’elle entrainent.

Hermann est-il un être méphistophélique, une créature diabolique ? Vient-il de l’univers des mythes ? Lisa sera-t-elle tentée de prendre l’expression au pied de la lettre ? Elle le pourrait, si elle savait où est Hermann, au moment où elle se remémore les paroles de Tomski. Le léger retour en arrière que la nouvelle accomplit au début du chapitre IV produit ce curieux effet. Car, à la fin du chapitre III, Hermann a pénétré dans la chambre de la vieille comtesse, l’héroïne de l’anecdote des trois cartes, avec le projet de lui arracher son secret. Il n’y est pas parvenu ; la malheureuse est morte de peur quand il l’a menacée d’un pistolet. La phrase que Tomski a jetée comme sans y penser prend soudain un tour prophétique, et Lisa se répète à part soi : « Cet homme doit avoir au moins trois crimes sur la conscience. » Mais que devient la mention de Napoléon ? On la retrouve une page plus loin ou quelques heures plus tard, au petit matin. Lisa regarde Hermann :

« Il était assis sur l’appui de la fenêtre, les bras croisés, fronçant un sourcil menaçant. Dans cette attitude, il rappelait de façon étonnante le portrait de Napoléon. Même Lisaveta Ivanovna fut frappée par cette ressemblance. »

  (DP, p. 57)

                                     он сидел на окошке, сложа руки и грозно нахмурясь. В этом                                          положении удивительно напоминал он портрет Наполеона.                                          Это сходство поразило даже Лизавету.

Il n’y a sans doute rien d’extraordinaire dans cette ressemblance. On peut remarquer qu’elle a été annoncée, que Tomski l’a suggérée, et il a été dit  combien Lisa était romanesque, imaginative. Il serait sans doute exagéré du suggérer que le personnage d’Hermann a été métamorphosé en Napoléon.

Mais dans une nouvelle qui se termine par la transformation d’une figure de carte en vieille comtesse, on est tout de même en droit de se poser quelques questions. Il semble utile d’interroger quelques comparaisons , quelques métaphores, fussent-elles des clichés. Le fantastique n’est-il pas déjà là ?

Le plus curieux, dans le chapitre IV de La Dame de pique, est peut-être le monologue au style direct qui le termine. Descendant l’escalier secret qui conduit à la chambre de la comtesse, Hermann évoque les amants que la dame a fait autrefois fait passer par là, et qui ne sont plus, comme elle, que des fantômes : le monologue est, si l’on veut, un récit. Mais c’est un récit dont le héros est anonyme, parce que multiple :

« Peut-être que par ce même escalier un jeune amant comblé s’était introduit soixante ans auparavant, à la même heure, en habit brodé, coiffé à l’oiseau royal, pressant son tricorne sur sa poitrine… Il pourrissait depuis longtemps dans sa tombe.  (DP, p. 57)

По этой самой лестнице, думал он, может быть, лет шестьдесят назад, в эту самую спальню, в такой же час, в шитом кафтане, причесанный à loiseau royal, прижимая к сердцу треугольную свою шляпу, прокрадывался молодой счастливец, давно уже истлевший в могиле.

Des suggestions effrayantes se dessinent : il semblerait qu’Hermann soit, pour ainsi dire, le dernier amant de la comtesse, puisqu’il reproduit certains gestes de ce personnage anonyme, puisqu’il rejoue, au moins en partie, le rôle. Et l’on est conduit à penser qu’il a étreint la Mort elle-même. Bien entendu, le texte ne dit rien de tel ; il se contente de donner les  éléments d’une comparaison qu’un lecteur peut transformer en identification. On se rappelle que, alors que le héros était caché dans la chambre de la comtesse, celle-ci « entreprit de se déshabiller devant son miroir » (DP, p. 50 — Графиня стала раздеваться перед зеркалом.). La narration donne quelques détails, un nombre inhabituel de détails, puis conclut : « Hermann fut témoin de tous les répugnants mystères de sa toilette » (Германн был свидетелем отвратительных таинств ее туалета). Le mot « mystère » est inattendu ; il pourrait désigner, en langage galant, de jolis secrets d’alcôve ; il fait allusion aussi, malgré tout, au langage religieux. En pénétrant dans l’intimité de la vieille comtesse, Hermann a vu se révéler à lui la Nature dans toute son horreur ; tout est fait pour suggérer que le secret de la Nature est la mort. Le visage de la vieille est un « visage mort » (мертвое лицо), son corps ressemble à un cadavre qu’animerait « un effet de quelque galvanisme » (по действию скрытого гальванизма), une électricité fournie par un opérateur.

C’est une morte qu’Hermann a tuée.

 

 

 

MÉTAPHORE ET HALLUCINATION

 

On peut s’étonner des métaphores qu’utilise l’évêque, lorsqu’il fait l’éloge de la défunte pendant la cérémonie funèbre :

« L’ange de la mort, dit l’orateur, l’a reçue alors qu’elle veillait en de pieuses méditations, dans l’attente du Fiancé de minuit. »   (DP, p. 59)

 «Ангел смерти обрел ее, — сказал оратор, — бодрствующую в помышлениях благих и в ожидании жениха полунощного».

C'es métaphores sont proposées à un public qui s’ennuie, au cours d’une cérémonie qui relève, comme les bals, de la mondanité : un grand enterrement, dont la richesse dit le rang de la défunte. Elles sont aussi banales que la cérémonie elle-même. il suffit de savoir qu’elles viennent de l’Évangile, et qu’elles pourraient figurer sans difficulté dans toute oraison funèbre. L’allusion renvoie à la parabole des vierges sages et des vierges folles, dont le sens est donné par la formule « Veillez donc, car vous ne savez ni le jour ni l’heure » (Matthieu, 25,13). Les jeunes filles du récit doivent faire partie du cortège qui accueillera le fiancé : le fiancé arrive tard dans la nuit ; il y a des jeunes filles prévoyantes, « les vierges sages » qui ont emporté une provision d’huile pour leur lampes, et pourront éclairer le fiancé lors de son arrivée. C’est à elles qu’est comparée la défunte, au prix de quelques imprécisions : les jeunes filles du récit évangélique ne sont pas restées « vigilantes, dans des méditations pieuses » ; elles se sont au contraire endormies. Mais leur prévoyance peut être comprise comme le signe qu’elles étaient prêtes à accueillir le fiancé.

L’évêque introduit d’autre part un « ange de la mort » qui ne figure pas dans l’Évangile, et qui ferait plutôt penser à des traditions musulmanes. Son pieux discours tend à identifier, conformément au sens que doit prendre la parabole, le fiancé, dont l’arrivée surprend, et celui qui annonce le trépas. Innocemment, il ouvre la porte aux interprétations les plus invraisemblables. La comtesse, sans le savoir, attendait Hermann, comme, autrefois, elle avait attendu un amant. Hermann lui a apporté la mort. Hermann est à la fois le fiancé de minuit et l’ange de la mort.

Nouvelle variation mythologique en marge d’un récit qui relève des faits dives.

Bien entendu, les différentes variations ne sont pas forcément compatibles entre elles. Les réseaux imaginaires s’entrecroisent à l’infini, comme dans ces récits de rêve que Freud a entrepris de démêler. Certains jeux de l’inconscient se déroulent dans la multiplicité anarchique des sollicitations, malgré les efforts de synthèse qui se poursuivent autour du moi. La figure de la Mort peut être revêtue, en des contextes divers, par la comtesse, puis par Hermann.

Mais il est clair aussi que, par moments, Lisa s’est identifiée à la comtesse. C’est elle qu’Hermann a fini par aimer, après avoir joué, en recopiant des lettres dans un roman, le rôle de soupirant passionné. C’est à elle qu’il a demandé un rendez-vous. C’est dans sa chambre qu’il devait se glisser, amant heureux. Il  s’est volontairement trompé de porte. De cette faute-là aussi il devra rendre compte. On sait que, lorsqu’elle lui apparaît pendant la nuit, la comtesse lui enjoint d’épouser la jeune fille. S’agit-il seulement de réparer sa faute ?

On peut se poser quelques questions sur la signification des informations brèves qui terminent l’œuvre :

                        « Lisavéta Ivanovna a épousé un fort aimable jeune homme. […] Lisaveta Ivanovna a                           recueilli chez elle une jeune parente pauvre. »  

                                                                                               (DP, p. 65)

                                    Лизавета Ивановна вышла замуж за очень любезного молодого                                                 человека.[…]У Лизаветы Ивановны воспитывается бедная                                              родственница.

Lisa a donc reproduit, après son mariage, la structure dans laquelle le lecteur l’a trouvée au début du récit ; elle a installé chez elle quelqu’un qui doit jouer le rôle qu’elle a joué elle-même ; et elle se trouve dans la position qui était celle de la comtesse. Peut-être sera-t-elle moins désagréable avec sa pupille.  Notons que, d’une certaine façon, il ne s’est rien passé : le monde compte toujours des pupilles et des bienfaitrices.

Est-ce, métaphoriquement, la comtesse que devait épouser Hermann, « fiancé de minuit » et « ange de la mort » ? On note que, au moment où, s’approchant du cercueil, évidemment ouvert selon l’usage russe, le jeune homme a l’impression que la morte le regarde en clignant de l’œil, Lisa s’évanouit, comme si la vivante devait mourir pour que revive la morte. Tout se passe comme si la vieille dame s’était réincarnée en sa pupille, comme si elle avait été, elle aussi, séduite et trompée par le héros.

Une très légère modification que le texte a subie lorsqu’il est devenu livret d’opéra pour Tchaïkovski révèle d’étranges abîmes. On lit, dans ce livret :

                        « Je suis venue, bien malgré moi. /Et j’ai la mission d’accomplir ton vœu./ Sauve Lisa.                         Épouse-la ! /Et  tes trois cartes / Gagneront l’une après l’autre. Souviens-toi:/le trois,                          le sept et las ! »

                                               Я пришла к тебе против воли, но мне велено исполнить                                                твою просьбу. Спаси Лизу! Женись на ней! И три карты                                                            выиграют сразу. Запомни: Тройка, семерка, туз.

C’est évidemment le spectre de la comtesse qui profère ces paroles. Voici ce qu’elle dit dans Pouchkine :   

« Je suis venue vers toi contre mon gré […] Mais il m’a été ordonné d’exaucer ta requête. Le trois, le sept et l’as as gagneront d’affilée, mais tu dois miser une seule carte par jour, et ne plus jouer de ta vie ensuite. Je te pardonne ma mort, à la condition que tu épouses, ma pupille Lisaveta Ivanovna... »   (DP, p. 61)

                                    — Я пришла к тебе против своей воли, — сказала она                                                    твердым голосом, — но мне велено исполнить твою                                                      просьбу. Тройка, семерка и туз выиграют тебе сряду, но с тем,                                           чтобы ты в сутки более одной карты не ставил и чтоб во всю                                             жизнь уже после не играл. Прощаю тебе мою смерть, с тем,                                        чтоб ты женился на моей воспитаннице Лизавете Ивановне...

Bien que certaines phrases aient été reprises mot à mot, le sens général est tout à fait différent. Dans le texte du livret, il faut comprendre que le jeune homme est invité à réparer le mal qu’il a fait à la jeune fille, et qu’il sera récompensé par un gain important. Ainsi, dans l’opéra, le tableau qui suit est-il justifié : dans son duo avec Lisa, Hermann ne songe qu’aux trois cartes, et n’entend pas la jeune fille qui parle mariage. Il sera donc puni.

Le texte de Pouchkine dit autre chose. C’est après lui avoir indiqué les trois cartes fatidiques que la comtesse ajoute : « Je te pardonne ma mort ». Il n’est plus question de réparer le mal fait à Lisa, mais celui dont la comtesse a été victime. Lisa est l’instrument de cette réparation, parce qu’elle peut représenter un substitut de la comtesse.

Notons au passage qu’un texte d’opéra doit distinguer les personnages en caractérisant leur voix : Lisa est un grand soprano dramatique ; la comtesse possède au contraire un mezzo soprano un peu sombre. Les effets d’identification sont difficiles à obtenir ; il faut les considérer, au théâtre, comme peu souhaitables. Le texte du livret les évite jusqu’au bout. Lorsque Hermann perd tout sur sa dernière carte, sur cet as qu’il a cru jouer, alors qu’il a joué, par une erreur inexplicable, une dame de pique, il a, dans l’opéra, une double vision : d’abord la comtesse, que nomme la didascalie ; puis Lisa, dont le nom ne figure que dans les paroles chantées. Le spectateur doit voir de ses yeux le spectre de la comtesse, que le héros invective : « Maudite ! » (Проклятая!) Mais Lisa n’apparaît pas ; c’est à une image intérieure que le héros murmure : « Ma beauté, ma déesse, mon ange ! » (Красавица! Богиня! Ангел!). Le contraste est complet.

Dans la nouvelle de Pouchkine, Lisa est oubliée. Ne restent en lice que la dame de pique et la comtesse. La dame de pique cligne de l’œil, comme la comtesse dans son cercueil. Lisa s’est-elle, elle aussi, confondue avec la figure de carte ?

Quand Hermann perd la raison, le fantastique s’efface. Lisa revient, dans le bref épilogue. Nous avons vu qu’elle a fait un honnête mariage, qu’elle a quitté le monde des rêves, des romans, des gestes superbes.

Pendant un moment, pour trois personnages, le monde habituel a changé de couleur ; une perspective s’est ouverte sur un autre monde : la magie existait. Méphistophélès était présent, le destin pouvait désigner trois cartes, les mortes revenaient sur terre. Un joueur décidé allait faire fortune en trois coups. On ne sait pourquoi, il échoue. Le jeu reprend, le jeu banal.

 

LA FOLIE

                        « Que Dieu m’épargne la folie. »

                                               (LM, p. 161 ; EE1, pp. 212-213. )

                        Не дай мне бог сойти с ума.

Ce poème, à la première personne, date de la même année que La Dame de pique. Il évoque un double visage de la folie, l’horreur de l’asile où, en ce temps-là, les malades étaient simplement enchaînés, et le bonheur d’être délivré de toute contrainte.

                        « Si seulement on me laissait

                        Libre, je courrais, léger,

                        Dans la sombre forêt […]

                        Je me perdrais dans les fumées

                        De beaux rêves confus […]

                        Je serais fort, je serais libre,

                        Tel l’ouragan qui ravage les champs. »

                                               Когда б оставили меня

                                               На воле, как бы резво я

                                               Пустился в темный лес![…]

                                               Я забывался бы в чаду

                                               Нестройных, чудных грез.[…]

                                               И силен, волен был бы я,

                                               Как вихорь, роющий поля,

                                               Ломающий леса.

La répétition du mot « libre » se trouve, un peu atténuée, dans le texte original : les mots sont différents, mais construits visiblement sur la  même racine. La folie, loin de toute société, est-elle ici une image de l’inspiration poétique ? Dans les villes, le fou est l’objet de sarcasmes : on visite l’hôpital comme une ménagerie, pour s’amuser, pour agacer les malades « à travers les grilles » (сквозь решетку).

L’image de la folie douce n’est pas fréquente chez Pouchkine ; peut-être l’aperçoit-on un instant, un bref instant, chez l’Innocent de Boris Godounov ; mais les garnements ne sont pas loin, qui vont venir tourmenter le malheureux.

Le délire, tel que Pouchkine le représente, oscille régulièrement entre la terreur et le bonheur. Un personnage y succombe, pour échapper à une réalité insupportable. Il joue alors de la confusion pour donner un aspect rassurant à ses terribles obsessions. On assiste à la fabrication d’une fiction à partir de ce qui existe. Le processus est assez comparable à celui qui agit dans le fantastique.

 

 

POLTAVA OU LE RESSASSEMENT

 

Une image de folle traverse la fin de Poltava (EE1, p. 517).  C’est Maria qui vient d’apprendre que son amant, le vieux Mazeppa, a fait torturer à mort son père. Le discours de la malheureuse est une dénégation passionnée de ce qui s’est passé : son père est, à l’entendre, toujours vivant ; c’est par un affreux mensonge qu’on a voulu la persuader qu’il avait eu la tête tranchée. Elle confond les temps, croit de toutes ses forces qu’il lui faut encore éviter de faire du bruit pendant la nuit, de peur d’éveiller son père.

Cette confusion est facilitée par le fait qu’elle a reconnu son interlocuteur : c’est Mazepa lui-même, qui l’a rencontrée sur la steppe, après la bataille où il a tout perdu. Maria veut oublier ce qu’elle a su depuis de ses méfaits.

Soudain, tout  change : elle se rappelle, et, du coup, le prend pour un autre : une image idéale de Mazepa apparaît dans son discours, consolante et fictive.

On évoquera plusieurs scènes de Shakespeare, et notamment la folie d’Ophélie, dans Hamlet. On songera aussi à la dernière scène du premier Faust de Goethe. Certains procédés sont les mêmes, incontestablement. La fonction peut apparaître comme légèrement différente. La scène de Pouchkine intervient au moment où tout est fini ; il n’y a plus aucune décision à prendre ; tout dénouement est désormais passé. Il ne s’agit plus que de ressasser , de broder d’amères variations sur tout ce qui a eu lieu. Le jeu des confusions et des méprises sert à broder ces variations, comme dans le rêve de Tatiana.

Un jeu de contrastes simples, avec de frappantes naïvetés, rappelle sans doute le style légèrement folklorique qui marque l’ouverture du poème Le discours du délire semble se construire pour lui-même, en antithèses, à partir d’une distinction fantastique entre deux Mazepa : celui que la jeune femme a devant les yeux, celui dont elle rêve.

On pourrait dire aussi qu’à travers ce contraste se dit, malgré le personnage, certaine vérité du poème. Mazepa est un être double, dont les mensonges s’accumulent et s’entraînent les uns les autres, comme les crimes de Macbeth. Il est à la fois le prince « féroce », qui a fait supplicier le père de sa maîtresse, et le vieillard plein de séduction qui a su, autrefois, lui tourner la tête, comme Othello a ensorcelé Desdémone. Libre à qui voudra de supposer, dans la témérité de l’interprétation, que le vieillard superbe est aussi, par quelque côté, le père de la belle Maria.

Mais, en même temps, le détail, bizarre à nos yeux, de la « moustache » blanche « comme neige » rappelle ce que Maria  ignore sans doute, l’origine de la haine du cosaque pour le tsar, cette sordide histoire de moustaches tirées un soir de beuverie. En quelques vers, sans que place soit laissée à un long développement, quelques éléments de l’histoire sont soumis à un nouveau traitement.  Une ligne de points et un épilogue, écrit au nom d’un narrateur anonyme, proposent une autre composition, une autre position du kaléidoscope, une autre variation.

 

 

« HANTÉ D’HORRIBLES PENSÉES »

 

On peut rêver à perdre de vue sur ce qui a conduit Pouchkine à reprendre, pour le héros de Cavalier de bronze, le même prénom que pour le protagoniste de son roman en vers : Eugène. Bien des traits distinguent les deux personnages : l’un vivait oisif, et périssait d’ennui ; l’autre n’a guère le temps de se morfondre : il lui faut travailler pour gagner son pain. Le premier se divertissait parfois à collectionner les victoires amoureuses ; le second a une fiancée et songe à s’établir, dès qu’il sera un peu moins pauvre. Onéguine a tué par sottise un ami et semble s’accommoder de ses remords. L’autre Eugène, qui n’a même pas de patronyme, perd la raison le soir où Paracha disparaît, noyée au cours du raz de marée qui s’est abattu sur Pétersbourg.

Eugène perd la raison, comme Hermann, dont il est un peu le frère : Le Cavalier de bronze a été écrit comme La Dame de pique pendant le mois d’octobre 1833, que Pouchkine passe à Boldino. Eugène pourtant n’a jamais essayé de forcer la main de la fortune ; pour obtenir une modeste aisance, il compte sur son travail et sa patience.

Pouchkine s’est plu à lui prêter un trait qui les rapproche : comme le poète, Eugène appartient à cette vieille noblesse qui a perdu tout pouvoir et presque tout souvenir d’elle-même. Son nom de famille a figuré dans des chroniques et même dans l’Histoire de l’État russe de Karamzine (détail qui ne figure pas dans toutes les traductions). Ce nom s’est perdu, comme a pâli la gloire de Moscou lorsque Pierre le Grand a fondé, sur le bord de la mer, une nouvelle capitale que menace le sort de la ville d’Ys :

                        « Et l’ancienne Moscou a perdu son éclat

                        Devant la jeune capitale

                        Comme l’auguste douairière

                        Le cède à l’épouse du tsar. »   (LM, p. 181)

                                               И перед младшею столицей

                                               Померкла старая Москва,

                                               Как перед новою царицей

                                               Порфироносная вдова.

Un jeu de comparaisons se dessine, qui explique peut-être pourquoi le poème, relativement bref, est précédé d’un long prologue où le héros n’apparaît pas, où il cède toute la place à l’image de Pierre le Grand.

Un autre jeu de comparaisons apparaît plus loin, après le désastre. Eugène ne sait plus exactement en quel temps il vit. Il lui semblera le savoir à nouveau lorsque le vent fera entendre le même vacarme que la terrible nuit. Le texte dispose très subtilement les notations. On apprend d’abord que « taciturne, hanté d’horribles pensées »(Ужасных дум / Безмолвно полон), Eugène revit sans cesse, mais confusément, le malheur qui l’a frappé, ou plutôt l’atmosphère dans laquelle ce malheur s’est déroulé.

                        « L’inquiétante rumeur

                        De la Néva et des vents résonnait

                        À ses oreilles.                             (LM, p. 193)

                                               Мятежный шум

                                               Невы и ветров раздавался

                                               В его ушах.

Or le poème vient de dire que la tempête n’est plus qu’un souvenir :

                        Les rayons du matin […]

                        Luirent sur la ville apaisée. »

                                               Утра луч […]

                                    Блеснул над тихою столицей

La tempête ne hurle plus que dans la tête du héros. L’image de la folie qui est ici donnée rappelle celle du poème cité plus haut ; mais on ne saurait dire qu’elle en garde la sérénité. La méchanceté des humains s’exerce comme à l’ordinaire. Eugène est poursuivi par des gamins, comme l’innocent de Boris Godounov :

                        « Des enfants lui jetaient des pierres.

                        Souvent les cochers de leur fouet

                        Le cinglaient. »                (LM, p. 194)

                                                           Злые дети

                                    Бросали камни вслед ему.

                                    Нередко кучерские плети

                                    Его стегали.

On sait que ce dernier détail reparaît dans Crime et châtiment (II, III) ; ce n’est pas la dernière fois que nous avons à observer combien de traces l’œuvre de Pouchkine a laissées dans celle de Dostoïevski, quelle que soit la différence de leurs poétiques.

Torturé par ses semblables, mais aussi nourri pour l’amour de Dieu, Eugène vit « assourdi par la rumeur d’une angoisse intérieure » (оглушен […] шумом внутренней тревоги).

L’automne ramène le mauvais temps. Le cri du vent, l’agitation des vagues permettent enfin des analogies entre la réalité extérieure et l’obsession qui hante le malheureux. Il se retrouve. « Une lucidité atroce l’éclaira » (LM, p. 195. Прояснились /В нем страшно мысли).

Mais cette lucidité n’est d’abord que l’occasion d’une nouvelle confusion. Le personnage s’adresse à une statue, à la statue de Pierre le Grand, comme s’il avait devant lui, vivant, celui qu’elle représente. Tel est le sens du mot « idole ». La folie d’Eugène consiste, confusion faite, à insulter l’idole. Il y a du blasphème dans son geste, dans ce geste qui exprime à la fois le défi et la terreur. À peine lancée sa menace un peu vulgaire, son « gare à toi ! ... » (Ужо тебе!), Eugène s’enfuit. Immédiatement, il est poursuivi par le Cavalier de bronze.

La représentation de la folie rejoint ici le fantastique. Folie, puisque le texte, qui l’a nommée, semble ne rien dire qui ne puisse trouver place dans la conscience troublée du personnage. Fantastique, puisque pénètre dans un lieu familier, dans une ville connue, une logique venue d’ailleurs. Puisqu’il y a envahissement du texte par la folie, le lecteur n’a plus d’autre lieu que la perception folle elle-même. Tout est fait pour qu’il néglige de poser la question du possible. Le lieu familier a été transformé en lieu mythique.

Et c’est la parole même du fou qui, parce que les mots sont glissants, produit l’intrusion de l’extraordinaire. « C’est bon, bâtisseur de prodiges » («Добро, строитель чудотворный!) 

« Prodiges », oui. On pourrait presque dire : « miracles ». L’invective lancée par Eugène comporte un adjectif qui, dans d’autres contextes, devrait se traduire par « miraculeux », voire « thaumaturge ». Cet adjectif convient à une icône par laquelle s’accomplissent des miracles. L’ « idole » est miraculeuse. L’incroyable peut se produire. Il se produit : la statue galope par les rues.