LA TENTATION DU THÉÂTRE

 

Il n’est pas extraordinaire que Pouchkine ait écrit des textes dramatiques ; on pourrait soutenir que tous les poètes que nous appelons « romantiques » s’y sont essayés ; les exceptions se comptent sur les doigts d’une main.

Il n’est pas extraordinaire non plus que Pouchkine n’ait pas fait une carrière d’auteur dramatique : il n’était pas question qu’il y songe avant d’être revenu dans les capitales. Plus tard, son seul essai a paru peu concluant :  Mozart et Salieri (LM, p. 225), créé en 1832 à Pétersbourg, n’a pas fait sensation. Il est vrai que la pièce est fort brève ; donnée en début de spectacle, elle est presque passée inaperçue.

L’envie d’écrire pour la scène est plus forte chez Pouchkine que tout souci d’imiter Goethe, Byron ou quelque autre, et que tout désir de monter sur les planches pour saluer à la fin d’un spectacle. On en aurait la preuve dans le fait qu’il n’a jamais publié sa « petite tragédie » consacrée à Don Juan. La pièce s’appelle, dans le manuscrit, « Le Convive de pierre » — telle est au moins la traduction habituelle en France, par référence à la tradition italienne que Molière avait malmenée en inventant un improbable « Festin de pierre ». L’inconvénient est que le mot russe гость (prononcer « gost ») désigne toute espèce de visiteur et pas seulement celui qui vient souper ; justement, dans Pouchkine, le Commandeur n’est pas invité à s’attabler. On a proposé diverses solutions de remplacement : « L’invité de pierre » (OC1), « Le Visiteur de marbre » (EE2). Dans une lettre (OC3, p. 353) Pouchkine donne la liste de ses « scènes dramatiques ou petites tragédies ». Il y inclut un « Don Juan », titre qui, donc, a son aval et pourrait être retenu. C’est la seule mention qu’il ait jamais faite de cette pièce, dont il n’est pas interdit de penser qu’elle est la plus scénique de toutes.

Quelque titre qu’il reçoive, le Don Juan n’a pas été publié par son auteur ; on peut se demander si Pouchkine le destinait à la scène. Et l’on se rappellera l’admiration dont il témoigne pour un texte dramatique de Musset, Les Marrons du feu, qui, dit-il, « permet à la France d’espérer un tragique romantique » (OC3, p. 362). Or ce bref poème dialogué est donné pour injouable ; Musset l’a publié dans un recueil de poèmes, et, en multipliant les changements de décor, il a déclaré d’emblée qu’il méprisait les contingences : on se croyait alors obligé de proposer des décors réalistes, et tout changement posait des problèmes.

Dans le Don Juan de Pouchkine, le décor change aussi un peu trop souvent : trois fois en moins d’une heure. Le poète pensait-il qu’un directeur de théâtre aurait renâclé ? La chose est vraisemblable.

Reste la scène mentale.

L’attirance de Pouchkine pour la forme dramatique, indépendamment des possibilités immédiates de réalisation, est liée à une question d’écriture poétique. Il existerait des moments où le dialogue suffit, assorti éventuellement de quelques indications sur le décor et le jeu, sans intervention de narrateur. Mais il importerait toujours que le lecteur, supposé imaginatif, puisse se représenter les personnages en action dans un lieu. Il ne suffirait pas de faire se rencontrer des discours. Disons qu’est sans rapport avec le théâtre un dialogue comme celui-ci :

                        « Tout m’appartient », proclame l’or.

                        « Tout m’appartient », a dit l’acier.

                        « Je peux tout acheter », dit l’or.

                        « Je peux tout prendre », dit l’acier.

                                                           (LM, p. 87)

                                                           «Всё мое» ,— сказало злато;

                                                           «Всё мое», — сказал булат.

                                                           «Всё куплю», — сказало злато;

                                                           «Всё возьму», — сказал булат.                     

Ces quatre vers imitent une épigramme française anonyme, bon exemple de cette poésie simplement intelligente qui a été en honneur au XVIIIe siècle.

 

 

 

LE DIALOGUE DANS  LES TSIGANES

Il en va tout autrement du dialogue qui apparaît au début des Tsiganes (EE1, p. 444), œuvre dont la composition précède de peu celle de Boris Godounov. L’ouverture se fait sur le mode narratif, à la troisième personne ; aucun narrateur n’est visible. Mais le texte en présuppose la présence, jusqu’au moment où commence à parler une jeune fille. À la jeune fille répond un vieillard, son père, dont la tirade est précédée, comme dans un texte destiné au théâtre, du nom du personnage. La majeure partie des épisodes qui suivent sera présentée sous cette forme. À la fin du poème, on voit apparaître, entre parenthèses, des didascalies : « il lui perce le cœur » (p. 459).

L’effet du procédé est  connu : à tort ou à raison, le lecteur se figure qu’il n’a plus affaire à un auteur, et que tout lui est dérobé des personnages à part les quelques gestes qu’ils font et les paroles qu’ils prononcent. Les gestes peuvent être objectivement décrits ; les paroles sont simplement rapportées. Aucune place n’est, au moins apparemment, laissée à l’interprétation.

Dans un poème comme Les Tsiganes, le procédé devrait permettre de laisser tout son mystère au personnage central, celui d’Aleko, et de transformer en énigme l’héroïne, Zemphira. On ne sait d’où vient Aleko, ni pourquoi il est « poursuivi par la loi », ni quelles images hantent son rêve, ni quel nom il prononce de manière indistincte au cours de son sommeil agité. L’affreux secret qui pèse sur sa conscience nous restera à jamais inconnu.

Ce motif typiquement byronien du personnage hanté par un passé dont l’horreur est indicible, Pouchkine l’a repris dans les trois grands poèmes de l’exil : Le Prisonnier du Caucase, La Fontaine de Bakhtchisaraï et Les Tsiganes. Dans les deux derniers textes, il a emprunté à Byron un procédé narratif assez nouveau, qui consiste en une discontinuité délibérée du récit : des lignes de points de suspension séparent des épisodes dont il faut deviner comment ils se relient les uns aux autres. La question de la discontinuité se retrouvera plus tard dans d’autres contextes. Il suffira ici de remarquer qu’elle s’oppose à la perception d’une voix narrative unique, d’un récit qui semblerait maîtrisé par la conscience d’un narrateur.

Pour le personnage de Zemfira, le récit ne décrit jamais ses états d’âme. On ne sait d’elle que ce qu’elle dit. Certes, si elle ne raconte pas ses aventures amoureuses, elle ne prend guère la peine de mentir. Elle a, si l’on veut, la superbe insolence de la Carmen de Mérimée, et l’on comprend que des historiens qui, à tort, supposaient possible de donner un sens précis au mot « influence » aient cherché à savoir, sans résultat, si Pouchkine avait pu influencer Mérimée. Il reste que l’usage du dialogue dramatique fait du personnage un être complètement étranger au lecteur ; et ce lecteur, privé  de toute explication, n’a plus d’autre issue, s’il lui plaît, que l’identification.

En fait, le poème de Pouchkine est beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît. Les passages de dialogue alternent avec les passages à la troisième personne, d’où il arrive que, malgré tout, une première personne ne soit pas exclue ; certaine évocation de la vie tsigane suggère par exemple que ce monde est :

                        « Étranger aux vaines promesses,

                        Aux évanescentes mollesses

                        De notre vie en ses entraves,

                        Lassante comme un chant d’esclave. »

                                    (EE1, p. 446, trad. de Katia Granoff)

 

                                               Так чуждо мертвых наших нег,

                                               Так чуждо этой жизни праздной,

                                               Как песнь рабов однообразной!

 

            (Plus exactement :       « Si étranger à nos froides voluptés,

                                               Si étranger à cette vie vaine,

                                               Qui est monotone

                                               Comme un chant d’esclaves. »)

Et ces vers, qui mettent en cause à la fois un narrateur, un auteur et un lecteur, ont plus tard un écho dans les paroles du personnage :

                                    « Que regretter… ? Si tu savais

                                    L’esclavage étouffant des villes.

                                    Derrière leurs murs élevés

                                    Languissent tant de gens serviles. »

                                               (EE1, p. 446)

                                               О чем жалеть? Когда б ты знала,

                                               Когда бы ты воображала

                                               Неволю душных городов!

(Plus exactement : « Que regretter… ? Si tu savais, si tu pouvais imaginer l’esclavage étouffant des villes. »)

Il ne serait pas impossible de mettre en relation certaines paroles d’Aleko et certaines poésies brèves de Pouchkine. Le personnage, en déclarant que les humains mendient de l’argent et des chaînes peut faire songer à tel texte où sont flétris les peuples, « bétail » lâche qui ne mérite que « le joug, les grelots et la trique » (JLB, p. 144 ;  cf. LM, p. 44 ; EE1, p. 54.)

                         Ярмо с гремушками да бич.

La grande force des Tsiganes est peut-être dans cette perpétuelle hésitation entre un récit qui donnerait des clés pour une interprétation et un dialogue qui renvoie le lecteur aux paroles entendues. Hésitation aussi, par conséquent, entre l’exégèse allégorique, qui ferait d’Aleko un double de Pouchkine, et la lecture ingénue, qui se contente de ce qu’elle voit.

Il reste que, pendant tout le XIXe siècle au moins, le personnage a servi de lieu d’identification à nombre de jeunes gens en mal d’originalité. Pour beaucoup de lecteurs, Les Tsiganes étaient l’œuvre la plus forte de Pouchkine, et l’on pouvait pour ainsi dire la jouer dans la vie courante. Tchékhov, dans Les Trois Sœurs, a mis en scène, sous le nom de Solioni, un dangereux cabotin, officier timide et malappris, qui parfois monologue « en déclamant », à la fois pour lui-même et pour la galerie : « Reste calme, Aleko… oublie, oublie tes rêveries ». La citation ne vient pas directement du poème de Pouchkine ; mais le nom est bien celui du héros des « Tsiganes », ainsi devenu modèle d’enfant du siècle pour sous-lieutenant mal à l’aise dans sa peau.

 

 

LE THÉÂTRE ET LE THÉÂTRAL

 

Rien n’est pourtant plus opposé que le cabotinage à l’idée que Pouchkine se fait du théâtre, et ce, bien que son époque ait affiché un goût pour les grands effets. On s’en rend compte en comparant le texte de son Boris Godounov au livret qu’en a tiré Moussorgski. Le compositeur a retenu le canevas général de la pièce, qu’il a dû malgré tout transformer un peu pour limiter le nombre des décors ; il a conservé des tirades entières, pour lesquelles il a écrit un récitatif très pur de lignes, qui fait parfaitement ressortir la mélodie déjà présente dans les vers. Il a délibérément transformé le rôle qui incombe au peuple, à la fois pour des raisons musicales — il souhaitait composer des chœurs nombreux et variés —  et pour des raisons idéologiques : la foule dans la tragédie de Pouchkine lui a semblé trop passive, trop vite résignée. Mais l’innovation qui nous intéresse ici porte sur le rôle du tsar Boris Godounov. Boris est obsédé par le souvenir du petit prince qu’il a autrefois fait assassiner pour monter lui-même sur le trône ; sans aucun doute il fait songer à des personnages de Shakespeare, à Richard III, d’abord, mais aussi à Macbeth. Et c’est à ce dernier que Moussorgski emprunte la grande scène de l’hallucination, où l’émotion est si violente que l’acteur est amené à crier, à hurler, plutôt qu’à chanter. Ces effets ne se rencontrent pas dans le texte de Pouchkine.

D’une manière générale, il est curieux de voir que les auteurs de livrets d’opéra qui se sont inspirés de ses œuvres — et presque toutes ont donné lieu à spectacle, opéra ou ballet — ont cherché des gestes, des attitudes, des tableaux frappants. Le défi de Lenski à Onéguine, dans l’opéra de Tchaïkovski, a lieu devant toute une assemblée de choristes et de figurants terrifiés ; dans le roman, il est porté discrètement, au petit matin, par un personnage officieux : la belle fête n’a pas été troublée. Lise, dans La Dame de pique selon Tchaïkovski, se jette dans la rivière après avoir chanté un air dramatique ; Hermann se poignarde sur scène. Dans la nouvelle, il en va autrement. La question n’est pas de savoir si Tchaïkovski a eu tort : les exigences de la dramaturgie, à cette époque-là, n’auraient pas permis de reprendre tel quel le dénouement en sourdine que Pouchkine avait construit.

On peut avoir pourtant le sentiment d’un malentendu, qui pourrait être ainsi décrit : dans leur immense majorité les textes de Pouchkine, qu’ils soient expressément destinés à la scène, qu’ils comportent des dialogues de style dramatique, ou qu’ils mènent leur narration selon la tradition du roman classique, ont tenté les professionnels du spectacle. Il semblait que leur adaptation allait de soi, comme semble aller de soi l’adaptation théâtrale ou cinématographique des romans de Dostoïevski, si riches en dialogues. Mais on découvre que cette apparente disponibilité à l’adaptation conduit à de curieuses distorsions. On dirait que Pouchkine, tenté par le théâtre, est opposé au théâtral.