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THÉÂTRE ET HISTOIRE

 

            POLTAVA

 

Le poème  Les Tsiganes est une œuvre de pure fiction. Il n’en va pas de même pour Poltava, poème que Pouchkine écrit pendant l’année 1828 et publie au printemps suivant. Texte très riche, où se rencontrent des motifs venus de divers horizons.

La bataille de Poltava représente, dans l’histoire, le renversement d’une situation : la grande aventure conquérante entreprise par le roi de Suède Charles XII marque un temps d’arrêt ; l’étoile du souverain commence à pâlir ; au contraire, par sa victoire, Pierre le Grand affirme, et pour longtemps, l’autorité de l’Empire russe. Préoccupée par la guerre de Succession d’Espagne, l’Europe occidentale semble n’avoir rien vu.

La gloire de Charles XII a été servie très tôt par un historien de premier ordre, au moins dans le sens où l’on entendait alors le métier d’historien. Quiconque a lu Voltaire connaît le roi suédois. Or Pouchkine a lu Voltaire fort jeune. Et c’est sans doute par cette lecture qu’il a appris le rudiment du métier poétique – Voltaire est poète, en effet, et admiré comme tel en ce temps-là ; notre siècle s’en étonne. En écrivant Poltava, Pouchkine se rapproche de l’historien Voltaire ; il s’engage ainsi dans une voie qui le mènera loin, qui l’aurait mené plus loin encore si le temps ne lui avait manqué : à sa mort, il avait amassé des matériaux importants pour écrire une histoire de Pierre le Grand.

La bataille de Poltava met en jeu un troisième personnage : Mazepa, l’hetman des Cosaques d’Ukraine, seigneur indépendant de fait, qui louvoie entre Russes et Suédois. Cette fois, c’est le nom de Byron qu’il faut évoquer. Le poète anglais avait en effet consacré plusieurs pages à un épisode la vie de Mazepa, qui, dans sa jeunesse, aurait été attaché sur le dos d’un cheval sauvage et lâché à travers la steppe. Le nom de Mazepa évoque plus d’une œuvre romantique : un poème de Hugo, un tableau de Delacroix, une étude virtuose de Liszt écrite pour le piano, puis transposée à l’orchestre.

Le poème de Pouchkine s’attache à la vieillesse du héros, décrit les détours de sa diplomatie, et la volte-face qui devait lui être fatale : peu de temps avant la bataille, il se déclare pour les Suédois. Selon la technique du roman historique, mise au point depuis peu par Walter Scott, Pouchkine organise son histoire autour d’un personnage secondaire, Maria. Il s’agit d’un personnage historique, dont Pouchkine a légèrement modifié la biographie : maîtresse de Mazepa, elle devine ses intrigues sans les comprendre, et ne découvre que trop tard que son propre père, pour y avoir été mêlé, a péri sous la torture.

C’est elle qui a la plus grande part dans les passages dialogués, qui obéissent aux habitudes du texte dramatique jusqu’à comporter une didascalie (EE1, p. 501). Pierre le Grand, de son côté, n’apparaît dans aucune de ces scènes. On pourrait avoir l’impression qu’il se fait un partage : l’histoire des simples mortels donne lieu à dialogue ; la grande histoire politique ne peut se dire qu’en tableaux. Certains personnages sont, de cette manière, eux-mêmes peints sous un double aspect ; c’est le cas de Mazepa qui apparaît tantôt en conversation avec Maria, tantôt au cours d’un récit de style épique.

Et c’est aussi, significativement, au cours d’un dialogue avec un certain Orlik que Mazepa révèle l’étrange secret de toute sa conduite (EE1, p. 510) : autrefois, au cours d’un banquet, le tsar lui a tiré la moustache. Offense qui ne s’oublie pas. Pouchkine écrit à ce propos :

« Mazepa élevé en Europe à l’époque où les idées sur l’honneur du noble avaient le plus de force, Mazepa pouvait se souvenir longtemps de l’offense du tsar de Moscou, et s’en venger quand l’occasion s’en présenterait. Dans ce trait, toute sa nature apparaît, dissimulée, cruelle, têtue. Tirer un Polonais ou un Cosaque par la moustache équivalait à saisir un Russe par la  barbe. »

                                                           (OC3, p.345, trad. de Lucile Jonac)

Il a semblé indispensable à Pouchkine que son héros raconte lui-même son aventure tragi-comique. Un historien moderne ne pourrait pas ne pas sourire ; une légère ironie se glisserait malgré lui dans sa phrase. Il faut donc que le personnage, et le personnage seul, ait la parole. Ainsi peuvent être conservée à la fois deux exigences contradictoires : celle de l’historien qui veut respecter la distance ; celle du dramaturge qui veut permettre l’identification.

De ce point de vue, les termes employés par Pouchkine sont nets : il s’en prend à des critiques qui ont conclu à la stupidité de son Mazepa parce que le personnage ne leur paraissait pas immédiatement convaincant, quoi qu’en ait dit l’histoire :

« De nouveau l’histoire démentie par la critique littéraire, de nouveau le " Je le sais, mais je n’y crois pas !" »             (Ibid.)                                                                   

                                                                                                         

On pense à l’échange d’amabilités féroces qui s’est fait entre Flaubert et Sainte-Beuve à propos de Salammbô. Le critique ne croit qu’à ce dont il a l’habitude, et refuse de faire l’effort d’imagination qui lui permettrait de se mettre un instant à la place d’un homme d’une autre époque. Pareille paresse pousse l’écrivain à pratiquer l’anachronisme, à représenter les hommes du passé comme  s’ils  avaient les mêmes soucis, les mêmes intérêts, les mêmes réactions que nos contemporains. C’est justement ce dont Pouchkine ne veut à aucun prix :

« Nous ne comprenons pas comment un auteur dramatique peut renoncer complètement  à sa propre façon de penser pour se transplanter complètement dans le siècle imaginé par lui. »   (OC3, p.241)                                                       

Il faudrait pourtant – tout le contexte l’indique – parvenir à réaliser ce dépaysement. Pouchkine propose un exemple à première vue extraordinaire, le Britannicus de Racine :

 « Étant un vrai poète, Racine, quand il a écrit ces beaux vers, était plein de Tacite, de l’esprit de Rome ; il représentait la Rome antique et la Cour d’un tyran sans penser aux ballets de Versailles. »  (Ibid.)

Les critiques obtus, le nez collé sur leur temps, cherchent dans tout ouvrage de fiction des « allusions » à la réalité présente. Le vrai poète se transporte dans un autre monde.                            

Il semble que, dans Poltava, le dialogue soit utilisé, au moins en partie, pour obtenir cet effet de distance. Il ne peut en aucune manière s’agir de reconstitution archéologique : les personnages de Pouchkine, dans Poltava comme dans  Boris Godounov, parlent le russe du poète, celui qui a cours au début du XIXe siècle ; les archaïsmes y sont rares et toujours acceptables. La distance historique sera obtenue par le retrait du narrateur que suppose la composition d’un dialogue.

Il existerait naturellement une autre manière d’obtenir cette distance : la dire, l’analyser, au lieu de la représenter simplement. Dans son texte critique, Pouchkine explique pourquoi Mazepa voulait se venger, par quelles « maximes », pour parler comme Racine, son comportement était réglé.

Il n’explique nulle part pourquoi, dans Boris Godounov, le tsar peut accepter sans rien dire le discours de l’Innocent :

L’Innocent. – Les gamins font des misères à Nikolka… Fais-leur couper le cou, comme tu l’as fait au petit tsarévitch.

Les Boïars. – Va-t’en, imbécile ! Saisissez-le, ce fou !

Le Tsar. – Laissez-le. Prie pour moi, pauvre Nikolka.

                                                                                              (BG, p. 146)

Il suffit d’avoir quelque teinture d’histoire médiévale pour comprendre ce qui est en jeu : un « innocent », un « fol en Dieu », est alors considéré comme un être sacré, autorisé à tout dire. Il va de soi que, dans nos sociétés modernes, un débile mental ne peut nullement prétendre à ce rôle. Boris accepte le reproche qui lui est fait. Comportement habituel en son temps. Et le spectateur, s’il est instruit et capable de s’oublier lui-même, comprend et croit.

Une fois de plus, il est clair que l’œuvre, et singulièrement l’œuvre dramatique, propose non une exacte reconstitution du passé, mais quelque chose comme une stylisation. C’est pourquoi la référence à Racine est éclairante. À une époque où il est question de couleur locale, à une époque où Hugo, dans la préface de son Cromwell, regrette que les bienséances du Grand Siècle aient empêché Racine de mettre sur la scène le banquet où Néron empoisonne Britannicus, Pouchkine semble faire fi de tout ce qui, costume, décor, mobilier, devrait « dater à coup sûr », comme dit Mallarmé, et envisage de chercher ailleurs la vérité : dans les maximes qui façonnent les esprits.

Il pose ainsi, fortement, la question de la croyance.

 

 L’IMPOSTEUR ET LE REVENANT

 

Boris Godounov n’aurait pas dû régner. Mais Théodore, fils d’Ivan le Terrible, meurt sans postérité, et il est le dernier de sa race, puisque son demi-frère Dimitri a été assassiné, encore enfant, dans des circonstances assez obscures. Boris a épousé la sœur de Théodore ; il a assumé la réalité du pouvoir, le tsar en titre lui ayant laissé la conduite des affaires pour se consacrer à la dévotion. La succession s’opère sans difficulté, malgré ceux qui murmurent que Boris est un usurpateur et, pis encore, qu’il a commandité l’assassinat du tsarévitch Dimitri.

Quelques années plus tard, une rumeur survient : Dimitri aurait échappé miraculeusement à la mort ; il viendrait, aidé des Polonais, reprendre le trône de ses pères.

Pouchkine suit sans discussion l’interprétation traditionnelle des faits, telle que Karamzine l’a consignée dans son Histoire de l’État russe : le prétendu Dimitri serait un imposteur, un certain Grégoire Otrépiev, moine échappé à son couvent.

Quel qu’il soit en réalité, ce personnage est arrivé à ses fins après diverses difficultés ; il est entré dans Moscou après la mort de Boris, et a régné presque une année avant d’être assassiné.

Cette donnée permet de mettre en valeur un personnage masqué, depuis le moment où il prend le masque. Otrépiev est encore au couvent, où il partage la cellule d’un vieux moine occupé à rédiger une chronique, lorsqu’il apprend de la bouche de ce moine tous les détails du meurtre du petit tsarévitch.  Il apprend aussi qu’il a lui-même l’âge qu’aurait le tsarévitch s’il avait vécu.       La scène dans laquelle il prend sa décision, ne se trouve que dans le manuscrit ; elle a disparu dès la première édition du texte : un « mauvais moine » y joue le rôle de tentateur » (BG, p. 173). Peut-être cette scène a-t-elle paru inutile à Pouchkine Mais la question est très embrouillée : la publication de la tragédie a été mille fois retardée, le tsar la jugeant indésirable ; elle s’est faite finalement en l’absence de l’auteur ; le poète Joukovski s’en est chargé, ami sûr, mais peut-être un peu trop prompt à céder quand les représentants du tsar exigeaient des modifications. Il est presque impossible de savoir quelles étaient réellement les intentions de Pouchkine, et pourquoi l’édition ne reproduit pas toujours le manuscrit.

Quoi qu’il en soit, la scène a été écrite. À partir du moment où Grégoire Otrépiev a pris sa décision, il se trouve constamment jouer un rôle : un contraste apparaît alors dans le texte entre les passages de récit, où sa duplicité est signalée, et les scènes représentées, où seul est sensible son aspect extérieur. Le principe de son système est rappelé, dans une scène avec le boïar Chouïski, par un personnage du nom de Pouchkine, personnage historique, ancêtre de notre poète :

« On sait qu’il a été durant un temps

Serviteur du prince Vichniévietski,

Qu’étant tombé malade, il s’est ouvert

De son secret à quelque confesseur,

Et que le prince, apprenant ce secret

L’entoura de ses soins, le fit guérir

Et l’emmena chez le roi Sigismond.

                                                                                   (BG, p. 96)

Известно то, что он слугою был

У Вишневецкого, что на одре болезни

Открылся он духовному отцу,

Что гордый пан, его проведав тайну,

Ходил за ним, поднял его с одра

И с ним потом уехал к Сигизмунду.

 

L’imposteur possède l’art de la mise en scène : il serait entre la vie et la mort quand il se décide enfin, comme s’il y était contraint, à faire connaître un secret affreux : il recourt à la confession ; d’autres passages du texte insistent sur le rôle qu’ont joué les jésuites dans l’entreprise du faux Dimitri, qui a su flatter leur goût de la conquête et les persuader que, une fois sur le trône, il ramènerait l’Église orthodoxe russe sous la houlette du pape de Rome. Certains magnats polonais ont joué dans l’aventure on rôle non négligeable : ils espéraient bien lier leur fortune à celle du futur tsar.

Il est connu que le faux Dimitri, après son avènement, a indisposé ses sujets russes, orthodoxes, par les faveurs dont il accablait ses amis polonais catholiques et qu’il ne faut chercher nulle part ailleurs la cause de son assassinat. Pouchkine est donc fidèle aux analyses des historiens. Et il a plaisir à mettre dans la bouche de personnages clairvoyants une description précise quoique rapide du jeu de mensonges que mène l’imposteur.

 

Mais il faut aller plus loin. Le récit du miracle donne un éclat extraordinaire à la figure du tsarévitch, en fait un être quasi surnaturel ; et cet éclat, paradoxalement, rejaillit sur l’imposteur :

« Cet imposteur est un danger réel.

Sous le couvert d’un nom prestigieux »

                                                                                   (BG, p. 159)

                        Опасен он, сей чудный самозванец,

                        Он именем ужасным ополчен...

(Plus exactement : « il est dangereux, cet étrange imposteur, il est armé d’un nom terrible. »)

Telle est l’opinion de Boris mourant. Mais Pouchkine l’ancêtre est du même avis :

                        Non, mais sais-tu à quoi tient notre force ?

                        Ni notre armée, ni l’aide polonaise

Ne peuvent rien [...].

L’opinion, l’opinion du peuple.

                                                                                   (BG, p. 165)

                        Но знаешь ли, чем сильны мы, [...]?

                        Не войском, нет, не польскою помогой,

                        А мнением; да! мнением народным.

Tout se passe comme si le peuple ne se souciait guère de savoir comment le tsarévitch peut être à la fois au Ciel, dans sa tombe, et à cheval, en train de livrer bataille. Il est une figure de légende, et cela suffit.

Et l’on comprend mieux le scrupule tardif de Pouchkine le poète, qui avoue avoir, « par distraction », fait du patriarche un sot, alors que le personnage authentique était un homme de beaucoup d’esprit (OC3, p. 257). Dans la tragédie, l’homme d’Église ne comprend pas que la croyance importe plus que la réalité.

 

L’IMPOSTEUR PRIS À SON PROPRE JEU

Cette maxime a une conséquence extraordinaire lors de la scène la plus longue de l’œuvre, celle qui met en présence l’imposteur et une belle Polonaise, personnage parfaitement authentique, que Dimitri épousera et dont il fera une tsarine à Moscou. Deux événements ponctuent ce long dialogue. On assiste d’abord à un invraisemblable aveu de Dimitri : il n’est pas ce qu’il prétend être ; il n’est qu’un moine défroqué. Les exégètes se sont inquiétés de cette compulsion de sincérité qui saisit tout à coup un joueur pourtant merveilleusement lucide et maître de lui ; on a évidemment mis en cause la force de l’amour qu’il éprouve pour la belle Marina. Il proclame lui-même cette raison. Faut-il l’en croire ?

Plus que ces investigations psychologiques douteuses importe un rapprochement inévitable avec les dernières scènes du Convive de pierre : Don Juan, reçu sous un faux nom par Dona Anna, lui révèle soudain qu’il est le meurtrier de son mari. On peut montrer sans peine que le mouvement des deux scènes est semblable : on retrouve des expressions analogues. D’abord l’imposteur déclare qu’il se sent dans une situation pénible ; à son interlocutrice, il dit : « Ne me tourmente pas (Не мучь меня). Don Juan, de son côté : « Ah ! ne torture plus mon cœur » (Не мучьте сердца/Мне. LM, p. 273). Puis il suggère la vérité sous la forme d’une hypothèse, d’une conditionnelle  qui peut se passer de principale : « Et si ce n’était point de naissance royale que l’aveugle destin avait prévue pour moi… » (когда б не царское рожденье/Назначила слепая мне судьба). Don Juan : « Si vous rencontriez ce Don Juan… » (если б Дон Гуана/Вы встретили ?).

Pour rétablir la situation, après cet aveu aventuré que Marina prend fort mal, l’imposteur usera de cynisme : il expliquera, comme le fera plus tard Gavrila Pouchkine, que les seigneurs polonais se servent de lui et se moquent de savoir s’il dit vrai ou non : si Marina révélait ce qu’il vient de lui confier, on s’empresserait de la faire taire.

Mais il a d’abord fait entendre un autre ton. Il a soudain déclaré :

« L’ombre d’Ivan a fait de moi son fils

M’a nommé Dimitri, m’a fait revivre,

En ma faveur a soulevé le peuple,

M’a désigné pour châtier Boris.

Je suis le fils des tsars. »

(BG, p. 129)

Тень Грозного меня усыновила,

 Димитрием из гроба нарекла,

Вокруг меня народы возмутила

И в жертву мне Бориса обрекла

Царевич я.

On dirait qu’il est lui-même, brutalement, inexplicablement, victime de ses propres mensonges. On dirait qu’une hallucination s’est emparée de lui. Second événement invraisemblable, après l’invraisemblance de l’aveu. Il n’est pas inintéressant de remarquer que la réplique du personnage est amenée par une question de son interlocutrice, qui lui demande pourquoi elle devrait le « croire » quand il jure n’avoir révélé son secret à personne d’autre qu’à elle. Le mot « croire » apparaît deux fois de suite. C’est le mot essentiel. L’auteur du mensonge se trouve pris à son propre piège ; il souscrit aux croyances qu’il se croyait maître de répandre. Et il ne paraît pas douter que ne soit réelle la scène fantastique qu’il invente : son intronisation par le spectre d’Ivan le Terrible.

Il ne serait pas impossible de dire que le personnage principal de Boris Godounov est un personnage qui n’existe pas, sinon par ce que les  hommes en disent : le tsarévitch. Le tsarévitch dont la vision obsède parfois Boris, sans que Pouchkine tire de ce détail les effets un peu mélodramatiques qu’a souhaités Moussorgski. Le tsarévitch que l’Innocent a intégré à cet ensemble de légendes et de poèmes qu’il ne cesse de ressasser. Le tsarévitch qui soudain s’empare réellement de l’imposteur alors qu’il a cru pouvoir jouer lucidement son rôle.

Le tsar le dit :

« Qui contre moi se lève ? Un nom, une ombre,

Qui veut me dépouiller de ma couronne ? » 

(BG, p. 110)

                                    Кто на меня? Пустое имя, тень

                                    Ужели тень сорвет с меня порфиру ?

 

 

 

LE FAUX DIMITRI ET LE FAUX PIERRE III

 

En vérité, Pouchkine en sait long sur les prestiges de l’imaginaire. Dix ans après son Boris Godounov, il s’offre le plaisir d’y revenir. À deux reprises, dans La Fille du capitaine, il est question de Grégoire Otrépiev. Pougatchov, cosaque rebelle, soulève les foules et fait trembler l’Empire ; il se fait passer pour le tsar Pierre III, dont chacun sait que son épouse Catherine II l’a fait assassiner. Pougatchov est l’un de ces imposteurs qui se parent des dépouilles d’un mort en déclarant qu’il vit toujours :

« Qui sait ? Cela pourrait réussir. Grichka Otrépiev a bien régné sur Moscou. »

                                                           (FC, chapitre XI, p. 141)

Как знать? Авось и удастся! Гришка Отрепьев ведь поцарствовал же над Москвою.

Cette petite phrase est, pour Pouchkine, l’occasion de raconter ce que sera la fin de la tragédie. Il fait dire en effet à l’interlocuteur de Pougatchov :

« Mais sais-tu comment il a fini ! On l’a jeté par une fenêtre, on l’a égorgé, brûlé, on en a chargé un canon et on a fait feu »                                   (Ibid.)  

А знаешь ты, чем он кончил? Его выбросили из окна, зарезали, сожгли, зарядили его пеплом пушку и выпалили!

Le cosaque connaît, semble-t-il, ce triste dénouement, et accepte fort bien que sa propre aventure se termine de manière aussi lamentable. Il vient de dire :

« Il est trop tard pour me repentir. Pour moi, il n’y aura pas de grâce. Je continuerai comme jai commencé. »   (Ibid.)

поздно мне каяться. Для меня не будет помилования. Буду продолжать как начал

On dirait qu’il est prisonnier d’un rôle, d’une figure mythique à laquelle il ne pourra échapper. Grégoire Otrépiev est à la fois l’image trompeuse d’un succès possible – et il est de fait que Pougatchov a réussi, pendant quelque temps, au-delà de toute espérance – et la promesse fatale d’une fin ignominieuse.

Le plus extraordinaire est sans doute que, dans ses conversations à cœur ouvert avec le narrateur, Pougatchov ne songe même pas à avouer qu’il est un imposteur : la chose est si évidente. La comparaison avec Grégoire Otrépiev, personnage devenu légendaire, lui vient naturellement. Il est absorbé par le rôle comme l’autre l’était par celui du tsarévitch.

Il est vrai que cette comparaison a été faite immédiatement, et à l’autre bout de l’Europe. Dans le travail érudit qu’il consacre à l’insurrection, l’Histoire de Pougatchov, publiée en 1834, Pouchkine cite une lettre de Voltaire à l’impératrice Catherine II :

« Nous ne sommes plus au temps des Demetrius, et telle pièce de théâtre qui réussissait il y a deux cents ans est sifflée aujourd’hui. »

(« Demetrius » est évidemment Dimitri).

On peut imaginer que Pouchkine a quelque plaisir, puisqu’il a lui-même écrit une « pièce de théâtre » sur le faux Dimitri, à voir Voltaire employer cette expression, mais dans un sens métaphorique.

Que Pougatchov soit un nouveau Grégoire Otrépiev, c’est ce dont nul ne doit douter. Mais on trouve, dans l’Histoire de Pougatchov, un détail qui ne manque pas de sel. À en croire Pouchkine, qui a réuni une importante documentation, interrogé des témoins, lu des mémoires en grand nombre, Pougatchov n’était qu’un pantin entre les mains des cosaques de l’Oural, depuis longtemps rebelles, et décidés, cette fois, à porter un grand coup :

 

« Ils décidèrent de fomenter une nouvelle révolte. L’imposture leur parut un moyen sûr de la déclencher. Il ne fallait pour cela qu’un aventurier assez hardi et résolu, et que le peuple ne connût pas encore. Leur choix tomba sur Pougatchov. Ils n’eurent pas de peine à le persuader. »

                        (Histoire de  Pougatchov. In Pouchkine. Œuvres. Gallimard, Bibl. de la Pléiade, p.35, trad de G. Aucouturier)

Они, вместо побега, положили быть новому мятежу. Самозванство показалось им надежною пружиною. Для сего нужен был только прошлец, дерзкий и решительный, еще неизвестный народу. Выбор их пал на Пугачева. Им нетрудно было его уговорить.

 

Il est curieux de voir Pouchkine attentif à ce détail : l’image du revenant flotte dans l’air avant même que quelqu’un s’en empare. Dans son roman, le poète a proposé le processus inverse : on rencontre d’abord un vagabond anonyme, qu’on retrouve plus loin affublé de la dignité impériale.